Pour sauver Habib Kazdaghli et les libertés en Tunisie
Le procès d’Habib Kazdaghli reprendra le 25 octobre 2012, à la veille de la fête du sacrifice. Ironie du sort, prédestination, coïncidence troublante ou hasard objectif (formule Ô combien appropriée dans le contexte de l’atmosphère surréaliste où ce procès nous plonge !), le doyen, dont on veut faire le bouc-émissaire de l’incurie du gouvernement à gérer les problèmes de l’Université tunisienne, à qui on veut faire endosser la responsabilité de l’interminable crise du niqab et qu’on veut punir à cause de son engagement sans faille en faveur de la défense de l’autonomie institutionnelle et des libertés académiques, risque d’être immolé à l’autel du fanatisme religieux et des tentatives de talibanisation de l’enseignement tunisien.
L’opinion universitaire, les observateurs judiciaires et les défenseurs des libertés tant au niveau national qu’international, échaudés par le climat inquisitorial et liberticide qui règne dans le pays, craignent en effet que le procès intenté contre le doyen de la FLAHM, pour une agression imaginaire, ne continue à être mené dans l’esprit de cette justice orientée et instrumentalisée combattue avec une grande détermination par les magistrats tunisiens mais que le nouveau pouvoir tente de perpétuer et qui a caractérisé l’instruction du dossier et la première audience du procès.
C’est cette justice qui a permis sur la seule base de la plainte déposée par l’agresseur, de mettre d’abord en examen un doyen agressé à l’occasion de l’exercice de ses fonctions et d’alourdir ensuite les charges retenues contre lui, en dépit du témoignage favorable d’un fonctionnaire présent au moment des faits et disculpant le doyen des accusations calomnieuses portées contre lui. Curieux et consternant renversement des valeurs qui vous transforme une victime en agresseur et qui fait d’un plaignant un coupable comme l’illustre la tragique histoire de cette jeune fille violée par deux policiers et qui se retrouve devant le juge d’instruction, sur la base d’une plainte des violeurs, pour être inculpée « d’obscénité ostentatoire préméditée » !
Cette peur d’une condamnation surréaliste et inique explique l’ampleur de la mobilisation nationale en faveur du doyen de la FLAHM et l’action de solidarité internationale sans précédent dans l’histoire en faveur d’un tunisien injustement poursuivi et de la cause des libertés en Tunisie.
Sur le plan national, c’est l’Association tunisienne de défense des valeurs universitaires, nouvelle appellation du Comité de défense de l’autonomie institutionnelle, des libertés académiques et de soutien à la FLAHM, qui a donné le ton en initiant un « Manifeste de solidarité avec le Doyen Habib Kazdaghli, l’artiste Nédia Jelassi et tous les défenseurs des libertés académiques, de la liberté de création et de la liberté de presse » et en le mettant en ligne sur le site Pétitions-24. Ce manifeste a été signé jusqu’à présent par plus de 1500 universitaires, artistes, journalistes, militants de la société civile et des partis politiques, défenseurs de droits humains parmi lesquels des signataires prestigieux comme Maya Jribi, Ahmed Brahim, Saadedine Zmerli). Il a été suivi par la publication le vendredi 19 octobre, à l’initiative de la coordination de la coalition des ONG (un réseau de plus de 40 ONG parrainé par la LTDH), de l’Association de défense des valeurs universitaires, de l’Observatoire des libertés académiques dépendant de la Fédération générale de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique d’un « Appel pour la défense des libertés académiques, de la liberté de presse et de la création artistique et pour une action de solidarité avec le Doyen Habib Kazdaghli, les artistes poursuivis en justice et les journalistes ».
Le Manifeste ainsi que l’Appel demandent l’acquittement du Doyen et le non-lieu pour les artistes Nadia Jelassi et Mohamed Ben Slama, « d’abord persécutés par des extrémistes religieux au nom de «l’atteinte au sacré » et faisant maintenant l’objet de poursuites judiciaires », en marge de l’affaire du Palais d’El Abdellia, selon les termes même du manifeste.
L’Appel invite, quant à lui « l’ensemble des universitaires, des artistes, des créateurs, des journalistes, des défenseurs des droits de l’hommes et des acteurs de la société civile ainsi que tous les Tunisiens attachés à l’avenir des libertés dans notre pays, à se rassembler, le jeudi 25 Octobre 2012, à 9 heures du matin, devant le Tribunal de première instance de La Manouba, pour exprimer leur solidarité avec le Doyen, pour protester contre le procès qui lui est intenté et pour exiger son acquittement, l’abandon toutes les poursuites à caractère politique et la traduction en justice des véritables coupables dans l’affaire de la Faculté et dans les autres affaires ». Ce premier rassemblement sera suivi d’une manifestation devant le siège de l’Assemblée nationale constituante « pour revendiquer l’inscription de la liberté de la presse et de la création artistique et des libertés académiques dans la Constitution »
Le procès d’Habib Kazdaghli donne ainsi l’occasion, par le biais du Manifeste, de l’Appel et des deux rassemblements, aux associations de la société civile, aux partis politiques démocratiques, aux Tunisiens que l’avenir des libertés en Tunisie inquiète et qui craignent que la transition démocratique ne devienne une transition théocratique, de se mobiliser pour la défense des libertés balbutiantes et du projet de société, objet d’un consensus national depuis plus d’un demi-siècle qui a permis des avancées significatives dans le domaine de l’enseignement, en dépit des lacunes persistantes, et dans celui des droits de la femme. Les deux textes insistent sur le climat inquisitorial et liberticide qui règne dans le pays, sur les violences et les persécutions dont l’intelligentsia tunisienne a été l’objet aussi bien à l’université que dans les locaux de la presse ou dans les galeries d’art, espaces où dans les républiques civiles et démocratiques s’épanouissent la liberté d’expression et la liberté de la création.
De ce point de vue, ils ont le mérite de mettre l’accent sur la pomme de discorde entre les partis démocratiques et les partis théocratiques en Tunisie. Ces derniers substituent, aux concepts d’autonomie de l’enseignement, de liberté artistique et de liberté de création, d’indépendance de la presse, les notions d’asservissement de l’enseignement, de l’art et de la presse à des convictions religieuses qui feraient se retourner dans leurs tombes les illustres ulémas disparus de la Zitouna s’ils apprenaient à quel point l’Islam et véritables enseignements sont gauchis par les extrémistes religieux. Les signataires du Manifeste tiennent à rappeler au ministre de l’enseignement supérieur « que les codes vestimentaires universitaires, scolaires et professionnels ne sont pas régis, dans les républiques civiles et démocratiques, par des lois votées par les parlements ou les assemblées constituantes mais fixés par la profession à partir de motivations qui font prévaloir l’efficience pédagogique ou l’efficacité professionnelle sur les considérations politiques, religieuses ou sectaires ». Ils insistent aussi sur le fait qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans le respect des normes internationales dans la pratique du journalisme et d’un code de déontologie journalistique universel et que « l’atteinte au sacré » est un subterfuge grossier pour museler les artistes.
Une conférence de presse devait se tenir mercredi 24 à 11h au siège de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme par l’Association tunisienne de défense des valeurs universitaires, l’Observatoire des libertés académiques et le Forum universitaire tunisien pour expliquer la position de l’intelligentsia tunisienne au sujet du procès et de l’atteinte aux libertés.
En Europe, le Manifeste de solidarité avec le Pr Kazdaghli et les universitaires tunisiens, initié depuis le mois de juillet par le Professeur Robert Zitoun, a fait le tour de l’Europe. Il a reçu plus de 1800 signatures d’universitaires, d’intellectuels, de professionnels des sciences, des arts et des lettres principalement de France (1450 environ), de Tunisie mais aussi de 27 autres pays. Parmi les signatures, on compte celles prestigieuses de Fethi Ben Slama, Albert Fert, Claude Hagège, Françoise Héritier, Albert Jacquard, Axel Kahn, Abdelwahab Meddeb, Edgar Morin, Didier Sicard, Alain-Gérard Slama, et Mustapha Tlili. Une délégation des signataires a été reçue par l’ambassadeur de Tunisie à Paris. Des démarches similaires ont été faites auprès des ambassadeurs de Tunisie à Rome, à Madrid le lundi 22 octobre et à Berlin le jeudi 18. Le manifeste, signé par 195 intellectuels allemands, a été remis à l’ambassadeur tunisien à Berlin par Madame Anne Groth, députée au Bundestag allemand.
La Fédération Internationale des Droits de l’Homme a délégué en Tunisie Maître Marie Guiraud. L’Université Libre de Bruxelles qui a soutenu le Doyen de la FLAHM dès le début de la crise du niqab a jugé utile de déléguer deux éminentes personnalités belges, Hervé Hasquin, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, ancien Ministre-président de la Fédération royale Wallonie-Bruxelles et Pierre Galand, président de la Fédération humaniste européenne. Une conférence de presse est prévue le mercredi 24 avril à l’hôtel Africa à 18 heures pour présenter à la presse la position de l’ULB au sujet du procès d’Habib Kazdaghli.
Enfin le Directeur exécutif de l’association internationale Scholars at Risk, venu en Tunisie au mois de juin 2012 pour une mission d’enquête sur les violations de libertés académiques a envoyé le mardi 23 octobre une lettre de trois pages au ministre de l’Enseignement supérieur et à celui de la justice au sujet du procès intenté à Habib Kazdaghli. Après avoir présenté les arguments qui disculpent le doyen des accusations portées contre lui, il invite les deux ministres « à intervenir …..pour que l’on abandonne les charges à l’encontre du Doyen Kazdaghli » ou a minima, pour s’assurer « que l’affaire sera instruite en adhésion avec les critères internationalement reconnus d’un procès équitable, comme cela est garanti par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et la Convention sur les Droits Civils et Politiques ratifiées par la Tunisie ». Il réitère aussi dans ce message la demande formulée en juin dernier aux autorités tunisiennes d’adresser « au public un message clair » où il l’assurera que « l’Etat tunisien protégera ses institutions universitaires et leur personnel, et ce faisant, protégera également l’espace de critique et d’expression, l’enseignement, la recherche et la publication contres les menaces, quel qu’en soit l’origine ».
Ces appels d’ici et d’ailleurs seront-ils entendus ? La tournure que prendra le procès pendant l’audience de la veille de l’Aïd et celles qui suivront nous fournira des éléments de réponse à cette question. Mais ceci est une autre histoire dont l’issue dépendra aussi, en grande partie, du contexte politique qui prévaudra dans le pays au cours des prochaines semaines et de la résistance de la société civile. Sans vouloir jouer les Cassandre, je dirai que le climat actuel augure de lendemains qui déchantent surtout après l’assassinat politique de Lotfi Nagdh, président de l’Union régionale de l’agriculture et de la pêche (Urap) à Tataouine et coordinateur général de Nida Tounès dans la région.
Habib Mellakh,
universitaire, syndicaliste, professeur de littérature française à la FLAHM