Tunisie- UE: En quoi pourrait consister le statut de « Partenaire privilégié » ?
On parle ces derniers temps de « partenariat privilégié » que certains considèrent comme le moyen de résoudre les problèmes du pays en lui garantissant un meilleur avenir et un destin de pays développé au cours du demi-siècle prochain.
Jetons un coup d’œil sur le demi-siècle qui vient de se terminer pour identifier le contenu de ce statut privilégié et sa contribution à l’accession par notre pays au statut de pays développé et la contribution éventuelle du partenariat privilégié à cet objectif.
La Tunisie a vécu 75 ans de protectorat français, l’Europe n’existant alors que pour se partager le monde. Il n’y avait pas sous ce régime de « partenariat » : il y avait conquête et exploitation coloniale : le gouvernement, l’administration, la justice, les terres, les mines, les banques, la monnaie, le crédit, tout était non tunisien. L’excès de domination a fini par détruire le système et libérer le pays, le système ayant produit lui-même les hommes qui vont en venir à bout. Il s’est vérifié ainsi que tout ce qui est artificiel, contre nature et excessif finit toujours par disparaître. Le communisme stalinien en est la dernière preuve éclatante.
Depuis, l’Indépendance a connu un parcours audacieux dont l’efficacité a souffert d’une gouvernance manquant de méthode et de rationalité : les premières années de l’Indépendance, fin des années 1950 et début des années 1960 ont vu réussir l’édification de l’Etat tunisien indépendant avec tous les attributs d’un Etat souverain, promulguer la loi sur le statut personnel et la libération de la femme, succès resté pratiquement unique dans le monde arabe et musulman et où, enfin, a été lancé vigoureusement l’instruction et l’éducation. Puis l’improvisation s’est installée avec l’autoritarisme aggravé du système politique : on généralisera le système coopératif et on échouera, on affrontera un syndicalisme patriotique ayant contribué fortement à l’indépendance et une répression grave est intervenue, on entreprendra de réaliser le projet génial d’union avec la Lybie et les divisions entre dirigeants tunisiens le feront échouer : c’est le coup de Gafsa en 1980 , la Tunisie est devenue un trou, dira Bourguiba, suivi d’une dernière tentative de sauvetage du pays menacé dans son voisinage qui n’aboutira pas et conduira à une dictature qui durera 23 ans et provoquera la révolution du 14 octobre 2011.
La Tunisie, malgré ce parcours difficile, a réussi cependant un développement économique et social que certains ont qualifié de miracle tunisien comme Jacques Chirac, Président de la République française. Et en effet 11 plans de développement ont été établis jusqu’en 2011 : le désordre qui a suivi a empêché jusqu’ici de continuer cette œuvre de planification continue depuis l’accès à l’Indépendance.
Retenons les données essentielles dans ce domaine. Les succès d’abord.
Une croissance économique moyenne non négligeable se situant à 5% du PIB et évoluant entre 4,5% et 17% (1972). Cette croissance nécessite des investissements importants. Le taux d’investissement a atteint rapidement le niveau de 30% du PIB et s’est limité à 23-24% au cours des derniers plans.
Cet investissement a été financé par l’Epargne national à hauteur d’environ 70% et par des apports extérieurs à hauteur de 30%. L’équipement général du pays a été entrepris dans tous les domaines depuis les routes et les barrages jusqu’aux écoles et universités jusqu’à l’édification d’un système bancaire tunisien qui n’existait pas au départ (BCT et Dinar) jusqu’à aussi l’introduction de nouvelles activités industrielles (loi 72) et de nouveaux secteurs producteurs de devises comme le tourisme qui produit jusqu’à 30% des ressources en devises de la Tunisie qui en avait bien besoin. Tous ces résultats positifs expliquent que la Tunisie a tenu le coup et ne s’est pas effondrée.
Mais ce tableau comprend des fragilités qui durent depuis l’indépendance. On doit pouvoir y remédier dans l’avenir, et c’est là notamment que se pose l’utilité éventuelle du partenariat privilégié et de la conformité de son contenu aux besoins du pays.
Quelles sont ces fragilités ?
La première fragilité concerne l’emploi et le chômage. La création d’emploi est insuffisante par rapport à la demande, en gros une demande de 80.000 par an contre une création de 60.000 donc une différence de 20.000 qui vient aggraver le taux de chômage par rapport à la population active qui de 12 à 13% a atteint 20% soit environ 800.000 « demandeurs d’emplois », pour ne pas dire chômeurs pour atteindre 17-18% et 700.000 probablement mais qui avec l’emploi fragile peut atteindre 1.000.000 dans la réalité et qui est encore plus grave dans les régions de l’Ouest et du Sud tunisien et atteignant jusqu’à 40%. Plus grave encore, ce chômage atteint 200.000 diplômés de l’enseignement supérieur, ce qui est la conséquence d’un système éducatif qui privilégie la quantité pour des raisons politiques. Aussi la demande d’emplois de ces jeunes diplômés de l’ordre de 6% du total parvient aujourd’hui jusqu’à 60%, ce qui réagit sur la qualité de l’emploi qui doit correspondre au niveau éducatif supposé des demandeurs.
La solution du problème de l’emploi est liée à une croissance économique plus forte que celle de 5% du demi-siècle précédent et devrait pouvoir atteindre entre 7 et 10% ainsi qu’à une réforme profonde du système éducatif qui doit privilégier la qualité et l’efficacité de l’éducation en organisant la jonction institutionnelle entre le domaine économique, dont surtout celui de l’entreprise, de manière à entreprendre précocement la préparation à l’emploi. Aujourd’hui cette jonction n’existe pas et les deux systèmes se tournent le dos. C’est là un des problèmes les plus urgents et si le « partenariat privilégié » peut contribuer à sa solution, je dirai tant mieux.
La deuxième fragilité est aussi d’une grande importance et elle concerne la Balance des paiements extérieurs de la Tunisie et qui est au cœur du « partenariat privilégié ». Cette balance comprend les transactions concernant les exportations et les importations de biens et services et qu’on appelle la balance courante. Cette dernière est en déficit depuis l’indépendance et menace l’indépendance même du pays, aujourd’hui que les agences de notation ne font qu’attirer l’attention sur ce problème. La Tunisie ne peut plus trouver de prêteurs et doit en appeler au Fonds Monétaire International qui, normalement et pour améliorer ses chances de récupérer ce qu’il a prêté, indique les réformes qu’il faut adapter pour restaurer le crédit du pays.
Il y a lieu donc de promouvoir nos exportations ou biens et services qui doivent couvrir nos importations et transformer le déficit courant (1,5 à 2 Milliards de Dinars) pour que nous ne soyons pas obligés d’emprunter pour combler ce déficit. Mais comme nous avons emprunté au fil des années, nous devons également rembourser le principal de ces emprunts contractés et empruntés à cet effet 2 à 2,5 Milliards de dinars pour effectuer ce remboursement. Au total la balance courante, de déficitaire, doit devenir suffisamment excédentaire de 4 Milliards de dinars en gros pour nous éviter d’emprunter le même montant.
Donc il est vital d’augmenter les exportations surtout si la limitation des importations n’est pas possible. La Tunisie a adoptée une loi en 1972 encourageant les exportations en réduisant le contrôle des changes et la fiscalité en faveur des entreprises. Cette loi a été un succès remarquable. Des chiffres ont été publiés en 2002 qui ont fait dire qu’elle a été « en avance sur son temps et le restera ». A cette date 2261 entreprises ont été créées, 2 Milliards de dinars contre 6 Milliards pour ce régime général. Malgré cet apport de la loi de 1972, le déficit commercial reste important : il a atteint 9 Milliards de dinars en 2010. Ce déficit a été heureusement en partie comblé par le tourisme et les transports de nos compatriotes à l’étranger qui ont totalisé 7,4 Milliards de dinars d’où le déficit courant résiduel de 1,6 Milliard déjà indiqué et qui nous oblige à emprunter pour le combler. La Tunisie vit donc dangereusement dans ce domaine.
C’est surtout dans ce domaine que le statut de « partenariat privilégié » peut être d’un apport décisif à condition de revoir ce principe de réciprocité qui suppose que l’Union Européenne et la Tunisie sont au même stade de développement, ce qui est loin d’être le cas. Le désarmement quasi-total qu’il impose à la Tunisie ne peut pas contribuer à son développement. On ne peut en parler que lorsque la Tunisie aura progressée suffisamment pour pouvoir soutenir une concurrence loyale avec l’Europe sur un marché intégré où il n’y a plus de frontières.
L’application de cette réciprocité a été quasi-totale dans l’accord « dit d’association » conclu en 1995. En contre partie, on a convenu que l’Europe apportera une aide financière importante à la Tunisie et qu’on encouragera les investisseurs privés à s’installer en Tunisie.
Or la « crise » en Europe et l’austérité qui s’en est suivi n’ont pas permis d’avoir des concours financiers à la hauteur des problèmes d’emplois, de chômage et d’investissement qu’on vient de citer. Par ailleurs le régime non transparent de président destitué n’inspirant pas confiance aux investisseurs. Ces derniers, en outre, doivent respecter la consigne de non délocalisation.
Et l’on constate que l’accord de 1995 n’a pas changé la situation du pays qui a toujours les mêmes problèmes à la fin des 12 ans et après cette date : chômage, emploi, investissements, balance des paiements, endettement, problèmes qui se sont aggravés ces deux dernières années du fait de l’instabilité.
Cette révision du postulat de la réciprocité est tellement logique que j’ai eu à le critiquer depuis 1962 et 1963 dans deux articles au journal « Le Monde » et à la revue « Jeune Afrique » où j’évoquerai « l’aménagement des principes de réciprocité et d’égalité de traitement qui ne peuvent s’appliquer qu’entre pays parvenus au même stade de développement ».
Très tôt après l’indépendance et alors que nous cherchions à sortir de l’union douanière qui nous liait avec la France, on a été invité par l’Europe en constitution (six pays européens) à venir négocier à Bruxelles notre entrée au marché commun projeté. Nous avons été pris de frayeur et avons décliné cette offre.
L’accord de 1995 et le projet de partenariat instaurent une zone de libre échange entre l’Europe et la Tunisie devant aboutir à une « intégration » des marchés, terme qui doit être clarifié sinon il peut être compris comme une domination ou recolonisation. Or la leçon des expériences passées indique que tout ce qui rappelle la domination ou la prédominance ou une tutelle ou une quasi –tutelle doit être évitée. Celui de coopération, d’association semble plus indiqué. Sinon, on provoquera un jour un « rejet brutal » en constatant cette domination sur le terrain. Ce rejet est intervenu après l’indépendance, la domination étant trop visible et cela explique les nationalisations et les confiscations. Il y a là un problème très délicat qu’il y a lieu d’aborder avec soin. Cette réciprocité, ce danger de domination, a été accepté par le « président » déchu pour gagner la sympathie de l’Europe à qui il apparaissait comme un rempart entre l’islamisme. Cet accord est marqué par la précipitation : le délai de 12 ans est incompréhensible. Est-ce que réellement on peut changer un pays dans un délai aussi court. L’Europe s’est industrialisée depuis deux siècles au moins, la Tunisie depuis quelques décades. Il y a lieu de bâtir donc un « partenariat » novateur qui a des chances de résister au temps et de remplir sa mission essentielle : contribuer au développement de la Tunisie, qui « émerge » et qui mérite d’être soutenue étant donné les dangers qui la menacent ayant un territoire et une population limitée et n’ayant pas de pétrole. Je cite toujours le cas de la Finlande (5 Millions d’habitants) qui grâce à un système éducatif considéré comme le meilleur à l’échelle mondiale et qui est parvenue à un stade de développement très avancé.
Un partenariat novateur doit être consenti sur les deux fragilités que l’on vient de décrire. Il ne doit pas être un catalogue de tout ce qu’il y a à entreprendre en Tunisie, qui serait se disperser et risquer l’échec. En voulant étudier généreusement le « partenariat », on risque de provoquer un rejet d’une opinion tunisienne consciente des dangers de domination, même provenant de pays frères et amis, musulmans ou non musulmans. En revanche, en agissant substantiellement dans les deux domaines cités et en parvenant à des résultats concrets et tangibles, on est admis à s’intéresser à l’ensemble des affaires et au destin du pays sans que cela provoque équivoque et réticence.
Plus le résultat de l’action entreprise est probant, plus cette intervention européenne dans les affaires intérieures de la Tunisie sera fondée et acceptée.
En tout état de cause, la Tunisie doit remplir les conditions nécessaires à l’obtention du soutien européen : la démocratie, le pluralisme, le respect des droits de l’homme, le respect des libertés d’expression, d’association et d’assemblée, la protection des droits des femmes et des enfants, la lutte contre la torture et toutes les autres obligations qu’elle doit assumer pour devenir précisément un « partenaire » qu’on accepte de « privilégier » pour l’aider à parvenir au stade d’un pays développé. C’est une démarche parallèle : plus la Tunisie se démocratise et se moderniste, plus le soutien sera plus important et surtout bien plus admis par une opinion européenne attachée aux valeurs universelles.
Un partenariat concentré sur l’investissement et l’emploi ainsi que sur la Balance des paiements et la promotion des exportations tunisiennes doit comprendre des dispositions concernant la nature et le montant du soutien financier européen au « partenaire » privilégié.
Ce soutien financier comprend l’aide financière publique pour renforcer le Budget d’équipement annuel tunisien consacré à des équipements de base du pays pour promouvoir et faciliter l’installation d’activités économiques, agricoles, industrielles ou de services dont le Tourisme particulièrement important pour le Tunisie ainsi que la promotion des régions défavorisées et des projets de promotion des catégories les plus démunies.
Cet effort doit être déterminé en fonction de celui adopté par le partenaire tunisien et représenter un pourcentage convaincant du montant du Budget d’équipement adopté par la Tunisie de façon à éviter des négociations périodiques incertaines sur des montants inconnus au moment de la signature de l’accord du « partenariat privilégié ».
Ce soutien concerne également l’investissement dans les projets susceptibles d’améliorer la situation de l’emploi et celle de la balance des paiements. Ce soutien est l’affaire des entreprises européennes qu’on doit encourager et des entreprises tunisiennes qui elles aussi doivent devenir des partenaires crédibles pour réaliser avec ses vis-à-vis européens des projets de nature à promouvoir la croissance économique, l’emploi et aussi les exportations et un meilleur équilibre de la balance des paiements.
On peut se demander ce que pourrait gagner l’Europe dans un partenariat privilégié ainsi conçu ? Il faut admettre que l’avantage n’est pas immédiat mais on pense qu’il sera considérable. En effet promouvoir le développement de la Tunisie, c’est assurer la sécurité et l’équilibre de ce pays, protéger le vis-à-vis européen contre les dérives et les secousses qui pourraient affecter un pays dont les moyens restent limités. Promouvoir ce pays, c’est aussi améliorer ses importations en provenance de l’Europe au fur et à mesure de son développement, alors que si ce soutien n’existe pas, ces importations pourraient diminuer ou provenir de pays désireux de jouer un rôle dans la région malgré leur éloignement géographique.
Le dernier avantage et le plus important peut être, le partenariat privilégié « novateur » aura l’avantage de traiter progressivement et humainement le problème de l’émigration, régulière ou clandestine provoquée par la création et par l’offre insuffisante d’emplois à des centaines de milliers de jeunes sans emplois. Leur départ régulier ou clandestin est un drame pour la Tunisie et l’Union Européenne. Il prive le pays d’une force humaine qui peut contribuer à son développement et il provoque des réactions négatives d’une partie de l’opinion des pays européens. La contribution du « partenariat privilégié » à la promotion de l’emploi est de nature à résoudre progressivement ce problème dans l’intérêt des deux partenaires concernés et dans l’intérêt des demandeurs d’emplois qui retrouvent ainsi leur dignité dans leur propre pays.
Le projet de partenariat privilégié est un projet de longue haleine. L’Union européenne se dit « déterminée à s’engager sur le long terme », consciente que le succès du « partenariat privilégié » aura des répercussions possibles à la fois pour la prospérité de la Tunisie mais également pour l’ensemble de la région.
La sécurité de la Tunisie et de l’Union européenne se joue dans l’immédiat au soutien de la Tunisie dans sa lutte contre l’extrémisme et la violence mais elle se joue économiquement et financièrement sur le moyen et le long terme. Il ne faut surtout pas fixer une période aussi courte que les douze ans de l’accord de 1995. Le « partenariat privilégié » est une affaire de longue haleine qui se joue à long terme, une génération peut être, ce qui est un « instant » dans la vie d’un pays. Si l’on obtient des résultats satisfaisants plus rapidement, on peut, en organisant une évaluation tous les 5 ans, rectifier le tir en fonction des objets poursuivis.
L’union européenne et la Tunisie sont des partenaires naturels. Ensemble, ils peuvent obtenir de meilleurs résultats pour les deux ensembles. Protéger les deux rives de la Méditerranée et une tâche qui leur incombe ainsi qu’autres partenaires de la région. Il est important que tous les dirigeants soient à la hauteur des problèmes et participent vigoureusement, sans égoïsme, avec dignité et noblesse à créer spontanément l’union souhaitée qu’on déclare aujourd’hui souhaiter de part et d’autres.
M.M.
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