L'exutoire existentiel
Les Editions L’Harmattan viennent de publier un ouvrage collectif volumineux consacré aux écrivains masculins, enfants d’immigrés maghrébins, intitulé Où en est la littérature « Beur » ?, sous la direction de Najib Redouane. Ce dernier, enseignant aux USA, a déjà dirigé plusieurs ouvrages de ce genre notamment sur le Maghreb.
L’immigration maghrébine remonte à 1890 mais elle ne commence à se faire connaître qu’à partir de 1954, avec la guerre d’Algérie. Ce n’est que trente ans plus tard, en 1983 exactement, lors de la fameuse « Marche pour l’égalité et contre le racisme » ou « Marche des Beurs », que les mots ‘beur’ et ‘beurette’ (par inversion et contraction du mot ‘arabe’) entrent dans le vocable français, désignant la nouvelle génération d’enfants d’immigrés maghrébins. Comme la musique, devenue du jour au lendemain un véhicule d’expression identitaire, voire ‘une passion générationnelle’ - (le groupe Zebda au nom évocateur obtint à Toulouse en 2001 plus de 12% des voix aux élections municipales), la littérature ‘beur’ a, aujourd’hui, largement contribué à rendre le regard plus lucide et l’ancrage plus réel.
Cet ouvrage est le premier volet consacré à ce nouveau champ littéraire ; un second volet est prévu ; il s‘intitule Qu’en est-il de la littérature ‘beur’ au féminin. Ce premier volet s'ordonne autour d’un seul ordre de préoccupation : postuler l'existence d’un champ littéraire à la fois nouveau et multiforme. C’est là une vraie gageure car au-delà de la dimension de la production littéraire et des idéaux et principes auxquels ces jeunes écrivains se réfèrent, cela implique nécessairement des interrogations sur la nature et l’originalité des liens intertextuels avec la littérature maghrébine ‘originelle’.Or, dans cet ouvrage, précisément, les interrogations foisonnent. C’est donc une large fresque de la nouvelle littérature dite ‘beur’, qui se trouve offerte, dans sa singularité et sa diversité.
Dans sa singularité d’abord puisqu’il s’agit selon N. Redouane, d’un nouveau corpus «étalé dans le temps », qui « se distingue par une innovation remarquable, et souvent même par un renversement total des modèles connus depuis l’émergence de ce qu’on a communément appelé la littérature ‘beur’. (Introd. p.13)Dans sa diversité ensuite car, à travers une riche introduction et 24 études, signes de vitalité rassurante, une palette variée est offerte au lecteur désireux d’explorer ce nouveau corpus où le mal-d’être côtoie l’éveil, et où la révolte sous-tend surtout l’affirmation d’une identité.
Ainsi, dans la première étude, celle de Kamal Benkirane, ‘Le transculturel dans les écrits de de Ramdane Issad’, c’est l’éveil du personnage principal du roman Rushes qui tranche. En effet, contrairement à certains écrivains maghrébins frileux, Ramdane Issad, animé «d’une pensée de l’universel », ne nie pas la valeur et la richesse du transculturel : “Il faut puiser dans toutes les cultures et les racines pour accéder à sa propre culture et à sa propre vérité. Toutefois, il reconnaît que son écartèlement entre les cultures est inévitable“. (p.61)A l’opposé, c’est, précisément, sur cet écartèlement dont souffre tout émigrant/immigré, ‘personnage territorialisé’ par excellence (p.67), qu’insiste Elena Prus dans son analyse du roman de Brahim Benaïcha, Vivre au paradis. La trajectoire existentielle est reprise également par Mehana Amrani dans son étude sur le roman de Mounsi, Le Voyage des âmes. Cet ouvrage est ainsi considéré comme une rupture « avec ce qu’on a appelé la littérature beure (sic) où, généralement, l’écrivain-narrateur décrit son enfance banlieusarde (toujours difficile) puis le succès intégrateur de l’âge adulte ; le tout se réalisant dans un espace foncièrement français » (p.107).
Par contre,dans son étude sur l’œuvre de Mehdi Belhaj Kacem,dit ‘MBK’, Safoi Babana-Hampton passe sous silence cet écartèlement et ces souffrances pour n’insister que sur l’engagement généreux de l’homme. Pour elle, les ouvrages de l’écrivain et philosophe franco-tunisien incarnent « la conscience moderne du roman beur». (p.79) Aujourd’hui considéré comme un des intellectuels de gauche les plus en vue, statut qui l’a, d’ailleurs, contraint « à garder le silence sur des sujets intimement liés à la question de son identité personnelle » jusqu’à la Révolution du Jasmin en Tunisie, Mehdi Belhaj Kacem se veut avant tout, témoin de son temps :«La réflexion, depuis trois ans, sur la nature de ma trajectoire personnelle dans la France contemporaine, m’a amené à reconnaître dans ce microcosme point par point, le macrocosme du statut des ‘populations issues de l’immigration’ et du sort qui leur est fait, dans le réel comme dans l’imaginaire ‘français ». (p.78)Un sens de l’engagement qui se profile également dans ‘Algérie, lieu de discours social dans l’œuvre de Karim Sarroub’ de Yamina Mokaddem. En effet le ‘sociogramme Algérie’ qui inspire Sarroub, écrivain de l’Immigration des années 90, court en filigrane dans ses trois ouvrages. Constamment à l’écoutede la terre de ses origines, son « écriture reste travaillée par le contexte de son pays natal qui représente un vecteur important dans son œuvre romanesque sociopolitique ». (136)
Les hommes de lettres contemporains ont pour la plupart, admis la nécessité, voire l’utilité, d’illustrer et de mettre en scène la violence. Elle fait partie de leur environnement, celui, d’ailleurs, de toutes les époques de l’histoire ; elle leur donne ainsi la possibilité d’agir, selon leur vocation même, en témoins de leur temps et de proposer une éthique, souvent sans s’engager directement, mais par fiction interposée, dans une critique délibérée d’une société qui, selon eux, va à la dérive. La contribution de Sabah Sellah,‘L’expression de la réclusion dans l’œuvre de Rachid Djaïdani’, est dans cette optique. C’est un travail qui se lit d’une traite grâce, paradoxalement, à la trajectoire des protagonistes« en déshérence » (p.149) de Boomkoeur et de Viscéral, deux romans d’actualité « aux intrigues riches et déroutantes » (p.137) La société de violence que dénonce Rachid Djaïdani puise ses racines dans une idéologie de l’inégalité de valeur des personnes, en particulier celles habitant la banlieue, symbole de « l’univers hermétique, le monde parallèle à la société » où « prévaut une organisation du vol, du recel et de l’omerta (pp.168-69).
Certes de tels témoignages d’un vécu douloureux ne cesseront pas de si tôt ; ces jeunes écrivains n’ont pas fini d’évoquer l’exclusion et surtout cette perception qui se fait exclusivement à travers l’actualité des faits divers. Mais comme l’avoue Rachid Djaïdani lui-même, ils sont aujourd’hui fermement décidés à vivre leur double appartenance comme une richesse, une chance, voire un défi, et non comme un dilemme ou une déchirure :
« tout ce que je peux dire c’est que la littérature urbaine est un phénomène qui est nouveau et très fertile. Ce que nous faisons n’existait pas avant. C’est là qu’est la magie. On essaye de nous lobotomiser mais on est la force, la créativité, l’universalité parce qu’on se met en danger quand on est dans la création » (pp.149-50)
Ainsi donc, en appréhendant dans une perspective à la fois historique, spatiale, sociale et politique cette nouvelle littérature, les différentes études contribuent, à la réévaluation de plusieurs voix significatives. Faut-il s’en étonner ? Pour quel motif la critique littéraire actuelle associe-t-elle aujourd’hui l’émergence des littératures postcoloniales aux nouvelles revendications des auteurs francophones de la ‘périphérie’, sinon à cause de cette quête de l’identité qui les taraude ? Contrairement à la valeur incitatrice créole qui signifie avant tout une rupture totale avec ce qui détermine essentiellement la francophonie, c’est-à-dire l’héritage colonial, cette exaltation de la spécificité ‘beur’ rappelle plutôt la revendication de la négritude qui a inspiré le Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire. Elle n’est en rien subversive ; elle n’appelle à aucune forme de rupture avec la tradition littéraire française dans la mesure où elle découle tout simplement d’une quête de l’identité. D’où, cette dédicace de N. Redouane, mise en exergue dès la première page : « à tous ceux et à toutes celles pour qui l’écriture fut un exutoire existentiel vers une assise identitaire. »
Où en est la littérature « Beur » est un ouvrage collectif enrichissant à lire et à relire.
Rafik Darragi
http://www.rafikdarragi.com
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Où en est la littérature « beur » ?, sous la direction de Najib Redouane, Editions L’Harmattan, 370 pages.