Dans les meules de Beyrouth, de Toufic Youssef Aouad
Toufic Youssef Aouad est né en 1911 à Bhersaf, dans le Metn, au Mont-Liban. Après des études de droit à Beyrouth puis à Damas, il entre comme journaliste à An-Nahar. Il publie ses premiers recueils de nouvelles, Al-Sabî al-a'raj (Le Garçon boiteux), en 1936 et Qamis al-sûf (La Chemise de laine) en 1937. Son premier roman, Al-Raghîf (La Galette de pain) paraît en 1939. Arrêté par les vichystes en 1941, il créa à sa libération un journal politique et littéraire, Al-Jadid puis il entama en 1946 une brillante carrière diplomatique sans pour autant abandonner l'écriture.
Son beau roman, Dans les meules de Beyrouth, paru à Beyrouth en 1972 sous le titre original Tawâhîn Beyrût, vient de paraître aux éditions Sindbad/Actes Sud. Il confirme sans aucun doute, tout le bien que l'on dit sur cet auteur disparu tragiquement en 1989, lors d'un bombardement à Beyrouth, avec sa fille, la poétesse Samia Toutonnji, et son gendre, l'ambassadeur d'Espagne au Liban.
Traduit en plusieurs langues dont l'allemand, le russe et l'anglais, Dans les meules de Beyrouth fut tout naturellement choisi par l'Unesco comme « œuvre représentative ». Le roman, rédigé à Tokyo, en 1969, relate en effet les tristes événements qui ont endeuillé le pays des cèdres à la fin des années 60. Ce faisant, l'auteur a, peut-être, aménagé l'histoire à sa propre convenance. Bien qu'il nous propose en fin de compte plusieurs significations, comme, la relation étroite existant entre l'université, la politique et le social, le changement de mentalités et d'attitudes ou encore le confessionalisme, c'est surtout le thème de l'émancipation de la femme qui se profile avec plus de force derrière la contrainte du destin, elle aussi, omniprésente.
« Tamima pouvait-elle affronter la vie de la même manière que Mary ? Pouvait-elle faire ce que son amie avait osé faire : Mary la chrétienne épouse Akram le musulman, alors qu’elle est musulmane et Hani chrétien. Elle sait que les situations sont différentes. Dans sa religion, il n’y avait qu’une voie possible, et gare au contrevenant. » pp.194-95
Il y a pluralité de lectures, forcément, mais, en aucun moment, l'ouvrage ne verse dans la banalité. Les valeurs sacrées, comme l'attachement à la terre ou la lutte pour la liberté et l'émancipation, par exemple, ne basculent jamais dans la démystification. Au contraire, en contraste avec les désillusions et les renoncements des protagonistes, elles constituent la référence suprême. Il en est ainsi pour l'héroïne, Tamima Nassour, une jeune fille musulmane chiite longtemps confinée à Mehdiyyé, un petit village près de la frontière israélienne, et qui se morfond entre vie réelle et vie rêvée. Après avoir réussi au baccalauréat puis au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure à Beyrouth, la jeune fille décide d'entrer en résistance contre l'enfermement et les traditions qu’elle juge rétrogrades de son village, pour vivre enfin pleinement sa vie. Or, à cette époque, les universités libanaises étaient en pleine effervescence, et le pays tout entier en proie à des soubresauts de violence engendrés par la présence des fedayin, les incursions mueurtrières de l'armée israélienne et le confessionalisme de plus en plus exacerbé entre chiites et chrétiens. Un jour, Tamima se trouve malgré elle, mêlée à une manifestation d'étudiants. Blessée par un jet de pierre, elle est secourue et transportée à l'hôpital par un jeune étudiant, Hani Raï, de confession chrétienne. L'amitié qui naquit entre ces deux jeunes libanais et autour de laquelle s'articule tout le roman, n'empêcha pas Tamima de se laisser séduire par Ramzi Raad, poète et journaliste à la plume acérée.
Totalement envoutée dans son imaginaire, mais en constante recherche, poussée par la charge négative qu'elle portait en elle à cause d'un père absent, parti chercher fortune en Guinée, d'un frère violent et égoïste, et d'une mère passive et résignée, Tamima plongea tête première dans l'ambiance interlope de Beyrouth. Pourtant, le risque était considérable. L’avertissement ne tarda pas :
« Tout à coup, elle entendit une voix rugir son nom et vit un fantôme surgir. Il se jeta sur elle, et un instrument tranchant lui fendit la joue. » p.158
Tout, même le malheur, est, d'une certaine façon, voulu. Il n'est rien d'anodin, rien d'innocent dans la capitale libanaise. Le lecteur retrouvera certainement dans ce beau roman, comme un écho, « les cinq mots : sécurité, intégrité, liberté, dignité, égalité, liberté, » qui balisent le préambule de la Déclaration de 1993 des Nations Unis sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes. En dépit des récriminations d'un misanthrope comme Ramzi Raad, ce roman ne donne pas une fausse idée de l'homme, car il ne fait pas intervenir la fatalité à tout bout de champ. Il fait voir, par contre, l'homme tel qu'il peut être, sujet aux secousses des passions et des vices. Largement inspiré par de profonds traumatismes sinon personnels du moins prémonitoires, il offre d'une part un récit crédible, une image de la vie dans un Liban ravagé par la transgression et la violence, en particulier celle qui vise la femme et, partant, de l'humanité actuelle, et d'autre part, une construction intellectuelle et littéraire des événements qui ont bouleversé et qui bouleversent encore, jusqu'à ce jour, le pays des cèdres.
Dans les meules de Beyrouth, un livre à lire et à méditer.
Rafik Darragi
http://www.rafikdarragi.com
Toufic Youssef Aouad, Dans les meules de Beyrouth, roman traduit de l’arabe (Liban) par Fifi Abou Dib, Sindbad / L’orient des Livres, 288 pages.