News - 17.06.2013

Gilles Kepel : Tout repose sur l'ordre social, à maintenir ou à rompre

Les mouvements islamistes qui s’installent dans les pays du «printemps arabe», peuvent espérer promettre la prospérité, mais n’ont pas un modèle social à proposer et capables de rallier autour d’eux les masses, surtout les plus défavorisées. Tout reposera alors sur le maintien de l’ordre social pré-établi ou sa rupture et son renversement. C’est ce qu’estime Gilles Kepel, lors de sa présentation, vendredi à Tunis, de son dernier ouvrage «Passion arabe». Fruit de recherches sur le terrain à la faveur de 35 déplacements, depuis 2011,  dans les pays de la région, dont 8 fois en Tunisie, il y consigne un journal riche d’observations, d’entretiens avec les principaux acteurs et de commentaires croisés, recueillis ici et là, souvent en première ligne, à Sidi Bouzid, Place Tahrir, Gaza, Jérusalem, Doha, Damas, et ailleurs.

S’il a préféré se limiter dans son livre à «offrir des matériaux utiles à la réflexion », il ne se prive pas, dans ses conférences-débats, de partager ses analyses. Invité à la tribune de la jeune et dynamique Fondation Averroès (présidé par Ghazi Gherairi), Gilles Kepel a tenu en haleine un public très nombreux, en remontant aux déclencheurs des révolutions arabes, décortiquant leurs phases successives et soulignant  leurs enjeux spécifiques. Rappelant les grandes sécheresses qui avaient précédé en 1788, la révolution française, ou tout récemment la chute du mur de Berlin, il a placé les difficultés économiques, la précarité et le chômage au cœur des déclencheurs, attisés par des régimes à bout de souffle, prédateurs, n’apportant aux préoccupations politiques et revendications sociales que des réponses sécuritaires déclenchant une spirale de répression, solidarité et expansion.

Le mythe fondateur

Kepel s’interrogera pourquoi parle-t-on de printemps arabe alors que tout a commencé en automne-hiver, pourquoi c’est de la petite Tunisie et non dans la grande Egypte Oum Eddounia, tout est parti, ou pourquoi encore on attribue à Bouazizi le prénom de Mohamed alors qu’il s’appelle en fait Tarek. Revenant sur le mythe-fondateur de la révolution tunisienne, il évoquera les différentes versions détaillées, parfois peu cohérentes entre elles, mais retiendra surtout l’alliance de toutes les couches sociales et familles politiques dans un même élan qui a fait chuter la dictature, quitte à voir cette alliance s’effriter par la suite.

Trois grands phénomènes sont alors observés. Le premier est la montée en puissance des islamistes, forts d’une organisation solide qui s’est forgée tout au long des années de résistance, avec des dispositifs de solidarité et un sens de la discipline, d’une image de victimisation et d’un statut de légitimité propagé par Al Jazeera. Le deuxième est le retour, quelques mois après, des sociétés civiles. En Tunisie, l’assassinant de Chokri Belaid en marquera un point d’orgue singulier. Quant au troisième, il concerne le développement des salafistes qui ont su récupérer les frustrations sociales. La rupture que porte leur discours devient l’expression des couches les plus défavorisées, une rupture nourrie d’un sentiment d’exclusion.

La Syrie, ligne avancée de l’Iran

Gilles Kepel poursuivra sa lecture du monde arabe en s’attardant sur le cas de la Syrie où selon lui se joue actuellement le round le plus important des transitions en véritable ligne de front, évoquant le clivage attisé Sunnites-chiites, l’affrontement Iran – pays du Golfe. L’Iran, dit-il, a fait du Hamas, Hezbellah et la Syrie, sa ligne avancée, avec une deuxième ligne au Sud, à Gaza. Il relève d’une part, une coalition harmonieuse, menée par l’Iran, appuyée par la Russie et, en face, un regroupement hétérogène, formé par l’Arabie Saoudite, le Qatar, d’autres émirats du Golfe, les Etats-Unis, des pays occidentaux et Israel. Ces derniers, espérant rééditer l’exploit de la chute de l’ex URSS, suite à l’attaque de l’Afghanistan, compte sur un effet domino, provoqué par la chute du régime de Bachar Al Assad, pour affaiblir l’Iran, si non le faire tomber.

Kepel ne livre aucun pronostic, mais invite à suivre attentivement l’évolution de la situation dans la région. Son ouvrage, « Passion arabe », offre cependant des clefs de décodages utiles.

Passion arabe, Journal 2011 - 2013
de Gilles Kepel
Editions Gallimard, 2013, 27 DT

 

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