Marzouki : Il n'y a pas de troïka, il y a la Tunisie
Premier des trois chefs de la troïka à reconnaître que Lotfi Naguedh, coordinateur de Nida Tounes a bien été tué lors des affrontements survenus jeudi à Tataouine, le président de la République Moncef Marzouki a vivement dénoncé ce « lynchage, véritable catastrophe et d’une barbarie absolue ». « Cette agression tire une sonnette d’alarme très sérieuse, faisant clignoter tous les feux à l’orange pour nous signaler le grand danger dans lequel nous risquons de nous engouffrer », a-t-il ajouté lors d’une interview télévisée, jeudi soir.
Marzouki a vivement dénoncé la dérive de la mission des comités de défense de la révolution. « Ils avaient joué leur rôle au lendemain même du déclenchement de la révolution, mais, maintenant que la légitimité a bien été établie après les élections du 23 octobre et que l’ANC est entrée en fonction, ce rôle est terminé. Ils peuvent continuer à agir sur le plan politique, manifester, exercer leur pression sur le gouvernement, mais sans s’arroger le droit de poursuivre quiconque, ou de s’ériger en pouvoir de justice et d’épuration. Qui sont-ils pour assainir ? » Fermement, Marzouki a fixé les lignes rouges à ne pas dépasser : pas de milices, pas de violence.
Ce sont d’ailleurs les mêmes limites qu’il fixe aux salafistes. « Autant ils peuvent pratiquer librement leurs convictions, sans harcèlement ni discrimination, déclare-t-il, autant ils doivent se conformer à la loi et la respecter». Quant au port du Niaqab, Marzouki estime qu’il s’agit là des libertés individuelles qui ne sauraient être bafouées, mais que lors des examens scolaires et universitaires comme les contrôles d’identité, il faudrait cependant montrer le visage.
«Avec le recul et l’élévation que me procurent mes fonctions à la tête de l’Etat, et n’étant plus chef de parti mais chef d’Etat, dit-il, je me tiens à égale distance de tous et privilégie la primauté du dialogue national et du consensus. J’y œuvre ardemment en essayant de rapprocher les divers acteurs pour les engager dans un processus commun capable de nous faire traverser cette période extrêmement difficile. Je compte beaucoup aussi sur l’intelligence collective des Tunisiens qui nous ramène souvent, au dernier moment du bord du précipice».
Son rêve le plus cher est de voir la nouvelle Constitution présentée aux Tunisiens le 14 janvier 2012. « Ce sera le plus beau cadeau pour célébrer l’anniversaire de la révolution », dit-il. Sur les prochaines élections, Marzouki, sans vouloir en préciser la date « qui est d’après lui du ressort de l’ANC et de la future ISIE », souhaite fortement qu’elles se tiennent avant le début de l’été. Y sera-t-il candidat ? « J’agis comme je ne m’y porterai pas candidat, pour garder la sérénité qui doit être celle d’un chef d’Etat et éviter toute interprétation électoraliste », affirme-t-il.
Sur l’exclusion des dirigeants de l’ex-RCD, Marzouki, même s’il comprend la logique politique de ceux qui la prônent dans un intérêt de compétition électorale, se prononce contre pareille mesure. Il urge également le gouvernement de hâter l’examen des hommes d’affaires interdits de voyages et le traitement de leurs dossiers de transaction pour ceux qui ne doivent pas comparaître en justice. Ces mesures sont à yeux fondamentales pour relancer l’activité économique, soulignant à cet égard l’impératif d’une grande reprise.
Après neuf mois d’exercice à Carthage, «c’est pour moi la période la plus difficile et la plus intense de ma vie, confiera-t-il », Moncef Marzouki paraît dans cette interview beaucoup plus à l’aise dans ses habits de président de la République, sans cependant se départir de son ADN de droit-l’hommiste. « A force d’encaisser, je me suis fait des muscles, dira-t-il avec sourire, sans cependant renoncer à l’essentiel ni me résigner à la fatalité ». Il s’érige au-delà des partis à commencer par le sien, le CPR, et de la coalition au pouvoir, la troïka, en s’efforçant d’entreprendre une mission de conscience collective pour dénoncer toute dérive et de rapprochement entre toutes les familles politiques. « Il n’y a pas de troïka, n’hésitera-t-il à affirmer. Il y a la Tunisie et les Tunisiens ». Une posture qui le pousse au devant de la scène, le met en direct avec l’opinion publique, comme s’il veut court circuiter les partis. Tous les partis. L’élection du futur président de la République au suffrage universel direct donne des idées.