Salah Karkar
Le cofondateur du Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), devenu Ennahdha, Salah Karker, est décédé le 20 octobre dernier.
Ce «grand oublié de la révolution tunisienne » n’avait pu regagner la Tunisie qu’en juillet dernier, juste pour quelques jours, à la faveur du congrès d’Ennahdha où un accueil fort émouvant lui était réservé. C’était en fait pour lui un double retour : au pays natal et au sein du mouvement dont il avait été tenu à l’écart. Ayant eu le temps de réfléchir durant son exil sur son propre parcours radical et actif, il s’était dit au début des années 2000 que «l’urgence, c’était un Etat de droit et qu’il fallait laïciser le mouvement islamiste ».
« Je n'aime pas le mot islamiste, déclarait-il à Libération en 2002. Je suis Tunisien, musulman pratiquant, démocrate, prônant la séparation de l’Etat et de la religion ». Les grandes retrouvailles du congrès d’Ennahdha étaient alors un grand retour pour lui. On le savait d’un état de santé très fragile, mais il a été élu, ne serait-ce que pour la symbolique, membre du Majlis Echoura. Et le voilà reparti en France, dans ce modeste appartement loué par sa famille sans ressources que l’indemnité de RSA de sa fidèle épouse Samira, au 7ème étage d’une HLM, à Eaubonne, en Val-d’oise, dans la région parisienne.
Economiste (titulaire d’un troisième cycle de l’ISG), ce natif de Boudher, au cœur du Sahel, avait déjà purgé 3 ans de prison (1981-1984), avant d’être condamné à mort en 1987. Il s’arrangea pour fuir la dictature et obtenir un statut de réfugié politique en France. Mais, l’ire insistante de Carthage l’y poursuivra, s’acharnant à son encontre avec la connivence du ministre français de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, qui signa lui-même en 1993 son extradition.
Inexpulsable de par sa condamnation à mort et son statut de réfugié, il fera alors l’objet d’assignation à résidence dans les coins les plus reculés et les plus austères de l’Hexagone. Seul dans une chambre d’hôtel, sous haute surveillance, il vécut alors son double exil. Victime, le 15 janvier 2005, d’un accident vasculaire, il a dû attendre de longues heures avant d’être hospitalisé et sombra pendant un mois dans un profond coma qui lui a laissé de lourdes séquelles. Toujours sous arrêté d’expulsion, il était tout juste autorisé alors à rejoindre sa famille à Eaubonne, sans carte de séjour, ni revenus, dans un état de motricité très réduite. Sa grande joie éclatera avec la révolution et il sera fort impatient de revoir son pays et de retrouver les siens, aussi courtes et furtives que furent ces retrouvailles. Son vœu a été exaucé : il repose désormais en paix au cimetière de son village natal de Boudher, selon sa volonté.
Une grande intelligence, acquis à la réconciliation et à la tolérance
J’ai effectivement appris le décès de Salah Karker. Cette nouvelle brutale m’a profondément attristé, tant Salah Karker, et en dépit du fait que je ne l’avais plus rencontré depuis la survenance de son accident cérébral en 2005, était une personnalité importante à mes yeux. Personnalité importante évidemment sur un plan politique, puisque les 20 dernières années de sa vie sont à mettre en parallèle avec les 20 dernières années de l’histoire de la Tunisie. Opposant farouche au régime de Ben Ali, Salah Karker, réfugié en France, aurait dû y vivre un asile politique paisible, mais comme vous le savez, il n’en a rien été. Les autorités françaises de l’époque, tout en lui ayant accordé le statut de réfugié politique, lui ont par la suite notifié un arrêté d’expulsion, sur le fondement de prétendus liens avec un activiste islamiste radical.
C’est alors que l’occasion m’a été donné, à la suite de mon excellent maître et confrère Thierry Fagart, d’assister Salah Karker et sa famille dans une multitude de tentatives procédurales, pour essayer de desserrer l’étau juridique dans lequel il se trouvait placé, notamment à la suite des arrêtés d’expulsion et d’assignation à résidence qui lui avaient été notifiés.
Nous nous sommes ainsi battus durant de longues années, en vain, du moins jusqu’à 2011, en conservant toujours l’espoir que la justice française annulerait des décisions administratives, qui étaient, de mon point de vue, exclusivement dictées par la raison d’Etat. Malheureusement, notre justice, qui sait pourtant le plus souvent s’affranchir des pressions du pouvoir exécutif, n’a pas libéré Salah Karker, que l’on avait étiqueté comme un activiste radical, de son carcan. C’est ainsi que durant ce parcours difficile, j’ai pu mesurer la détermination, et pour paraphraser un ancien slogan politique mitterrandien, la “force tranquille” de Karker. Il n’a en effet jamais perdu espoir, notamment de voir changer le régime et les mœurs politiques tunisiens, ni d’ailleurs celui de voir évoluer son statut en France. Psychologiquement extrêmement fort, il a par ailleurs toujours conservé un humour qui constituait un des principaux attributs de sa personnalité. Il n’a également, en intellectuel qu’il était, jamais cessé de faire évoluer ses analyses et sa propre philosophie politiques. Si, autant que j’ai pu m’en convaincre, il est toujours resté très solidement attaché à sa foi religieuse, ainsi qu’à la pratique de celle-ci, il a, sur le plan politique, envisagé ce que pouvait, et ce que devait être selon lui l’évolution des sociétés musulmanes, et notamment arabes. A l’aune des “révolutions” et soubresauts qui animent le monde arabo-musulman, j’ai le sentiment que Salah Karker avait déjà, depuis d’assez nombreuses années, la vision de ce qui pouvait, et devait se passer.
De ce point de vue, il faisait partie de cette minorité grandissante d’intellectuels musulmans, qui sont convaincus qu’il est possible de faire cohabiter la démocratie, et même une certaine forme de laïcité, avec l’Islam. L’évolution des régimes tunisien, égyptien, libyen, et peut-être très prochainement syrien ou yéménite, confirmera (ou non) ce à quoi Salah Karker, et de plus en plus d’autres, ont voulu croire. Je conserverai donc de cet homme si différent de moi, par les origines, la culture ou la religion, lui si pieux, et moi athée, le souvenir ému d’une très grande intelligence, et de ce que j’ai considéré comme étant sa conviction profonde, que l’évolution, notamment de la Tunisie, ne pouvait tendre que vers la réconciliation, la tolérance et le respect entre tous les hommes. C’est évidemment également mon vœu personnel.