17 octobre 1930 : le témoignage d'un féministe de la première heure
En fait il s’agit du souvenir que je garde du récit plusieurs fois répété par un militant, mon père. Le personnage est, il est vrai, représentatif d’une époque et d’une génération d’avant-gardistes défendant des causes qui, depuis, ont connu leur heure de triomphe et qui, aujourd’hui, se trouvent en butte à des mises en question, voire à des répressions spectaculaires.
Abdelaziz Guellouz a été lancé dans le combat politique et intellectuel par le fameux Congrès eucharistique. Au printemps 1930 — date anniversaire du centenaire de la colonisation de l’Algérie et veille du cinquantenaire du protectorat sur la Tunisie —, l’Eglise crut bon d’associer son sort à celui de la puissance colonisatrice au point de considérer la Tunisie comme une terre chrétienne où elle pouvait, comme pour une première fois à Lille en 1881 puis dans d’autres métropoles catholiques, organiser une manifestation d’une envergure désormais mondiale: un Congrès eucharistique, c’est-à-dire « un rassemblement de clercs et de laïcs en vue de l’évangélisation par l’adoration de la Sainte Eucharistie », un des principaux dogmes de la foi catholique.
C’était la première fois que cette manifestation avait lieu en Afrique et cela se passait à Carthage où saint Louis est mort alors qu’il menait la huitième croisade. Les participants, qui pour ce qu’ils considéraient comme la neuvième croisade, étaient dûment costumés en croisés arborant pour blason l’image d’un guerrier chrétien trucidant, pour venger l’échec de la huitième croisade, un musulman. La provocation était évidente et l’atmosphère d’autant plus tendue que la puissance « protectrice » de la Tunisie avait obtenu du souverain régnant, Ahmed Bey, qu’il déléguât son Premier ministre à la cérémonie d’ouverture.
La réaction des jeunes tunisiens et plus précisément des élèves des établissements secondaires — Zitouna, Sadiki mais aussi lycée Carnot ou collège Alaoui, et tous les autres collèges du pays — fut immédiate. Cela donna lieu à de vastes manifestations. L’administration repéra et interpella les meneurs. Certains d’entre eux firent amende honorable, d’autres refusèrent. Il me souvient de la photo d’un groupe des huit derniers irréductibles, dont Abdelaziz Mehiri et Abdelaziz Guellouz, qui fut alors exclu de Sadiki, quelques semaines avant la date des épreuves du diplôme de fin d’études. Cela voulait dire en l’occurrence la privation de tous les avantages que procurait la qualité de «gratuit», c’est-à-dire, outre le vivre et le couvert, l’habillement. Notre résistant me racontait qu’il garda cependant la djebba blanche de son uniforme. Il alla se présenter immédiatement aux cours de préparation au Diplôme supérieur d’arabe qui étaient donnés dans les locaux de la bibliothèque Attarine.
Quelques semaines plus tard, il passa avec succès les épreuves de cet examen qui ouvrait l’accès à l’ensemble des concours administratifs. Tout prouve que cette revanche rapide et spectaculaire sur les autorités lui fit prendre conscience de ses capacités. Il pensa d’abord se consacrer au journalisme. Il s’intégra à l’équipe de la revue El ’Alam al Adabi , où notamment, en avril 1932, dans le numéro consacré à Ibn Khaldoun, ses collègues le congratulèrent de la naissance de son fils Azzedine. Un journaliste chevronné l’ayant averti qu’il ne fallait pas espérer vivre de sa plume, il devait par la suite, tout en maintenant cette activité, entreprendre de se présenter à tous les concours administratifs ouverts aux jeunes gens de son niveau. Je me souviens d’en avoir compté un par an, auquel il était reçu soit seul soit tête de liste jusqu’en 1938, date à laquelle, avec l’encouragement du Néo-Destour, qui avait obtenu du Front populaire que l’accession au corps caïdal relève désormais de ce mode de recrutement, il fut candidat — heureux — au concours de khalifas.
Mais, de 1931 à 1936, date à laquelle la revue disparut, ce défenseur de l’identité arabo-musulmane de son pays militait en même temps en faveur de Tahar Haddad, dont il soutenait toutes les thèses, aussi bien celles qui concernaient la lutte syndicale que celles qui firent de lui le porte-drapeau du féminisme. Mieux, contrairement à ceux qui, à l’instar de Bourguiba, considéraient à l’époque, que la mise en question des structures sociales de la Tunisie constituait un danger pour le succès des revendications politiques, il établissait un rapport nécessaire entre nationalisme et féminisme. Il caressait même, avec ses camarades de combat, le rêve de fonder un parti dont le programme reposerait sur la mise à neuf — tajdid — de… tout ; ambition dont la Grande Mosquée mesura la portée subversive puisqu’elle finit par «excommunier» et réduire à la misère celui qui en était l’inspirateur.
Comme on le sait, c’est le féminisme de Tahar Haddad qui lui valut de se voir menacé de privation par la Zitouna de ses titres universitaires. C’est contre cette menace que le groupe de jeunes intellectuels auquel appartenait Abdelaziz Guellouz, évalué selon les sources à quatre vingt deux ou à plus de cent personnes, se mobilisa. Outre les articles publiés dans El ’Alem al Adabi, ces haddadistes déterminés organisèrent un « congrès » qui leur permit de se compter. Lorsqu’il évoquait ces batailles, mon père insistait sur leur souci de faire de cette manifestation de soutien à Tahar Haddad une « fête de la femme ». Ce que je tiens de lui, et de lui seul, c’est que le désir des militants féministes de donner à cette manifestation le caractère d’une véritable valorisation de la femme eut du mal à se concrétiser. Ils voulaient notamment que la présidence de cette rencontre fût assurée par une femme. Or même leurs camarades militantes se défaussèrent. Ils décidèrent donc de confier ce rôle à une petite fille au seuil de l’adolescence.
C’est ainsi qu’était sauvegardée la dimension féminine d’une manifestation que l’on voulait féministe. Et, me racontait mon père, les intervenants de demander la parole à «Madame la Présidente», quitte à ce que des adjoints, mâles et adultes, se chargent des besognes de fonctionnement de la séance.
Ainsi allaient les choses en ces temps où les féministes militants ne pouvaient compter sur des militantes féministes. Mais, maintenant que nous avons obtenu de ne plus avoir à distinguer dans aucun combat entre militants et militantes, le temps est venu de célébrer, fût-ce d’une manière discrète, cet événement fondateur et ceux qui en furent les artisans. Sans distinction de genre.
Azzedine Guellouze