Jebali en réserve de la République?
Ses proches lui prédisaient « un destin national ». Hamadi Jebali savoure, pour le moment, dès la passation des pouvoirs, le repos du guerrier. Pouvant désormais arpenter les plages désertes de la banlieue Nord de Tunis avec un plaisir dont il avait été longtemps privé, il reprendra son souffle, avec le sentiment du devoir accompli. L’accueil fort chaleureux qu’il a reçu au Conseil de la choura, le soir de l’annonce de sa démission, le réconforte sans doute. Il sait aussi qu’il a gagné l’estime d’autres franges de Tunisiens. Quant à ce qu’il compte faire, il est trop tôt pour y penser.
Le sentiment de lassitude, voire de déception des élites politiques, toutes familles confondues («Nakbatouna fi noukhbatouna»), Jebali l’avait déjà ressenti depuis plusieurs mois. Maintes fois, il était à deux doigts de jeter l’éponge. Mais à chaque fois, il se ravisait. Déjà, dès l’automne dernier, «une grande question (le) taraudait: saurais-je poursuivre ma mission politique avec la même intensité pendant la période à venir et au-delà des prochaines élections». Il évoque quelques ennuis de santé, se dit «profondément écœuré par ce que notre pays vient de vivre», a l’impression de voir la Tunisie «tel un grand blessé gisant au milieu du désert, sur lequel s’acharnent des vautours pour le dépecer encore vivant» (Leaders, N° 18, novembre 2012).
S’agissant de son propre parti, Ennahdha, il se voit investi d’une mission : il sera «un grand acteur décisif de la réussite de cette expérience s’il sait réussir avec lui-même, se doter d’une vision très claire et éviter toute hésitation, pour ne pas tomber dans le piège de la polarisation». «Il y a un redoutable attisement de cette périlleuse dérive, ajoutait-il, et Ennahdha ne saurait se laisser s’y aventurer». Tout était déjà dit. Prise en son «âme et conscience , sans consulter personne », son initiative de constituer un gouvernement de compétences apolitiques ajoutera, le soir même au séisme provoqué le matin par l’assassinat de Chokri Belaid, un véritable cyclone politique qui mettra en branle tous les partis.
Des exigences non négociables
On connaît la suite : jusqu’au bout, il persistera dans son projet, multipliera les consultations à la recherche d’appuis, réunira un conseil des sages, invitera les partis à la table de la concertation… Il assouplira sa position lors d’un second round et acceptera à la limite d’ouvrir le gouvernement à quelques personnes politiques qui n’occuperont pas des ministères régaliens, ne s’adonneront pas à des activités et propagande partisanes et ne se présenteront pas, comme il s’était engagé lui le premier, aux prochaines élections.
Un accord général commençait à se dessiner. Jebali demandera des engagements clairs. La plus importante est la désignation d’une date précise pour la tenue des élections, ce qui implique un agenda pour la finalisation de la Constitution et l’adoption de la loi électorale.
Mais, il exige aussi la restauration de l’autorité de l’Etat, seul habilité à faire respecter les libertés publiques et individuelles et à assurer la sécurité, n’autorisant aucune faction illégale à se substituer à lui. Jebali demandera aussi un appui politique ferme au gouvernement afin qu’il puisse se consacrer à sa mission, sans se voir torpillé d’ici là.
Véritable autorité qui mène le jeu sur l’ensemble de l’échiquier politique et impose sa loi à tous, le Conseil de la choura d’Ennahdha n’entérinera pas ses choix. Optant pour ses convictions profondes, Jebali refusera de s’aligner sur les positions de son parti et renoncera à conduire un nouveau gouvernement. Pour lui, la page est tournée. Pour le moment.
De nouveau, face à son destin
«J’ai tant envie de retrouver ma famille, mes amis, reprendre mes lectures, me consacrer davantage au recueillement et à la réflexion», nous confiait-il. Troquant la veste officielle contre un blouson, il n’entame pas une traversée du désert, mais se met au vert… en réserve de la prochaine étape.
Ennahdha sait quelles aura et estime il a capitalisées durant ses 14 mois à la tête du gouvernement, tant en Tunisie qu’à l’étranger. «Le parti en aura grand besoin à plus d’un titre, pour ses propres troupes, ses partenaires, les autres partis et les divers interlocuteurs à l’extérieur», commente pour Leaders un connaisseur du sérail. «Mais, Ennhadha ne sera sans doute pas le seul à lui faire appel un jour ou l’autre, ajoute-t-il. Pour établir un pont entre séculiers et islamistes, favoriser le rééquilibrage du paysage politique, sans vainqueurs ni vaincus, promouvoir le pluralisme et bâtir la démocratie, Jebali sera très utile».
«Ferait-il un bon président de la République?». A la question de notre confrère parisien Le Journal du Dimanche, Rached Ghannouchi répondait: «Il le mérite amplement », ajoutant qu’«aucun choix n’a été formulé à ce jour…».
En attendant, un effort d’introspection serait le bienvenu. La politique n’est pas seulement une affaire de bonnes intentions. Que d’occasions ratées depuis une année, faute de volonté politique de la coalition au pouvoir, de stratégie claire!
Gouverner, c’est choisir, c’est se mettre sans cesse à l’écoute du peuple. C’est aussi savoir saisir les opportunités. C’est enfin savoir choisir ses collaborateurs, dont nombre lui étaient imposés. Ce ne fut pas toujours le cas.
Hamadi Jebali est aujourd’hui face à son destin. Son avenir politique dépendra de lui et de sa capacité à tirer les leçons de son expérience à la tête du gouvernement.
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