La tragédie de Gafsa
Jour pour jour, deux ans après, c’était la réplique du «Jeudi noir» du 26 janvier 1978. Le dimanche 27 janvier 1980, un appel téléphonique me réveilla vers 3 heures du matin. Le nouveau gouverneur de Gafsa, M’hamed Abbès, m’informait que la ville de Gafsa était en ce moment l’objet d’une agression armée. Des inconnus ont investi la caserne Ahmed-Tlili à 10 kilomètres de la ville et tué la sentinelle de service. Embarqués dans des camions militaires «Magirus›› et saturés d’armes et de munitions puisées dans la soulte de la caserne, ils fonçaient en direction de la ville en criant: «C’est fini, Dieu est Grand, suivez-nous....!›› Tout laissait croire qu’il s’agirait d’une émeute. Répartis en trois groupes d’une quinzaine de personnes chacun, ils sillonnaient les rues en tirant des coups de feu suivis de jets de grenades. Ils confisquaient tout véhicule rencontré sur leur passage et essayaient de débaucher les passants. Quiconque s’opposait à eux était froidement abattu.
Pour se reconnaître, les mutins circulaient avec le phare gauche de leurs véhicules éteint. Jour férié suivi du Mouled, aucune autorité ne se trouvait en ville. Aucune manifestation de souveraineté: le gouverneur était à Nafta, les délégués absents ou inexistants ainsi que la police. La garnison militaire était en manœuvre du côté de Zarzis et son chef n’était pas joignable. Durant cette nuit, la caserne hébergeait 350 nouvelles recrues encore sous l’effet du vaccin TAB administré la veille et une clique de l’armée qui devait rejoindre le régiment d’honneur à Nafta!
Au poste de police, un adjudant et un agent de permanence étaient froidement abattus et l’assassin de hurler: «Police nettoyée...!››
Du haut de leurs balcons, les gardes nationaux avaient violemment repoussé les assaillants. Un car de touristes algériens était saisi et placé comme barricade en travers de la route pour empêcher l’entrée de tout véhicule. A 3heures 30 du matin, je rejoins le ministère de l’Intérieur et m’installe dans le bureau du Directeur général de la Sûreté nationale en face de la salle d’opérations. Je demande au chef de la salle, le capitaine Slaheddine Bouzrati, de convoquer de suite les hauts cadres du Département. Je prends soin d’informer immédiatement le Premier ministre et le ministre de la Défense. Pour ne pas attirer l’attention du public, toutes les voitures officielles avaient été parquées au garage, aucun véhicule n’était visible devant le ministère. Sans perte de temps, un avion de type Boeing de Tunis Air était réquisitionné pour transporter immédiatement à Tozeur une compagnie de B.O.P. avec armes et munitions. Cette troupe était renforcée par vingt gardes nationaux prélevés sur l’escorte du Président qui séjournait à Nafta et devait rejoindre par bus la ville de Gafsa. Cette compagnie d’intervention installée entre l’hôtel Jugurtha et le bâtiment des douanes devait attendre l’ordre pour entrer en action. La seule consigne alors était une surveillance stricte de la route menant à Tozeur et à Nafta.
Le soleil de ce dimanche 27 janvier se réveillait et les mutins suivis de nombreux curieux circulaient toujours à travers les rues en tirant des coups de feu et en criant: « Dieu est le plus grand ». A huit heures, je téléphonais à mon collègue de la Défense nationale et d’un commun accord avec lui, il a été décidé d’ordonner à deux compagnies du 33ème régiment motorisé léger de Kasserine de faire mouvement sur Gafsa avec mission de faire le siège de la ville et de la faire survoler par des hélicoptères. Je lui avais suggéré par ailleurs qu’un avion de chasse mitraille la route reliant la caserne Ahmed-Tlili, afin d’empêcher les mercenaires de continuer à puiser des armes et des munitions dans la soulte de la caserne. Dans cette ambiance effrayante, la ville se réveillait avec stupeur, sans rien comprendre. Le Directeur général de la Sûreté nationale voulait faire procéder au nettoyage immédiat de la cité. J’avais jugé que c’était prématuré et très risqué du fait que les assaillants, armés comme ils étaient, ne manqueraient pas de provoquer un carnage parmi le service d’ordre et surtout parmi les badauds. J’appelais le capitaine Mahdouani, chef de la compagnie d’intervention, pour lui demander d’attendre mes instructions pour procéder au nettoyage de la ville le moment venu. Neuf heures du matin, les hélicoptères survolaient la ville et le retour de l’armée était annoncé. Auparavant, un avion de chasse avait effectué un mitraillage à basse altitude de la route reliant la caserne au centre-ville. Les insurgés paniqués se pressaient de raser leur barbe et de se délester de leurs armes et munitions éparpillées dans les rues. Ordre était de les ramasser et de les déposer au siège du Gouvernorat.
Vers 11 heures, l’armée faisait le siège de la ville. Les jeunes recrues de la caserne Ahmed- Tlili malades, brutalisés et même blessés étaient en pyjama et conduits à pied au centre-ville où les criminels les avaient séquestrés dans le collège de jeunes filles. A treize heures, l’ordre est donné à la brigade B.O.P. d’entrer en action. Les mutins, désemparés, couraient de tous côtés et se réfugiaient dans le collège de jeunes filles en se servant des passants comme boucliers humains. Fortement barricadés dans l’établissement scolaire, ils brutalisaient les otages. De temps en temps, on entendait des coups de feu suivis de hurlements. Notre inquiétude était à son comble!
Vers dix-sept heures, ordre est donné pour faire sauter un pan du mur de la cour du collège. Cette opération ultime permit aux prisonniers de recouvrer leur liberté. Le gros des bandits, après un simulacre de résistance, fut maîtrisé et conduit sous bonne garde au poste de police aux fins d’interrogatoire. A dix-huit heures, l’armée et les forces de l’ordre étaient maîtresses de la ville et poursuivaient les mutins en fuite. Le lundi 28 janvier, les autorités réapparaissaient et la population, en pleurs, vaquait à l’enterrement des victimes. Je revois jusqu’à ce jour, avec infiniment de douleur, cet adolescent gisant sur un trottoir, les yeux grands ouverts. Evènement tragique et inoubliable marqué par la mort de quarante et un jeunes Tunisiens et les blessures plus ou moins graves de 111 autres personnes.
Il y a lieu de préciser certains points:
- L’occupation partielle de la ville de Gafsa par les assaillants a duré environ 11heures : de 2 heures du dimanche matin à 13h
- L’opération de rétablissement de l’ordre a été l’œuvre des services tunisiens de sécurité et de l’armée nationale. L’aide logistique étrangère, marocaine et française est venue plus tard.
- L’attaque a échoué parce que le commando n’a pas réussi à soulever l’ensemble de la population comme il l’escomptait, il a été suivi par un petit nombre de jeunes qui n’ont pas hésité à prendre les armes qui leurs ont été offertes. Mais la population dans son ensemble s’est tenue dans une attitude de neutralité prudente.
- Durant toute la période tragique, le président Bourguiba n’avait pas quitté un seul instant sa résidence au Sahara Palace de Nafta où il recevait, quotidiennement, des délégations venues de tous les gouvernorats en présence d’un parterre de courtisans et de poètes venus glorifier l’évènement.
Les enquêtes et investigations aboutirent à des découvertes troublantes. Un commando venant de Libye pénètre directement en Algérie et longe la frontière avec la Tunisie jusqu’au niveau de Gafsa. Les membres du commando déguisés en scouts s’infiltrèrent clandestinement par petits groupes à travers la frontière tunisienne. Vingt-huit des assaillants venant de Tripoli étaient arrivés à Alger via Beyrouth et Rome. D’autres étaient arrivés à Tunis via Marseille et Rome. D’après les aveux des inculpés, l’attaque du 27 janvier 1980 avait été minutieusement préparée à Gafsa même depuis plus d’un mois par les dévoyés venus de Libye où ils étaient réfugiés depuis des années et où ils avaient suivi une formation les prédisposant aux opérations terroristes. Ils avaient opéré au Liban et en Angola. Les uniformes « Scout » auraient été fournis par Mohamed Salah Yahiaoui, haut cadre du F.L.N. Les assaillants comptaient sur la présence à Gafsa de trois à quatre cents complices prêts à rejoindre leurs rangs le moment venu. La nuit de l’attaque, ils ne trouvèrent qu’une vingtaine de traîtres, le reste s’étant rétracté par peur ou par sagesse. Deux bandits notoires fichés par les services de la police, Azzedine Cherif, surnommé le borgne et inculpé en 1962 dans le complot fomenté par l’ancien fellaga Lazhar Chraiti, et le dénommé Ahmed Mergheni, condamné et recherché par la justice pour détention d’explosifs, leur servaient de guides et d’instructeurs. Toute cette bande de malfaiteurs avait élu domicile dans un quartier populaire dans une maison appartenant à un douanier.
Des points dits «Bir Oum Ali» et «Skhirrat» situés en territoire algérien en transitant par Majen Bel Abbès en Tunisie et par camionnettes, ils avaient déchargé à Gafsa dans cette maison les armes de guerre suivantes: 40 mitraillettes, 73 fusils mitrailleurs, 39 fusils, 53 pistolets automatiques, 9 bazookas, 3 mortiers de 60, 10 postes TSF longue distance, et une quantité impressionnante de munitions. Ils auraient ainsi effectué pas moins de cinq à six voyages aller-retour par camionnettes bâchées. L’enquête avait révélé par ailleurs que les mutins disposaient de plans de la ville de Gafsa, d’un plan de la caserne Ahmed-Tlili et d’une liste d’adresses précises. Est-il admissible que tout ce remue-ménage de personnes et de véhicules déchargeant en plein jour du matériel suspect n’ait pas attiré la curiosité innée des indicateurs locaux de la police? Où étaient les agents des services de renseignements de la Sûreté nationale?
Les véhicules franchissant la frontière et traversant une région réputée attentive et soumise au contrôle vigilant et permanent des patrouilles motorisées de la Garde nationale et de la Douane n’avaient jamais été interceptés alors que, selon les dires d’un habitant des alentours, «le simple vol d’une alouette ne passe pas inaperçu!». La rumeur d’une grève d’ouvriers ou l’agitation de collégiens mettaient vite en branle les services de police. Les chefs de poste de la Garde nationale aux frontières, notamment ceux de Douz et de Kebili, par notes fréquentes, signalaient aux services intéressés des mouvements de visiteurs suspects et des tentatives d’introduction d’armes et munitions de Libye. Un Libyen nommé Sassi Zekri natif de Nallout recrutait des correspondants tunisiens pour réceptionner les envois et les déposer à Gafsa. Le contrebandier Abdeslam Essouihli ne chômait pas. Il trafiquait en toute tranquillité. Les agresseurs s’étaient fait connaître par ce communiqué diffusé à partir de Paris (AFP): « L’Armée de libération tunisienne intervient en ce second anniversaire du massacre sanglant perpétré par le régime tunisien le 26 janvier 1978. C’est le point de départ d’un mouvement qui aboutira finalement à la libération du pays de la dictature du parti PSD et de la domination néocoloniale.»
Ainsi la souveraineté de la Tunisie était en jeu. Les assaillants se proposaient, par un TSF longue distance introduite avec eux, de lancer des appels aux autorités des pays amis les invitant à participer à la libération de la Tunisie. Ils n’eurent ni le temps ni la qualification pour faire fonctionner le TSF et lancer leurs S.O.S. Des forces libyennes étaient prêtes à franchir la frontière et à marcher jusqu’à Gabès selon des plans préconçus. Vigilant, l’état-major français donna ordre aux destroyers «Colbert» et « Clemenceau» de rejoindre le golfe de Gabès. Après des poursuites mouvementées menées par la Garde nationale et les commandos de l’armée à travers la campagne pour cueillir les derniers bandits, la Tunisie avait retrouvé sa tranquillité.
Le mercredi 30 janvier 1980 correspondant au 12 Rabi El Awel, jour du Mouled, j’étais invité à tenir une conférence de presse pour relater l’évènement. Durant 80 minutes, j’avais donné un compte rendu détaillé et circonstancié de la tragédie de Gafsa. J’avais souligné en particulier que :
- L’attaque de Gafsa avait pris de court les services tunisiens.
- Elle mettait en jeu la souveraineté de la Tunisie
Quinze heures avaient suffi pour neutraliser les agresseurs et le bon peuple n’en avait eu connaissance qu’au journal télévisé de 20 heures.
Le bilan de cette tragédie fut lourd : 15 morts et 16 blessés parmi les civils, 2 morts et 2 blessés parmi les forces de l’ordre, 20 morts et 90 blessés dans les rangs des nouvelles recrues de l’armée surprises dans la caserne Tlili et enfin 4 morts et 3 blessés parmi les assaillants.L’implication libyenne dans l’organisation ,le financement et l’exécution de l’attaque de Gafsa était évidente . Au cours de leur passage par l’Algérie, les membres du commando avaient été pris en charge par certains cadres de la sécurité militaire algérienne. Cependant, la conception de l’opération est imputable à l’ancien président Boumediène qui avait décidé, quelques mois avant sa mort, d’opter pour la programmation d’une action déstabilisatrice en Tunisie. C’est Mouammar Kadhafi qui l’avait révélé dans une déclaration publiée par la revue Jeune Afrique le 12 mai 1982. Selon Kadhafi, Boumediène l’avait entretenu du projet, en janvier 1978,à son retour de Tunis après avoir eu un entretien houleux avec Hédi Nouira et Abdallah Farhat qui avaient refusé de donner suite à sa demande de condamner l’intervention de l’aviation militaire au Sahara et d’annuler la visite à Tunis du général Guy Méry, chef d’état- major des armées françaises, programmée pour le 17 janvier 1978.« Je sentais au téléphone que Boumediène était mû par une rage froide. Sa voix tremblait. Il était question de leçon à donner, de montrer que l’on ne résistait pas impunément à sa volonté. Il m’a dit : «Je t’envoie trois collaborateurs de confiance. Mets en face d’eux des gens de même niveau pour monter une opération. Il faut faire trembler la Tunisie et tomber Nouira.
Je m’occuperai de la partie politique ». Les trois émissaires algériens étaient Kasdi Merbah, chef de la sécurité algérienne,Taleb Ibrahimi et Slimane Hoffmann. Kadhafi avait conclu sa déclaration par des regrets : « J’ai eu tort d’accepter de fournir l’intendance de l’opération. D’un autre côté, un dimanche soir de la fin de décembre 1979, les jeunes Kais et Achraf Azouz, enfants d’un camarade scout, Azzedine Azouz, me rendirent visite à mon domicile. Ils m’informèrent que leur père désirait me voir le plus tôt possible pour une question de la plus haute importance. Je lui ai donné rendez-vous le lendemain matin à 9 heures dans mon bureau au ministère de l’Intérieur.
Lors de ma rencontre le lendemain avec Azzedine Azouz, celui-ci me déclara qu’il appréhendait une conspiration contre sa patrie. Il me parla d’un appel téléphonique de la part d’un cadre algérien l’invitant à le rejoindre à Genève pour discuter d’une opération délicate. Par méfiance, Azouz lui demanda un délai de réflexion et un entretien téléphonique pour le lendemain était convenu. Je convoquai sur-le-champ le Directeur de la Sûreté nationale pour lui présenter mon visiteur et lui demander d’étudier avec lui la question. Par manque de temps et par confiance, je m’abstenais de m’immiscer dans le travail des services d’enquête, sûr de leur loyauté. Plus tard, j’appris qu’Azouz avait été mis en garde à vue dans un bureau de la sûreté pendant quelques jours.
A posteriori la passivité du Directeur général de la Sûreté nationale est intrigante d’autant plus que les chefs de poste de la Garde nationale aux frontières, notamment ceux de Douz et de Kébili, par notes fréquentes, signalaient des mouvements de visiteurs suspects et des tentatives d’introduction d’armes et de munitions de Libye. Il est difficile d’admettre que tous ces mouvements n’aient pas attiré la curiosité innée des indicateurs locaux de la police. Où étaient les agents des services de renseignements de la Sûreté nationale de Gafsa dirigés à l’époque par le commissaire Béchir Bougrine, un proche de Wassila, qu’il accompagnait comme agent de sûreté lors de ses déplacements à l’étranger. Après l’attaque de Gafsa , Bougrine est muté à la tête du district de police de Bizerte, où habite sa famille, avec promotion en grade.
Il convient de rappeler que dès l’annonce faite par les autorités tunisiennes du passage de 28 des assaillants par le territoire algérien, un communiqué officiel algérien déclara que «les services de la police des frontières n’ont enregistré aucun mouvement suspect». Le président tunisien dépêche Foued Mebazaa auprès du nouveau président algérien Benjedid, pour lui présenter les preuves irréfutables de l’implication de certaines parties algériennes dans l’attaque de Gafsa. Le président algérien déclara ne pas être au courant et s’engagea à ce que de pareils actes ne se reproduisent plus à l’avenir. Dans ce contexte, le gouvernement tunisien avait considéré la participation algérienne comme une séquelle du règne, Boumediène et avait concentré ses accusations sur le régime libyen. Il y a lieu de signaler que l’équipe algérienne, après le décès de Boumediène, était loin d’être solidaire. Deux tendances s’affrontaient en sourdine: la ligne représentée par Benjedid favorable à une ouverture politique limitée et contrôlée, et celle conduite par M. S. Yahiaoui, radicale et panarabe proche du régime libyen.
Dans les suites de la tragédie de Gafsa, je suis déchargé de mes fonctions à la tête du département de l’Intérieur et Driss Guiga est proposé pour la relève. Cependant, la concrétisation de ce remaniement avait traîné en raison de la résistance de Nouira à la nomination de Guiga. Un mois après l’attaque de Gafsa, le Premier ministre Nouira est terrassé par un accident vasculaire cérébral consécutif au surmenage et aux coups répétés de ses adversaires. Le Directeur général de la Sûreté est limogé pour être nommé ambassadeur en Pologne.
Othman Kechrid
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Le texte finit ainsi : "Le Directeur général de la Sûreté est limogé pour être nommé ambassadeur en Pologne"... ET ce directeur général de la sûreté était bien Ben Ali...qui allait arriver au pouvoir par le coup d'Etat médical que tout le monde sait...
La moitié de la vérité est il déjà un mensonge?
Et le role de l'Armée dans tout celà n'est ce pas le 33èmè régiment de l'Armée venant de Kasserine qui a libéré les otages du Lycée .