Gilles Kepel: Journal de Libye
Mardi 1er novembre 2011
L’aéroport de Tripoli Mitiga est fermé : autrefois destiné aux seuls vols intérieurs et aux avions des hiérarques du pouvoir déchu, il fait fonction d’aéroport international tant que les pistes de celui-ci, endommagées par les mines qu’ont larguées les avions de l’OTAN durant la frappe contre Kadhafi, n’ont pas été réparées. Mais c’est l’un des champs de bataille entre les milices qui se disputent la capitale depuis la chute de l’ancien régime, et, la semaine passée, un avion de Tunisair a été bloqué sur le tarmac par des hommes armés ;depuis lors,les liaisons aériennes sont suspendues. Pour rejoindre la Libye depuis Tunis, j’ai donc opté pour un vol intérieur vers Djerba, d’où une voiture me conduira à la frontière de Ras Jdir ; là, un chauffeur libyen que m’a dégotté notre ambassade à Tripoli prendra le relais. Il m’a fallu une bonne journée pour monter tout ce scénario, et d’abord trouver un piston qui m’assure une place dans l’avion de l’aube pour Djerba ; peine perdue, à l’aéroport le billet avait été « annulé », et ce n’est qu’en faisant valoir au chef d’escale mon entretien quelques jours auparavant avec Hamadi Jebali, futur Premier ministre,qu’une place m’est finalement proposée. Les hiérarchies ont entériné le nouveau pouvoir d’Ennahda et se mettent à le servir avec le même empressement que celui de Ben Ali, selon de semblables modalités. Nous étions nombreux à nous retrouver sans billet malgré nos réservations, et le comptoir d’embarquement a résonné de violentes altercations entre passagers indignés et employés. Toutes les disputes suivaient le même schéma : après quelques cris en dialecte, le passager frustré passait au français pour défendre ses droits bafoués – comme si le registre sémantique de cette langue garantissait un meilleur accès à la justice et à l’équité que le parler tunisien, vecteur ici des blocages, des bakchichs et des passe-droits. Et c’est en français également que les employés tançaient in fine les passagers, leur reprochant leurs cris et leur comportement indignes d’un pays civilisé.
L’aéroport de Djerba, Mecque du tourisme de masse : d’ordinaire, il est traversé de hordes venues d’Europe bardées de shorts aux teintes vives et de tee-shirts à larges rayures, casquées de bobs bariolés et lourdement armées de caméscopes, débarquées par charters des Midlands, de Rhénanie, de Lombardie ou de Picardie,tels les vols de gerfauts d’un José Maria de Heredia qui serait revenu sur terre à l’ère de la division internationale du travail et des congés payés.L’aérogare est déserte, les tour-opérateurs ont vu grimper trop haut les primes d’assurance. Seules quelques femmes djerbiennes, vêtues du costume berbère traditionnel et coiffées du chapeau de paille que l’on porte dans l’île, attendent, sagement assises, l’arrivée d’un proche par l’avion de Paris, qui apportera peut-être les euros nécessaires à l’achèvement de la maison de parpaings ou à l’achat de quelques arpents de palmiers ou d’oliviers,pauvre alternative à l’effondrement des revenus touristiques depuis la révolution. Il a, un temps, été compensé à la marge par l’installation des réfugiés libyens dans les complexes hôteliers vides pendant le plus dur des combats, ces dernières semaines, avant la chute de Kadhafi. Je fais le plein de cash dans les distributeurs automatiques de billets, allant de l’un à l’autre pour cumuler les plafonds autorisés : en Libye, on n’accepte pas de carte de paiement,les banques ne fonctionnent plus, et les prix sont exorbitants dans ce pays délabré mais richissime de sa rente pétrolière. Le chauffeur me conseille de changer en dinars libyens dans la dernière ville tunisienne, Ben Gardane, où les taux sont moins désavantageux que de l’autre côté : il y a là, bien sûr, un « cousin » dont il se porte garant qu’il ne me volera pas. La voiture traverse les palmeraies aux touffes d’arbres épars, passant la bifurcation pour la synagogue de la Ghriba, l’une des plus anciennes du monde, célèbre lieu de pèlerinage juif jusqu’à ce qu’un attentat-suicide commandité par Al-Qaïda à un Franco-Tunisien natif de Ben Gardane, en avril 2002, y sème la désolation. Depuis lors, les sépharades chassés de Tunisie vers Belleville ou Sarcelles par le nationalisme arabe ou attirés en Terre sainte par l’idéologie sioniste hésitent à revenir.
C’est toujours le tracé de la chaussée romaine que l’on emprunte depuis deux millénaires pour quitter l’île aux Sables d’or où Flaubert fit naître Mathô, et rejoindre le continent à travers les hauts-fonds de la lagune. Sur la terre ferme, les femmes ne s’habillent plus du costume berbère et du chapeau de paille, elles sont vêtues des longues robes en tissu synthétique fabriquées en Chine pour le marché musulman conservateur globalisé, ou portent un pantalon noir qui galbe ici ou là quelque fessier protubérant–contrairement à Tunis, presque toutes sont voilées dans cette région pauvre qui vit de la Libye et des effets induits de son pétrole, mais a été durement frappée par la guerre des derniers mois et l’arrêt des activités économiques. Les hommes arborent immanquablement un blouson de cuir noir, en cet automne pluvieux, qui contribue à la sinistrose ambiante. Les stations-service sont vides : partout sur le bord de la route, des adolescents hâves vendent de l’essence en bouteille importée en contrebande de Libye, à la moitié du coût légal, m’explique le chauffeur – qui ne se fournit que chez un autre « cousin » de confiance, car l’essence en bouteilles du bord des routes est souvent coupée avec de l’eau ou de l’urine et casse les moteurs.
Un gigantesque embouteillage annonce l’approche de Ben Gardane,dernière agglomération tunisienne. La route droite construite par les ingénieurs des Ponts et Chaussées du protectorat, sur les traces des voies romaine, numide, byzantine, et qui vit déferler l’invasion hilalienne venue de la péninsule Arabique, islamisant les berbères locaux à l’exception de ceux qui avaient embrassé le judaïsme et arabisant la plupart de gré ou de force,se courbe soudain en méandres qui ralentissent, voire bloquent la circulation.En l’absence de la police, discréditée par son assimilation au régime de Ben Ali, les boutiquiers du marché noir libyen ont poussé leurs étals sur la chaussée, contraignant les voitures à serpenter entre eux et à rouler au pas. On passe entre des montagnes de pneus tout juste arrivés d’Asie, des lais de tissu empilés aux couleurs criardes, des débauches de paquets de couches-culottes et autres petits pots pour bébés – et les inévitables bouteilles d’essence. Je me fais la remarque qu’une explosion dans ce fatras provoquerait un gigantesque incendie et des centaines de morts. Partout des jeunes déguenillés agitent d’épaisses liasses de billets libyens comme s’ils s’en éventaient, d’un air las, le regard vide. Le chauffeur me met en garde contre leurs ruses – dissimuler des faux billets au milieu des vrais à la faveur d’un échange hâtif, le b.a.-ba de l’arnaque. Cela valorise d’autant le « cousin» de confiance qui me fait le change à la fenêtre de la voiture, prévenu par un appel téléphonique : pour ma tranquillité d’esprit, et en remerciement du taux étudié qu’il me consent, je laisse au chauffeur, lequel me réclame opportunément le prix de la course à ce moment, un bakchich substantiel, qui doit correspondre au bénéfice que je suis censé avoir fait – voire le dépasse.
Me voici en possession d’un monceau de billets de banque libyens, ornés du portrait de Kadhafi, désormais désuet. Sur l’un d’entre eux, le visage du « Guide » déchu a été barbouillé de trois traits d’une peinture épaisse aux couleurs du nouveau drapeau vert, noir et rouge, l’ancienne oriflamme de l’indépendance après la fin de la colonisation italienne. Le despote y avait substitué sa propre bannière, verte comme l’islam, fétichisant cette couleur : la place centrale de Tripoli avait été renommée « place Verte » et le mobilier urbain, les administrations, les halls des hôtels pour étrangers et tout ce sur quoi l’État étendait ses tentacules peinturluré de verdâtre –devenu pisseux avec les ans et conférant un halo glauque à toute atmosphère officielle. Sur le verso des billets, l’ancien dictateur, capturé, lynché et sommairement abattu il y a quinze jours avant que son cadavre à moitié nu ne soit exhibé sur You Tube et autres sites de partage de vidéos, est représenté dans ses œuvres et ses pompes,entouré de chefs d’État du continent africain, qu’il percevait comme sa première aire d’influence, après les divorces acrimonieux qui suivirent ses innombrables mariages manqués avec la Tunisie, l’Égypte, et d’autres pays arabes.Le billet de dix dinarsle montre au milieu de dirigeants noirs posant en boubou ou en costume-cravate, flanqué de Ben Ali et de Moubarak, qui l’ont tout juste précédé dans la chute, mais ont sauvé leur peau.
Nous quittons Ben Gardane pour le poste frontière de Ras Jdir : la route redevient rectiligne, à gauche la mer, le rivage de la Petite Syrte, à droite des camps de réfugiés, tentes blanches alignées à perte de vue, ceints de barbelés. À l’entrée de l’un d’entre eux, je distingue l’enseigne en arabe du Secours islamique, que je viens de quitter quelques semaines plus tôt en Seine-Saint-Denis.Sont parqués là par milliers les Noirs des pays voisins, du Mali au Nigeria,que Kadhafi avait fait venir pour exercer les emplois subalternes dédaignés des Libyens gâtés par la rente pétrolière, et aussi pour servir dans son armée et sa milice. Dès les premiers temps de l’insurrection,les Noirs ont été tout uniment désignés par les révolutionnaires comme « mercenaires» – le terme arabe, mourtaziqa, stigmatisant du coup tous les individus, hommes et femmes, à la peau noire, pourchassés, mutilés, violés, abattus sommairement car soupçonnés d’être les agents de l’ancien régime.
Certains de ces Noirs étaient des ressortissants libyens, descendants d’esclaves, et Kadhafi les avait choyés pour qu’ils surveillent leurs anciens maîtres appartenant à des tribus dangereuses pour son pouvoir absolu, pétro-dictature empreinte de verbiage socialiste et nomméepar le «Guide» d’un terme arabe inventé pour l’occasion,jamahiriya, « massocratie ». La chute du tyran a ouvert la voie, sous le vernis démocratique, à une revanche des Libyens à peau claire contre des anciens inférieurs du système tribal à peau d’ébène, dont le despote avait promu certains en bouleversant à son profit la hiérarchie traditionnelle des races.Ceux qui étaient étrangers ont fui les persécutions vers leur pays d’origine quand ils sont parvenus à traverser l’immense désert du Sud, beaucoup d’entre eux jonchant les sables de leur cadavre déshydraté ;les autres ont rejoint les flots de réfugiés qui passaient la frontière tunisienne. Mais quand les fuyards ressortissants d’Europe, de la plupart des pays arabes et même de Chine étaient rapatriés dans des avions ou des bateaux nolisésà cette fin par leurs États, les Africains furent abandonnés à leur sort. Ils sont les seuls à demeurer là, dans ces immenses camps de toile, incapables de rentrer chez eux où ne les attend que la misère, incertains quant à leur retour en Libye où ils seraient à la merci des vengeances. Ils guettent un rafiot bondé pour partir clandestinement en Italie ou à Malte, au risque de périr dans les flots et de servir de pitance aux poissons, mais ils sont trop désargentés pour payer les passeurs et concurrencés par les Tunisiens qui ont réuni les dernières économies familiales afin d’acheter, chèrement,une place pour Lampedusa.
À Ben Gardane : les marchandises ; dans le camp de toile de Choucha : les esclaves ou leurs descendants. Les grands flux du commerce mondialisé post-moderne, émancipés de la loi et du droit grâce à la guerre, aux révolutions et au jihad, se sont réinscrits avec brutalité dans les trajets ancestraux de la traite négrière musulmane et de ses caravanes dont les chameaux traversaient au temps jadis le Sahara comme le font aujourd’hui les pick-ups d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, escortant les cargaisons de cocaïne sud-américaine vers leurs destinations européennes à travers les pistes du Sahel.
Passé le poste de contrôle tunisien, où personne ne contrôle grand-chose, on arrive aux bâtiments libyens. On y distingue encore, défigurés par les constructions adventives récentes, les vestiges d’immeubles dont Mussolini aimait à garnir les frontières de son imperio pour clamer, face à la superbe de la France et ses colonies, la modernité de l’architecture futuriste de l’erafascista – on se croirait à Menton, frontière du pont Saint-Louis.Mais plus frappants encore que ces souvenirs d’autres violences et d’autres oppressions affleurant dans le présent tourmenté sont les inscriptions et les drapeaux dont on a barbouillé les murs. Les insignes de la « Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste » ont été partout martelés. Dans ce pays qui avait déifié la langue arabe, au point d’interdire toute autre écriture dans l’espace public, sur les panneaux de signalisation routière ou les devantures des magasins – au sommet de son délire,Kadhafi exigeait même que les passeports des étrangers fussent intégralement traduits en arabe pour y apposer un visa d’entrée libyen –les premières inscriptions que je vois (sans savoir les déchiffrer) sont rédigées en tifinagh, l’alphabet réinventé par les militants de la communauté imaginaire berbère au moment d’en fonder le nationalisme, dans les années 1960. Il évoque l’alphabet phénicien – et a été recomposé à partir des anciennes inscriptions touarègues préservées par le climat sec du désert et l’éloignement des prédations arabes, à l’abri des sables.Très peu d’Imazighen – les «hommes libres », comme se nomment dans leur langue les Berbères – sont capables d’en lire les glyphes, mais leur affichage a valeur de revendication culturelle, surtout dans la Libye au sortir de l’arabisme exclusif du despote déchu, et tandis que chaque communauté cherche sa place dans le nouvel espace qui s’élabore à l’ombre des milices armées des « révolutionnaires ».Je suis surpris par cette force de l’affirmation berbère dès l’instant que s’affichent les premières marques de l’emprise de l’État libyen post-kadhafiste sur son territoire. Je n’avais de sa présence en Libye qu’une vague idée, la situant dans les oasis du désert oriental proche de l’Égypte – où Siwa est le dernier peuplement berbère vers l’Orient – et dans les hauteurs du djebel Nefoussa, la chaîne de montagne qui court parallèlement à la côte, à une centaine de kilomètres au Sud, entre la frontière tunisienne et Tripoli. C’était méconnaître le rôle des milices des Imazighen dans la prise de Tripoli, surtout celles de la ville côtière de Zouara – où le chauffeur libyen, un membre de la tribu arabe al-Bousseifi, qui m’a récupéré à la frontière, m’emmène déjeuner d’autant plus volontiers que sa tribu est traditionnellement alliée aux clans berbères du djebel contre les velléités dominatrices de la tribu montagnarde arabe de Zinten.
Nous arrivons à Tripoli en milieu d’après-midi. La résistance des forces de Kadhafi a été faible face à l’offensive fulgurante des révolutionnaires, armés initialement par des cargaisons livrées dans la montagne sur des pistes d’atterrissage de fortune où se posaient des petits avions français, avant que ne soient mis au pillage les arsenaux immenses où l’ancien régime avait accumulé les armements et munitions qu’il achetait dans le monde entier, avec une prédilection pour l’ancien bloc soviétique. Quelques immeubles calcinés à des carrefours témoignent de la violence des chocs, et surtout, de-ci, de-là, des bâtiments singularisés sont ratatinés ou réduits à un monceau de gravats d’où émergent les poutrelles de béton, alors que les maisons voisines sont intactes.«Darbat Nitou !» (Une frappe de l’OTAN) me signale à chaque occurrence le chauffeur avec admiration, pointant ici un siège de la police, là des services de renseignements, là encore la demeure d’un responsable de l’ancien régime… Il est impressionné par la précision et l’efficacité des frappes qui n’ont touché que leurs cibles sans dommages pour la population civile.
Cette « guerre chirurgicale » post-moderne donne à Tripoli, qui sort pourtant d’un siège et de mois de bombardements, une allure de quasi-normalité. Rien à voir avec les quartiers entiers ravagés du Beyrouth des années 1970-1980, où les affrontements entre milices des différentes confessions et idéologies n’avaient laissé aucune pierre debout dans les zones de combat, autour de la trop bien-nommée « place des Canons » du centre-ville.Au Liban encore, après la « guerre des 33 jours » de l’été 2006 : je me rappelle avoir vu comment les frappes de l’aviation israélienne détruisaient une pièce dans un immeuble, noircissant une seule fenêtre, ou une voiture dont le cadavre de métal tordu et calciné gisait sur un bas-côté, ciblant avec précision leur tir, dans le sud du pays où le Hezbollah était retranché. Par contraste, dans le Nord, au camp palestinien de Nahr Al-Bared, pilonné par les canons antédiluviens de l’armée libanaise pour tenter d’en chasser les jihadistes du mouvement Fath al-islam à l’été 2007, j’avais observé que tout était détruit à la ronde par les salves maladroites de l’artillerie.
Aux carrefours, des gamins, pot de peinture noire et pinceau à la main, viennent maculer le mot jamahiriya sur la plaque d’immatriculation d’un véhicule à l’arrêt, sans guère demander au chauffeur son avis ; il leur donne quelques piécettes, effaçant au passage et à bon compte une compromission éventuelle avec l’ancien régime – surtout à Tripoli où une partie de la population ne s’est découverte opposante qu’aux lendemains de la libération de la ville par les révolutionnaires descendus de la montagne : les dizaines de milliers de supporteurs du Guide, qui se pressaient sur la place Verte pour clamer sa louange jusqu’aux derniers moments,n’ont pas disparu comme par enchantement du jour au lendemain.En caviardant cet hapax du numéro minéralogique, les enfants épurent la langue arabe et apurent les comptes de la collaboration avec la jamahiriyya, expurgeant le vocabulaire et proclamant la victoire de la révolution d’un même geste ludique et lucratif.
Je rejoins au stade de Tripoli la tribune officielle où se pressent diplomates et personnalités issues de la révolution : celle-ci étant grande dévoreuse de ses enfants, les rapports de force entre milices rivales bougent sans cesse. Tel qui soudain paraît prééminent dans le paysage politique en disparaît sans prévenir quelques semaines plus tard – à lasuite d’un chamboulement de ces équilibres précaires entre les groupes armés qui contrôlent telle bourgade, tel axe routier, et surtout tel champ d’hydrocarbures. À la parade sur le sable, qui célèbre la mort de Kadhafi et rend hommage aux révolutionnaires qui en ont débarrassé le pays, défilent des tawars à l’armement et à la vêture hétéroclites, certains sur des Toyota où l’on a monté une mitrailleuse, d’autres à cheval qui s’élancent dans une fantasia en déchargeant vers le ciel leur kalachnikov, d’autres à pied qui s’essaient sans grand succès à marcher au pas cadencé, présentant les armes.
Je remarque dans les rangs de ces fantassins beaucoup de jihadistes à la barbe plus longue que le poing, le crâne et la moustache rasée – selon les recommandations du Prophète. Ce sont les anciens du Groupe islamique combattant libyen (GICL), un mouvement islamiste armé, formé au milieu des années 1990 dans les montagnes de Cyrénaïque, et pourchassé sans merci par Kadhafi qui fit exécuter beaucoup de ses membres dans la prison d’Abou Slim, en banlieue de Tripoli, lors d’un massacre où périrent plus de 1 200 détenus, fin juin 1996. Les rescapés ont poursuivi le jihad en Afghanistan, et plusieurs ont rejoint la hiérarchie d’Al-Qaïda, où les Libyens étaient surreprésentés.
Après le 11 Septembre, on en retrouva bon nombre à Guantanamo. Leur chef, Abdelhakim Belhadj, fut intercepté à Kuala Lumpur, récupéré par les services spéciaux britanniques, puis remis à Kadhafi – redevenu fréquentable après les attentats de New York et de Washington, quand tout était bon pour contrer le péril d’Al-Qaïda, y compris un chef d’État autrefois tenu pour terroriste, mais prêt à accorder des contrats aux compagnies pétrolières occidentales pour se réinsérer dans le concert des nations civilisées. Belhadj accepta de négocier avec le régime et recouvra sa liberté, assouplissant son radicalisme au profit d’un islamisme plus « modéré » qui avait les faveurs du Qatar. En avril 2011, quand la révolte contre Kadhafi avait embrasé la Cyrénaïque et l’OTAN commencé ses frappes aériennes, les divers courants de l’islamisme libyen se réunirent à Istanbul sous les auspices de l’émirat gazier, sponsor de l’islamisme « centriste » dont le célèbre téléprédicateur égyptien de la chaîne qatarie al-Jazeera, Youssef Al-Qardawi, est le chantre. La réunion d’Istanbul préparait la relève politique en Libye en créant un parti politique rassemblant Frères musulmans et anciens jihadistes assagis dont Belhadj était le parangon et le bras séculier. Mais ce parti, taraudé par les conflits de personnes, de chapelles et de tribus, éclata en plusieurs courants rivaux, fragmentant la scène de l’islamisme libyen. Belhadj se retrouva de la sorte disponible, avec ses hommes qui constituaient une milice soudée par l’idéologie islamiste, en condottiere au service de tout politicien,proche de son obédience, désireux de conquérir le pouvoir et de favoriser les intérêts du Qatar. C’est ainsi que Moustafa Abdel Jalil – dont je distingue le crâne dégarni et le front marqué par la zebiba (la tavelure brune causée par la quintuple prosternation quotidienne du pieux musulman), au sortir d’une command car en contrebas de la tribune officielle – s’est attaché ses services. Ce ministre de la Justice de Kadhafi, qui avait signé l’ordre d’exécution des infirmières bulgares et du médecin palestinien accusés d’avoir transmis le sida à des enfants libyens avant que ceux-ci ne fussent relâchés en 2007 grâce à une médiation franco-qatarie, a rompu avec l’ancien régime pour devenir l’une des principales figures de l’opposition au dictateur qu’il avait servi. Originaire de Cyrénaïque, la partie orientale du pays dont Benghazi est la métropole, il lui fallait s’appuyer sur une milice armée dès lors que le Conseil national de transition s’installait à Tripoli après la prise de la ville à la fin août par les révolutionnaires issus des tribus de l’Ouest, qui considéraient Abdel Jalil avec quelque suspicion. À peine arrivé dans la capitale, il a donné des cautions à la rhétorique islamiste, promettant l’application immédiate de la charia et le rétablissement de la polygamie interdite par Kadhafi, à la consternation des Occidentaux qui avaient, en dépêchant leurs bombardiers, assuré la défaite militaire de l’ancien régime et espéré favoriser l’émergence d’une démocratie libérale. Mais Abdel Jalil, qui a fait de Belhadj le gouverneur militaire de Tripoli, s’affronte à la puissante milice de Zinten, qui estime ne rien lui devoir céder,établissant graduellement son emprise sur la capitale. Sur le sable du stade, ses automitrailleuses prises à l’armée du régime déchu, couvertes de graffitis à la gloire des « révolutionnaires de la montagne », défilent derrière les fantassins jihadistes et les tiennent à l’œil, prêtes à en découdre.
En allant déposer mes bagages à l’hôtel Corinthia, je remarque de beaux étals de poisson, et le chauffeur me précise qu’ils sont importés, que l’on ne consomme pas de pêche locale à Tripoli. Constatant ma surprise, il répond que l’ancien régime faisait précipiter en mer les prisonniers d’opinion menottés depuis les hélicoptères, et que personne ne veut manger de poissons nourris de chair humaine. Cette histoire me rappelle ce que l’on racontait durant la guerre d’Algérie sur les « crevettes Bigeard » géantes, que l’on prétendait repues des cadavres de prisonniers du FLN jetés à l’eau par les paras après être passés à la gégène, ou, plus récemment, des perches du Nil gigantesques du lac Victoria,gavées des noyés des ethnocides africains survenus sur ses berges. Mythe ou réalité, cet imaginaire d’un despotisme qui a pénétré jusque dans la chaîne alimentaire, finit sur l’assiette où il contraint ses sujets à une sorte de cannibalisme par la terreur pousse l’abjection au paroxysme. Kadhafi saturait l’espace social: il était le meilleur en tous les domaines, meilleur soldat, poète, ingénieur, cuisinier, homme de science, chasseur et, bien sûr, dirigeant.
Quelque Libyen qui excellait dans son domaine et en aurait tiré gloire devenait rival et danger potentiel pour ce mégalomane paranoïaque,et donc susceptible d’être enlevé et exécuté. Même Saddam Hussein, tout criminel génocidaire qu’il fût, avait laissé subsister, pour se targuer d’être un mécène des lettres et des arts arabes, des écrivains et des peintres en Irak, qui négociaient un espace de compromis toujours plus réduit. En Libye, rien de pareil. D’une unique visite dans le pays sous la dictature en 2003, je garde le souvenir d’interlocuteurs tétanisés ou veules, d’une tabula rasa de toute vie de l’esprit, et je n’avais plus mis les pieds dans ce qui m’était apparu comme le pire des régimes arabes –un concours où les compétiteurs ne manquaient pourtant pas.Je m’étonne que parmi les nombreux slogans que l’on lit sur les murs, moquant Kadhafi croqué avec ses frisettes (il était surnommé Bou Chafchoufa– « le Frisotté »), aucun ne reprenne celui qui s’étalait partout au Caire et à Tunis, et qu’a popularisé al-Jazeera : « Le peuple veut la chute du Nizam»– le terme arabe signifie le « régime » mais évoque aussi l’« ordre ». On me rétorque : « Si au moins il y avait eu un Nizam [de l’ordre] ! Il n’y avait que Chafchoufa[des frisettes, i.e. Kadhafi]. » En Égypte existait un ordre multiséculaire, voire millénaire si l’on remonte aux pharaons, corrompu car accaparé par les militaires, mais qui survit tant bien que mal et que s’efforcent de redresser les révolutionnaires.En Tunisie, une bourgeoisie commerçante liée à la bureaucratie d’État, qu’a modernisée Bourguiba, a digéré, avec moult compromis, le règne de Ben Ali et maintient les grands équilibres, cooptant les islamistes d’Ennahda qui ont remporté les élections d’octobre 2011. En Libye, quarante-deux ans de Kadhafi ont détruit les embryons d’État qu’avait édifiés la monarchie sénoussie à grand-peine sur le champ de ruines légué par la colonisation fasciste. La« massocratie » – la Jamahiriyya – était une machine à dissoudre toute émergence d’un peuple souverain et à l’atomiser en des « masses » enthousiastes et irréfléchies dont seul le Guide exprimait la volonté, et qui, dans la réalité, manipulait les unes contre les autres des tribus assurant la cohésion sociale minimale, dans un pays où tout repère avait été effacé, à l’exception du dictateur à l’image et aux aphorismes tirés du Livre vert omniprésents sur murs, calicots, bannières, ainsi que dans tous les lieux publics.
Comme tous les totalitarismes, gourmands de salmigondis idéologique, celui-ci avait altéré le langage en le farcissant de termes qui accompagnaient son emprise sur les esprits (et interdit les langues étrangères, vecteurs de liberté, au prétexte d’anti-impérialisme et de nationalisme arabe exacerbé), mais également le calendrier. Le comput kadhafiste commençait à la date du décès du prophète Mohammed en 632 (et non avec l’hégire du Prophète de La Mecque à Médine, dix ans plus tôt), et comportait des années solaires, alors que le calendrier hégirien est lunaire. Par ce coup de force, le Guide se prévalait d’être le meilleur, voire l’unique, interprète de l’islam – contre l’ensemble de la tradition exégétique, dont les imams furent emprisonnés, exécutés ou exilés s’ils bronchaient. C’était aussi l’opportunité de vilipender la monarchie qu’il avait renversée, issue d’une confrérie religieuse et dont la légitimité islamique était du même coup révoquée. Mais il était difficile d’extirper la religion du cœur du peuple, et elle constitua un refuge intime transmis par les familles : avant même que les mouvements islamistes ne capitalisent, là comme ailleurs, le mécontentement social et les frustrations politiques dans les dernières décennies du XXe siècle, l’imprégnation piétiste a laissé des traces plus profondes encore que dans la péninsule Arabique, où les machineries d’État encouragent sans cesse à l’accomplissement des dévotions quotidiennes. En Libye, sans aucune contrainte, la plupart de mes interlocuteurs prient dès qu’ils en ont l’opportunité, avant le repas, au terme d’un rendez-vous ou pendant celui-ci. Il en va de même de la langue arabe : par-delà la dictature grammaticale du Guide, son pourchas délirant des idiomes étrangers, de l’amazigh ou des dialectes, la civilisation arabe dans l’épaisseur historique de sa littérature a servi de refuge face aux slogans superficiels destinés à mobiliser les masses abêties. Dans ce pays où le système éducatif a été ravagé, des personnes modestes s’expriment avec élégance, citent la poésie classique et témoignent d’une connaissance du patrimoine littéraire à faire pâlir les ressortissants d’autres États arabes bien mieux dotés en institutions culturelles.
L’hôtel Corinthia est l’un des rares hôtels sûrs de la capitale incertaine,palace contemporain construit sous l’influence de Seif al-Islam, le fils du Guide chargé de moderniser l’image du régime après le 11 Septembre et de favoriser la signature de grands contrats en réinstallant les hydrocarbures libyens dans le marché mondial. Il avait beaucoup séduit à l’étranger, particulièrement au Royaume-Uni durant les années Blair, et laissé échapper un peu de pression sur place – qu’avaient immédiatement mis à profit les activistes des droits de l’homme pour incriminer courageusement les exactions du pouvoir, en particulier le massacre de la prison d’Abou Slim en 1996, ce qui devait déclencher la révolte décisive de Benghazi en février 2011. Tocqueville notait en son temps que les mauvais régimes signaient leur arrêt de mort lorsqu’ils tentaient de se réformer. Il en est sans doute allé ainsi de la Libye, où les réformes de Seif al-Islam, tout en atténuant l’atrocité de la répression et en permettant à l’opposition d’émerger, ont accru le ressenti des disparités sociales. Les beaux immeubles, les hôtels de luxe que pouvait s’offrir cet État pétrolier n’ont profité qu’aux étroites élites liées au pouvoir, accroissant la frustration de tous les laissés-pour-compte qui s’estimaient en droit de toucher eux aussi les dividendes de la rente pétrolière dans ce pays peu peuplé, à la manière des pétromonarchies de la péninsule Arabique aux infrastructures rutilantes, alors que la voirie et le tissu urbain libyen sont pitoyables et que l’ensemble du pays est dans un état de déréliction saisissant – sans parler des ravages de la guerre de libération elle-même.
Paradoxalement, la société libyenne a connu, sous les quatre décennies de Kadhadi, une modernisation accélérée: la population s’est urbanisée aux trois quarts, et le taux d’enfants par femme est passé de plus de sept à un peu plus de deux. Cela a fait naître des demandes sociales nouvelles auxquelles le despote, qui gouvernait de manière archaïque, ne savait plus répondre :il consacrait sa fortune pétrolière à financer le terrorisme international et de coûteuses aventures militaires africaines, tentant d’acquérir par ses pétrodollars la suprématie sur le continent noir, et laissant son pays exsangue. C’est aux aspirations consuméristes de cette nouvelle jeunesse urbanisée que Seif al-Islam avait été chargé d’adresser son message – à l’image d’un Gamal Moubarak ou d’un Bachar El-Assad. Des projets immobiliers de ce « réformiste » il reste, autour du Corinthia, sur le front de mer aux côtés de la vieille médina décrépie enserrée dans ses murailles et habitée de squatters africains dans l’attente d’un rafiot pour l’Europe, une forêt de gratte-ciel inachevés. La chute de Kadhafi a arrêté les grues et les chantiers, dont les palissades servent de support aux tags des révolutionnaires qui ont libéré Tripoli.
J’avais découvert le Corinthia quelques semaines plus tôt, quand Tripoli venait de tomber mais que Kadhafi restait introuvable, à l’occasion d’un voyage aller-retour d’une journée pour des entrepreneurs français, auquel m’avait aimablement convié le ministre français du Commerce extérieur de l’époque. Tandis que nous étions rassemblés dans un salon, l’un des ministres libyens appartenant au gouvernement provisoire d’alors – fruit d’arrangements hâtifs entre des vainqueurs peu assurés, redoutant attentats, complots et manigances d’un fugitif auquel ils prêtaient des vertus démoniaques – nous fit le récit de sa journée du 19 mars 2011, connue en Libye comme darbet Sarcou («la frappe de Sarkozy»). Frère musulman de Benghazi, exilé plusieurs décennies à Seattle où il enseignait à l’université, il avait rejoint sa ville natale dès les premiers jours du soulèvement de la Cyrénaïque, comme beaucoup d’expatriés abandonnant une vie confortable pour reconquérir leur pays, risquer leur peau face aux troupes suréquipées du dictateur, montant au combat vêtus d’une tenue de chasse achetée dans un magasin de sport outre-Atlantique et tenant une arme pour la première fois de leur existence après deux ou trois heures d’entraînement au tir pour toute formation militaire.Le front des révolutionnaires avait été enfoncé à Ajdabiyya par les colonnes blindées du régime, qui fonçaient sur Benghazi, tandis que les insurgés avaient reflué dans la panique. S’adressant à nous en anglais avec l’accent de la côte ouest des États-Unis, le ministre Frère musulman nous dit : «Je suis monté sur le toit de ma maison à Benghazi et j’ai vu au loin le nuage de poussière en mouvement de la colonne de chars. J’étais convaincu que nous serions massacrés dans les heures à venir, et toutes les femmes violées. J’ai levé les yeux au ciel pour prier. Et soudain dans le ciel j’ai aperçu un scintillement et, quelques secondes plus tard, le nuage de poussière s’était immobilisé, et transformé en une colonne de feu. C’étaient les Rafales français – ils nous ont sauvé la vie, ils ont sauvé Benghazi et la révolution. Sans eux je ne serais pas là à vous parler, et Kadhafi serait peut-être toujours au pouvoir !»
Pendant que les hommes d’affaires parlent contrats, – une délégation allemande, qui déroule ses kakémonos et étale ses prospectus, s’installe dans le hall de l’hôtel pour prendre leur suite, ni complexée ni pénalisée par le refus de la chancelière de s’engager militairement contre Kadhafi – je pars visiter le complexe de Babal-Azizia, l’ensemble de bunkers, de résidences, de casernes et de prisons d’où le despote régnait. Je suis accompagné d’une dame libyenne au français exquis, ancienne élève de l’école de la Mission laïque. Élégante, distinguée, elle est d’origine ottomane comme une grande partie de l’ancienne aristocratie côtière issue des janissaires, ces soldats « cueillis » enfants dans les villages chrétiens des Balkans soumis à la Sublime Porte, enlevés à leur famille, circoncis de force et convertis à l’islam pour devenir les troupes de choc de l’Empire. Ils prirent femme dans les villes de garnison, les échelles de la côte de Barbarie depuis la Cyrénaïque jusqu’à l’Oranie, et leur descendance a d’ordinaire la peau et les yeux clairs. Dans ces familles, on a toujours sélectionné avec soin les épouses à la carnation « blanc porcelaine » pour la reproduction de la race, avec une prédilection autrefois pour les captives des navires européens pris à la course.
Elles ont été remplacées par les ressortissantes blondes du bloc soviétique pendant les décennies philo-socialistes où Kadhafi envoyait ses cadres se former à l’académie militaire de Frounze(actuelle Bichkek) ou à l’université tiers-mondiste Patrice-Lumumba à Moscou, ou par des cousines éloignées d’une Turquie qui reste très présente en Libye à travers ses entreprises, son influence culturelle et ses réseaux matrimoniaux parmi l’ancienne élite.Avant de rejoindre Babal-Azizia, nous faisons halte dans le souk, pour jeter un coup d’œil à la médina qui jouxte l’ex-place Verte, désormais «place des Martyrs ». Mon accompagnatrice n’est pas voilée– une rareté dans la foule qui se presse aux échoppes– et bien qu’elle soit native de Tripoli, et s’exprime naturellement dans le dialecte local, les boutiquiers lui demandent immanquablement de quel pays elle vient. Elle me confie sa lassitude d’être constamment prise pour une étrangère en son pays parce qu’elle ne porte pas le hijab– un phénomène qui a commencé avec la révolution, traduite par un voilement général des femmes, l’islam servant de ciment idéologique à la résistance face au despote taxé d’impiété, tandis que l’expression de la foi musulmane Allah Akbar !(Allah est le Plus Grand!) servait de mot d’ordre aux insurgés.
Babal-Azizia a été proprement ratatinée par les frappes de l’OTAN. Il ne reste plus un bâtiment intact – alors que les immeubles civils contigus sont indemnes, la guerre post-moderne réduisant au minimum les «dommages collatéraux». Murailles et miradors sont renversés comme par le passage d’une tornade surnaturelle, les abris pour hélicoptères sont crevés de trous béants, les poutrelles de béton armé tordent vers le ciel des bras de métal rouillé d’où pendouillent des gravats, breloques des fastes déchus de la dictature. Ce que les bombardements n’ont pas pulvérisé a été systématiquement saccagé par la population : pas un pan de mur qui ne soit couvert de graffitis, insultant Kadhafi et sa famille, exaltant les révolutionnaires des diverses villes et tribus, quelques slogans remerciant la France et l’OTAN. Je remarque un : «À bas Kadhafi, fils de juive !» (Yasqot Kadhafi ould al yahoudiyya) en bonne place sur l’une des portes monumentales disloquées. «La tante maternelle (khala) de Kadhafi était juive, et d’ailleurs Netanyahou l’a confirmé!», m’assure un interlocuteur que j’interroge à ce sujet. Cette rumeur permet de charger opportunément le despote de tous les péchés d’Israël, et d’innocenter l’islam. La résidence du despote et de sa famille est restée debout, bien qu’endommagée par les frappes. La foule des badauds se presse dans cette cité interdite déchue, comme on va au train fantôme dans les fêtes foraines, pour se donner le frisson. On traverse des chambres à coucher, un lit à baldaquin surdoré a été éventré, de la plume d’oie sale jonche les sols, on murmure qu’il s’agit du lit d’Aïcha, la fille de Kadhafi, à la beauté troublante et à la garde-robe de grands couturiers, dont on imagine les frasques sexuelles sur cette couche livrée aux déprédations du populaire et à un voyeurisme revanchard.Il paraît que le château de Versailles avait subi de semblables outrages durant la Révolution française. Mais Aïcha n’est pas Marie-Antoinette, ni Babal-Azizia la galerie des Glaces : avec ses murs à petits carreaux tagués de bas en haut par les enfants des tribus, le palais du despote tombé ressemble à une HLM dégradée des années 1970 à Clichy-Montfermeil,promise à la démolition par le Programme national de rénovation urbaine. Le «bédouin du désert» avait un goût de chiottes.
Des enfants grimpent sur des bouquets de mitrailleuses qu’ils font pivoter, se balancent suspendus au canon de chars explosés, accomplissant des tours de manège incongrus sur cet arsenal neutralisé. Les adultes descendent dans les souterrains, à la chasse aux trésors ou à la recherche de cadavres. Dans un bunker souterrain, Kadhafi avait fait entreposer, en chambre froide, les cadavres de dix-huit conjurés qui avaient tenté de l’assassiner en 1984, leur refusant la sépulture. Il venait régulièrement contempler les suppliciés congelés, pour les narguer et tromper la mort – qui ne l’avait pas encore rattrapé au jour où je visitais les décombres de Babal-Azizia.
Lors de mon second voyage, Kadhafi était mort – enfumé comme un renard du désert dans sa ville natale de Syrte, où il s’était réfugié parmi sa parentèle, terré, forcé à sortir d’une canalisation de drainage, lynché, déculotté, sodomisé à la baïonnette, puis – loin des Smartphones qui retransmettaient en direct sa pitoyable fin sur les sites de partage de vidéos – exécuté d’une ou plusieurs balles, son corps emmené en trophée dans la ville de Misrata, dont les révolutionnaires avaient mené le plus gros de l’assaut contre Syrte, y perdant de nombreux jeunes face aux tirs professionnels des snipers du dernier carré des fidèles et des ultimes mercenaires. L’Ambassadeur de France, un arabisant de mon âge que j’ai connu dans ses postes précédents, me propose aimablement de l’accompagner à Misrata pour sa première visite officielle dans la ville libérée.J’y rejoindrai Jean-Baptiste, un photographe avec lequel j’ai déjà travaillé, et qui vient de passer trois mois en compagnie des révolutionnaires de la ville, assiégés sous le feu des troupes de Kadhafi d’abord, ensuite pendant les campagnes pour libérer Tripoli, puis s’emparer de Bani Walid et de Syrte, les deux derniers bastions du despote, peuplés en majorité de membres de sa tribu. Jean-Baptiste m’a fait parvenir des photos du cadavre subissant les outrages et j’ai hâte de recueillir son expérience. Sur le trajet, notre cortège traverse les bois de Zliten, où des centaines de chars du régime déchu avaient été positionnés sur la ligne de front autour de la ville assiégée, canons pointés vers Misrata qu’ils pilonnaient sans relâche jusqu’à ce que les frappes de l’OTAN les réduisent au silence. Nous passons au milieu de cet immense cimetière de chars, perforés par un missile à l’uranium qui en a troué le blindage, réduisant en cendres par pyrolyse tankistes et machines, avant que la pression fasse sauter la tourelle qui gît sur le côté avec son canon, comme si tous ces engins de mort avaient été décapsulés sans effort par un ouvre-bouteille géant descendu du ciel.
Misrata est jalouse de son autonomie, et le marque d’emblée par le contrôle de son territoire, borné par des check-points monumentaux faits de conteneurs empilés – mieux rendus par le terme arabe bawaba qui signifie « portail », avec les connotations spectaculaires de ce mot. La ville est riche de son commerce, servi par un port en eaux profondes, stratégiquement positionné au cœur de la Méditerranée, au point où la rive méridionale s’infléchit brusquement vers le Sud pour amorcer la courbe de la Grande Syrte. Elle a vu débarquer les derniers musulmans d’Andalousie, chassés de Valence par la Reconquista au XVIe siècle, et une ligne de fret régulière s’était perpétuée sur ce trajet jusqu’à l’ère Kadhafi, irriguant la Libye en produits frais et articles de consommation européens grâce auxquels le despote, qui payait cash en pétrodollars, achetait la paix sociale. Misrata constituait – toutes proportions gardées – une sorte de Venise libyenne, une cité marchande dont la zone franche fonctionnelle, au contraire des ports de Tripoli et de Benghazi paralysés par la bureaucratie et la corruption, avait permis l’émergence d’une bourgeoisie opulente tant qu’elle se tenait à l’écart de toute politique. La ville se rêve aujourd’hui, au sortir de la guerre et dans une Libye qui servirait de porte septentrionale à l’Afrique, en Dubaï du rivage des Syrtes – comme nous l’expliquent les membres du conseil municipal, les échevins qui nous reçoivent solennellement dans une salle souterraine épargnée par les bombardements, et exercent la réalité du pouvoir civil et militaire sur ce territoire autonome. Après avoir exprimé leur gratitude envers l’aviation française pour desserrer l’étau de Misrata et sauver la ville, ils se montrent plus désireux d’un jumelage immédiat et business-friendly avec Marseille, Strasbourg, voire Paris, que de coopération à long terme franco-libyenne, à laquelle ils ne semblent pas prêter plus de réalité qu’aux mirages de l’immense désert qui commence à leurs portes.
Jean-Baptiste m’accompagne dans le garage où il a photographié la dépouille de Kadhafi ; elle y a été entreposée dans les premières heures qui ont suivi son retour de Syrte, avant d’être stockée dans un entrepôt frigorifique destiné aux viandes d’importation, où le flot continu des curieux venant flétrir le cadavre a maintenu une température élevée, précipitant la putréfaction des chairs abîmées jusqu’à ce que les autorités municipales fassent enterrer le corps en un lieu secret du désert, « selon le rite musulman ». Kadhafi aura donc été la proie de la vermine et non des poissons, contrairement aux prisonniers qu’il faisait précipiter dans la Méditerranée, aux émigrés clandestins, et à Ben Laden, inhumé en mer d’Oman par l’armée américaine quelques mois auparavant. Le garage est la propriété du rejeton de l’une des plus grandes familles marchandes de Misrata, qui s’est distinguée pendant le siège de la ville en assurant l’approvisionnement alimentaire régulier des citadins par le port grâce à son entregent financier. Nous rencontrons celui-ci assis à un barrage près de sa maison, vêtu d’une djellaba, une calotte sur le crâne et une barbe fournie et nouvellement poussée en signe de piété et de modestie. Un autre membre de la famille présidera peu après le parti politique issu des Frères musulmans, « Justice et édification » (al ‘adalawal bina’), qui bénéficie des largesses du Qatar.Il nous conduit au garage de sa villa, une demeure cossue de marchand dans le goût surdoré que l’on surnomme plaisamment en Égypte le « style Louis Farouk ». Le lieu sert d’entrepôt à des marchandises, on y voit le long des murs des montagnes de paquets de couches-culottes et des amoncellements de petits pots pour bébés importés de France. Au centre, il y a un espace vide où le propriétaire rangeait son 4x4, on distingue au sol quelques taches d’huile de vidange qui donnent cette odeur caractéristique des garages dans les pays chauds. C’est là que furent installés le matelas de mousse bleuâtre et le rideau serin damassé où reposa sur le dos le cadavre de Kadhafi à son arrivée à Misrata, et que Jean-Baptiste l’a photographié, improbable cliché d’une identité judiciaire caravagesque dans cette morgue improvisée.
Parmi l’album qu’il en a tiré, deux images sont remarquables. Sur l’une, le cadavre en contre-plongée figure au bas du cadre, à partir du pelvis au ras duquel on distingue l’élastique d’un tissu jaune qui dissimule à peine les organes génitaux. Le corps est entièrement épilé, et les hanches qu’éclaire un rai de lumière s’élargissent en amphore, en une physionomie curieusement féminine qui me fait penser à l’ambiguïté sexuelle du pharaon Akhenaton. Kadhafi entretenait un harem à Babal-Azizia dans lequel il y avait des jeunes gens des deux sexes – selon la tradition des souverains musulmans–comme nous l’apprit le récit d’une jeune Libyenne enlevée par les Amazones du colonel, séquestrée pour satisfaire ses plaisirs, et qui parvint à s’enfuir en France puis publia son témoignage dans Le Monde. Le corps est couvert de taches de sang séché, mais encore très rouge – la mort ne remonte qu’à quelques heures.
Au bout de la ligne de fuite, le visage incliné, les yeux clos, ensanglanté aussi, dont les poils de barbe et de moustache, les cheveux frisés en désordre sont pris dans l’ombre roide de la mort, et contrastent avec la chair dénudée et lumineuse, presque offerte, du corps. La légende veut que, en déculottant Kadhafi, on ait découvert qu’il possédait un sexe gigantesque, et qui était incirconcis. L’immensité du phallus est un attribut du pouvoir, dont témoignent en Orient les obélisques, que l’arabe nomme zibbfira’oun(« le zob du Pharaon »). Il est peu crédible qu’un jeune bédouin de Libye des années 1950 ait pu échapper à ce rite de passage inéluctable que représente la circoncision – mais la construction du récit autour de son phallus fait de lui le parangon du prince pervers par excellence puisque non musulman, un mythe que veut accréditer aussi la rumeur de sa tante maternelle juive – et,par conséquent, de sa mère juive qui ferait du despote un enfant d’Israël selon la loi mosaïque, exonérant l’islam.
Tout l’espace supérieur du cadre est occupé par les curieux qui sont venus contempler et humilier le cadavre. L’un deux, une casquette de base-ball rouge vif comme le sang de Kadhafi vissée sur le crâne, pose pour le photographe en souriant de toutes ses dents ; sa grosse tête pleine de vie au premier plan, en pleine lumière, contraste violemment avec le visage mort du despote, derrière lui, et il fait avec l’index et le majeur le V de la victoire. Des mains entrent par les côtés dans l’image, coupées au niveau du poignet par le cadrage : l’une d’elles tient un Smartphone pour immortaliser la scène et la mettre en ligne ; d’autres, rendues floues par le mouvement, s’apprêtent à souffleter, pincer, griffer le trépassé. Une bouche en arrière-plan semble se préparer à un crachat. C’est Le Christ aux outrages de Fra Angelico, avec les instruments de la passion isolés par le maître florentin à l’entour du tableau, figurés par synecdoque : main qui soufflette, lèvres qui crachent, lance qui perce le flanc et à laquelle se substitue ici le flash du Smartphone. Une autre photo en plan serré du visage du despote déchu montre deux index et un pouce lui appuyant sur la paroi nasale pour en tordre le cartilage. C’est la traduction en image d’une expression bédouine, Kassar nakhashmak!, mot à mot : «On t’a cassé le nez !», qui exprime la déchéance suprême infligée à l’ennemi vaincu dont on profane le cadavre.
G.K.
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