Nous y voilà !
Nous y voilà! Après la période du semis, vient irrémédiablement la période de la récolte. Et après avoir mis beaucoup de cœur à semer la discorde, la récolte s’avère tellement bonne que la Troïka frise aujourd’hui la crise de foi. Aux quatre points cardinaux, la pression s’exerce, à un tel point que nos gouvernants ont plus de facilité à sillonner le monde que leur propre pays. A croire qu’ils jouissent d’un plus grand crédit en dehors des frontières. Ne dit-on pas que «Nul n’est prophète en son pays» ?
(Raymond Aron)
Les islamistes qui ont appelé au califat ont été entendus, au-delà du slogan et des frontières. Mais, chaque islamiste doit désormais choisir son camp, il est salafiste, violent, djihadiste et terroriste, enfant de Ben Laden ou alors républicain, patriote et légaliste, enfant d’Ibn Khaldoun.
Les islamistes ne pourront plus faire croire à un cousinage qui n’existe que dans les esprits retors. Ils devront se déterminer très vite. Depuis les élections, ils n’ont cessé de miner le terrain politique, et la tentative de vassalisation des groupuscules salafistes a lamentablement échoué. Comme à chaque fois que le pouvoir essaye de fricoter avec des terroristes, ça finit par lui exploser à la figure. Le pouvoir a besoin de s’accrocher à la légalité du vote qui l’a porté, lorsque les terroristes ne font que la contester. C’est aujourd’hui une défaite personnelle de ceux qui n’ont cessé de prêcher la double parole.
Ennahdha s’est prise au piège de la responsabilité du pouvoir, coincée entre l’acceptation de la démocratie qui doit la conduire, par principe d’alternance, à perdre les élections à terme, et ses enfants salafistes qui récusent son pouvoir. L’utilisation de l’Islam comme alibi politique pour accaparer le pouvoir est une stratégie erronée qui mènera le pays au fiasco. A force de chercher à faire passer ses adversaires pour des mécréants, Ennahdha a fini par trouver plus croyant qu’elle sur l’échelle de la foi qu’elle a elle-même mise en place. Les salafistes ont inventé la machine à remonter le temps, mais ils n’ont pas pour seule ambition d’être les Pasdaran d’Ennahdha, ils veulent plus et plus vite, voire tout et tout de suite.
L’Etat islamisé a accepté beaucoup trop de dérives, a laissé faire trop longtemps, a continuellement repoussé l’affrontement philosophiquement inéluctable. Il n’a pas hésité à s’attaquer aux manifestations pacifistes des démocrates, lorsque dans le même temps il fermait les yeux sur les débordements violents des salafistes, l’occupation des mosquées et les appels au meurtre. Il y a probablement un peu de nostalgie chez certains, à qui ces hordes rappellent leur jeunesse «débridée et rebelle».
Ennahdha est aujourd’hui en pleine quadrature du cercle? Pour se défaire du terrorisme, elle a besoin des démocrates, qu’elle ne pourra mobiliser que si elle se déleste de ses principes hégémoniques et antidémocratiques.
Dans le même temps, le pouvoir est pris entre l’économique et le politique, l’interconnexion entre les deux ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre, seule la performance économique peut asseoir le pouvoir politique, mais seuls des résultats politiques probants peuvent réamorcer la machine économique. Mais jusque-là, les dossiers économiques sont les otages d’une politique illisible et d’un gouvernement incapable de trouver des solutions, obligé de s’en remettre à l’administration pour conduire seule des réformes, sans vision ni stratégie. A l’absence d’un agenda politique clair répond comme un écho l’absence d’une vision économique et d’un plan de réformes. Il ne sert à rien d’accuser le thermomètre des hausses brutales de température, ni les miroirs, un poil déformants, des «médias de la honte» d’en être les instigateurs.
Cette situation renforce la crise interne et exacerbe les dissensions entre les différents courants, sans compter que le poids de ses partenaires au pouvoir est aujourd’hui réduit au degré zéro de la crédibilité et de la représentativité. Tout cela conduit à une nouvelle stratégie de l’esquive. Ainsi, les faucons ont pour la plupart été mis à la diète médiatique, le gouvernement a pris ses distances avec Ennahdha et Ennahdha avec le gouvernement. Car entre constitution et élections, Ennahdha a fait le choix de se concentrer sur les élections, qu’il faut en même temps retarder et assurer.
Il s’agit d’un choix stratégique pour le parti, mais aussi pour sa direction, qui serait emportée en cas de défaite. Sur la constitution, elle aura tout tenté, bien aidée par une belle poignée de télégraphistes; mais soyons sérieux, l’essentiel est aujourd’hui de rester au pouvoir avec ou sans constitution, avec ou sans élections, avec ou sans concessions. La recherche et la conservation du pouvoir sont les seules choses qui unissent toutes les tendances islamistes politiques. L’expérience montre qu’il y a plus à partager autour de la table du pouvoir (y compris les miettes pour les subalternes), mais aussi et surtout, qu’en s’y prenant bien, on pourrait bâtir n’importe quel modèle de société sur n’importe quelle constitution.
Ce qui se joue en Tunisie aujourd’hui est capital. Après les échecs en Algérie et au Mali, il y a une vraie opportunité de créer une base islamiste radicale en Afrique du Nord. Imaginez donc un axe Kaboul-Damas-Le Caire-Tunis, ça aurait de la gueule, non? Ça vaut bien quelques sacrifices. Mais si rien n’est perdu, rien n’est acquis non plus. La Tunisie va probablement être secouée par un long cycle de violence, certains l’espèrent peut-être, mais même ceux-là ne sont pas sûrs de maîtriser leur sujet. Je doute que nous soyons préparés à cela. Un conseil national de sécurité, une commission nationale de la défense, une police républicaine rassérénée et renforcée, et une armée équipée et regonflée sont les impératifs du moment. La société civile, toujours vigilante, devra inventer de nouvelles formes d’engagement et d’action pour continuer à jouer un rôle, dans un contexte qui conduit souvent par la peur à l’effritement et à la démobilisation psychologique. Et surtout que l’on nous épargne le spectacle des larmes de crocodile de ces élues de l’ANC, tombées là par hasard, et qui nous démontrent à quel point la Tunisie a sombré dans la misère intellectuelle.
W.B.H.A.
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Lu avec intérêt.Merci si Walid pour cette étude sur les mouvements islamistes. Vous avez bien exposé le visible.Mais il reste l'invisible qui me parait de loin le plus important.Pour ce, il faut des enquêtes menées par de véritables spécialistes. Nous en avons en Tunisie. Il faut leur donner le temps et les moyens
Merci pour cet article.... que de risques et de dangers en perspective. et tout cela à quel titre? Avoir été incapable politiquement de s'entendre rapidement sur un projet de constitution, qui quoi qu'on en dise NE PEUT, NE POURRA que ressembler aux autres constitutions des pays démocratiques et s'inspirer des expériences passées. IL aurait vraiment mieux valu pour la Tunisie que le projet institutionnel, toujours à parfaire, soit mené rapidement et que des élections générales aient lieu sans délai pour sortir de cette perspective inquiétante d'un pouvoir divisé et chaotique. Il aurait mieux valu que les politiques réfléchissent à une vraie politique régionale de développement. Rien, économiquement ne peut se faire dans ces conditions, TOUT peut être perdu. IL est temps que les tunisiens le comprennent: il n'est pas la peine d'inscrire dans une constitution organique des principes religieux qui traduisent une foi individuelle, quelle qu'elle soit. LA CONSTITUTION ORGANISE LE POUVOIR et PROTEGE LES INDIVIDUS.Elle n'a pas à dire ou arrêter ce qu'il faut croire. Toutes les perspectives "géostratégiques" sont fantasmagoriques. Le QATAR, qui n'a aucune base autre que financière, ne peut servir de repère pour toute politique. Même ses contributions financières, qui dépendent largement d'un "laissez faire" seront mises à mal par les grandes puissances quand l'heure viendra.... et elle viendra. Peut on sérieusement se remettre comme cela dans les mains d'un Etat étranger et lointain( après avoir tout fait - et tous les sacrifices- pour devenir indépendant? Trois ans auront été perdus. Faut il perdre plus? Aux tunisiens d'en juger. Mais le veulent ils encore? L'heure est à la responsabilité.