La magie des formes et des couleurs
Sans avoir fait de hautes études, Jellal Ben Abdallah est l’un des hommes les plus cultivés que je connaisse. D’une famille bourgeoise, il ajoute à son sens de l’humour, ce raffinement qui est la caractéristique du gratin de Tunis. Il a fréquenté dans sa jeunesse des esprits brillants. Il a connu André Gide, lors de son séjour à Sidi Bou Saïd. Mais il est resté attaché aux valeurs traditionnelles, fier d’être Tunisien et d’appartenir à une société qu’on disait en déclin.
A la différence de certains de ses confrères, il a trouvé dans l’art un chemin vers ce qu’on appelait à l’époque, avant l’indépendance, avec quelque emphase, «l’authenticité». Des peintres, plus jeunes, devaient suivre le même chemin, sans pour autant imiter le style Jellal. Dès le début, les tableaux de Jellal respirent ce qu’il pense être le legs de cette culture tunisoise: la sérénité, l’équilibre, la confiance en soi.
Que ses tableaux montrent des personnages, souvent à l’allure mythique, ou des femmes de rêve, des natures mortes ou de fiers coursiers, le bleu de mer de Sidi Bou Saïd est toujours là ; avec parfois, en toile de fond, les deux petits sommets du Boukornine, sur le rivage d’en face. Et, comme souvent il advient, l’éveil de Jellal à la recherche de cette «authenticité» s’est produit au contact, à Tunis ou à Paris, d’artistes étrangers, amoureux d’un certain mirage oriental qui n’existait que dans le regard qu’ils posaient sur un monde exotique. Jellal leur a emprunté un savoir-faire qu’il s’est ingénié à «apprivoiser», pour inventer un mode d’expression pictural tout à fait personnel et qui est vite devenu sa marque d’orfèvre. Ni imitation, ni soumission à une quelconque mode initiée par d’autres. Le résultat fut ce style sui generis: des formes de rêve, des couleurs, pastel en général, chargées d’éternité. Bref, ce climat magique où baignent la plupart de ses tableaux, qui sont un enchantement pour l’œil comme pour l’esprit. Mais l’art, pour Jellal, n’est pas seulement dans ses tableaux «toujours recommencés», comme cette mer au bord de laquelle il a choisi de vivre. Ces tableaux, que beaucoup sont heureux d’avoir dans leurs salons et les regardent comme l’annonce d’un paradis perdu, rêvé, ou encore à conquérir. L’art, pour Jellal, est un mode d’existence, qui se traduit dans une vision du monde, façonne sans cesse le comportement, inspire l’architecture et les décors, au milieu desquels il a ancré sa vie. Arborant toujours ce sourire, mi-narquois, mi-amusé, qui transcende tout le reste.
Faisant partie intégrante de cet univers onirique, son épouse, Latifa — à vrai dire son alter ego — l’accompagne dans ses démarches et partage ses choix. Sereine, par tous les temps, elle est son inspiratrice, sa muse et son mentor, tout à la fois.
La superbe retraite, à Sidi Bou Saïd — où ils ne reçoivent que des amis très proches — et l’éclat de ce couple, hors du commun, ont été, pour les différentes élites, un des attraits de cette petite colline «bénie des dieux» qui surplombe la Méditerranée.
Aussi est-il remarquable, et cela incline à l’optimisme, qu’un scientifique — le jeune et brillant docteur Amin Bouker — se penche, par goût et aussi sans doute par amitié, sur l’œuvre d’un des maîtres incontestés de la peinture tunisienne. Dans une étude fouillée, il s’efforce de restituer la démarche originelle de ce grand artiste, son cheminement à travers pays et périodes, afin de capter l’essentiel de son génie. C’est une entreprise peu aisée qu’il a assumée avec courage et intelligence. Ce livre, que j’ai le plaisir de préfacer, sera, je n’en doute pas, accueilli avec ferveur par le grand public, comme par les spécialistes.
Je lui souhaite bon vent.
C.K.
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