La transition et le jeu des nations
Deux projets concurrents dominent la transition démocratique sur la scène arabe : d’une part, le projet fondé sur les libertés, les valeurs universelles et l’équilibre des pouvoirs – projet démocratique; d’autre part, le projet fondé sur les préceptes de l’islam et qui subordonne l’exercice des libertés au respect des dogmes – projet théocratique. La lutte pour faire prévaloir l’un ou l’autre détermine le destin de la région. La phase de transition que nous traversons depuis plus de deux ans est appelée à trancher des dilemmes politiques, juridiques et philosophiques d’une portée décisive.
La société arabe démocratique n’a pas de précédent. Elle sera, dans l’affirmative, une création historique, couronnement du processus qui se fait jour dans le champ arabe à la faveur de la Révolution de 2011. La société tunisienne, en raison de sa maturité sociale et politique et grâce aux forces conscientes et déterminées qui l’animent, peut l’emporter, peut parvenir à fonder la démocratie. Toutefois, des forces puissantes, intérieures et extérieures, sont mobilisées à l’appui du projet théocratique; elles procèdent certes du conservatisme ancré dans la société et dans le voisinage arabe du Maghreb jusqu’au Golfe, mais aussi de calculs stratégiques visant le bloc arabe. Le succès de la transition, l’avènement de la première société arabe démocratique, aura une portée qui dépasse la Tunisie. Son échec se donnera l’illusion d’un progrès qui ne vaudra pas plus qu’un retard supplémentaire, s’ajoutant aux retards déjà accumulés dans l’ordre du vrai progrès.
Les deux projets
Les deux projets s’opposent par le référentiel juridique et philosophique et par le sens du temps.
L’ordre démocratique est clair par lui-même, aisément saisissable du fait que la culture démocratique a profondément pénétré nos élites et qu’elle prévaut dans les sociétés évoluées qui nous environnent. Il conforte la tradition de réforme et de progrès social qui est la nôtre depuis plus de cent cinquante ans, autant par la lutte contre les régimes inégalitaires, absolutistes ou corrompus, que par la lutte syndicale qui distingue la Tunisie depuis près d’un siècle et par la généralisation de l’enseignement, l’affirmation de l’islam éclairé, la libération de la femme et l’ouverture sur les autres cultures. Il s’inscrit aussi dans le prolongement de la lutte infinie pour la liberté. Les forces démocratiques tunisiennes s’appuient autant sur les acquis réalisés au lendemain de l’indépendance dans le sens de l’égalité des droits et de la modernisation de la société que sur les luttes intenses contre l’abus de pouvoir, la censure, la fraude électorale, et sur l’exigence profonde de liberté, de justice et de dignité qui n’a jamais cessé d’animer la base de la société politique. Le projet théocratique, fondé non sur la raison et la liberté mais sur le dogme, prolonge le modèle autoritaire et paternaliste qui a commandé les sociétés arabes, y compris après les indépendances acquises au cours du siècle dernier. S’il prévaut, il représentera non pas un dépassement mais une variable du système absolutiste que la Révolution a tenté d’éliminer. Les partis d’inspiration islamique sont nés de l’échec des politiques de développement et des conséquences de la modernisation parcellaire qui a disloqué la société traditionnelle. Avant d’être formellement admis sur la scène politique, les fidèles de la mouvance islamique ont lutté avec leur méthode propre contre les injustices sociales et contre la liberté des mœurs, autant de facteurs qui, à leurs yeux, contribuent à plonger les peuples islamiques dans la crise. La ligne qu’ils préconisent, fondée sur le retour aux valeurs de l’islam, rejette en bloc, comme autant d’hérésies, les progrès réalisés dans l’ordre de la liberté de la femme et de l’ouverture relative de la société. De ce fait, la mouvance islamique s’est constituée en rupture avec la philosophie des réformes, et en devoir de mettre en échec, y compris par la violence, les lois et les institutions de la société tunisienne.
L’option théocratique repose sur des principes non négociables, les valeurs de la foi étant absolues et intemporelles. L’attitude dogmatique, la posture offensive, l’assurance qu’inspire le message transcendant déterminent dans le militantisme islamique une violence essentielle caractéristique des systèmes totalitaires. Si cette mouvance a lutté pour les libertés, c’est à des fins ultraconservatrices. Constituée après 2011 en partis politiques plus ou moins radicaux, elle s’en tient à la même mise en cause fondamentale des acquis sociaux et politiques et au retour aux prescriptions de la charia.
Tant que la phase de transition poursuit le débat politique dans la liberté, la compétition est ouverte. Or, le débat ne se limite guère au duel interne : d’autres forces concourent à la dialectique, interfèrent dans son cours et s’efforcent de peser sur son issue.
Trois forces externes
Trois forces externes s’efforcent d’influencer le cours de la transition. Dans le champ arabe, la majorité des régimes en place craint l’avènement d’une vraie démocratie qui constituerait un précédent lourd de menaces. Deux monarchies, le Maroc et la Jordanie, sont engagées dans un processus de démocratisation par le moyen non de la révolution, mais de la réforme et de la loi ; les autres monarchies et émirats œuvrent à canaliser la Révolution dans la voie d’une réforme islamique qui serait soutenue par l’élan populaire : mécanisme démocratique, contenu islamique. A cette fin, des alliances sont nouées et des moyens incommensurables sont mobilisés pour faire prévaloir le choix théocratique. Ce facteur, habilement combiné à l’insécurité et au désordre économique, peut faire avorter la transition démocratique. D’autre part, les Etats-Unis accueillent la Révolution de 2011 comme la matrice d’une expérience propre au monde arabe permettant de résorber l’islam politique dans les processus nationaux, dans la conviction que la responsabilisation transformera ces partis et éliminera la dimension violente et antagonique qui les caractérise. Bien entendu, les Etats-Unis sont en ‘‘guerre totale’’ contre l’islam extrémiste depuis plus de dix ans ; contre cet ennemi, ils n’ont guère remporté de victoire décisive. Les ouvertures tardives au Mouvement taliban sont rejetées avec dédain. Nulle part en pays d’islam – Liban, Somalie, Afghanistan ou Irak – les troupes américaines n’ont achevé la mission : elles se sont partout repliées sur des compromis de façade. En définitive, l’option de l’affrontement armé n’a fait qu’amplifier et exacerber l’islam extrémiste : l’épreuve de l’insertion et de la responsabilité politique contribuera à l’apaiser et le transformer.
A son tour, l’islam extrémiste se pose en ennemi des régimes arabes et des puissances occidentales complices de ces régimes. Le dilemme n’est surmontable qu’au prix de la conciliation de l’islam politique avec la terre d’islam. Un tel compromis est concevable entre les sociétés mères, notamment les pays arabes, et les partis islamiques qui se prévaudraient d’une stratégie positive de réappropriation. Les partis qui acceptent les règles démocratiques et la légitimité électorale devraient être habilités à prendre part aux responsabilités politiques dans leurs pays sans restriction et sans exclusive. Du reste, les dirigeants islamistes, dans l’exil qui les a tenus longtemps tributaires des pays occidentaux, ont intériorisé les mécanismes de l’ordre démocratique et assimilé sa rhétorique. Ils jouent le jeu.
La Révolution met fin à l’ostracisme qui frappait les partis islamiques. Les pays en transition leur reconnaissent un droit égal à participer à l’édification de la société démocratique : ils sont, après tout, le fruit de leur culture, de leur politique et de la conceptualisation erratique du lien communautaire. Les islamistes réintégrés, devenus acteurs et producteurs de la vie politique, cessent d’être parias. L’enjeu est alors d’élaborer, dans chaque pays, le cadre national acceptable par l’ensemble des forces politiques, de convenir des principes communs et de souscrire aux mêmes règles et obligations démocratiques.
Tel est le compromis posé par les Etats-Unis. Désormais, les crises de l’islam politique doivent être résorbées au sein de la nation, sans déborder sur l’Occident. Les Etats-Unis ménagent pour les islamistes la voie de l’intégration politique moyennant l’admission du pluralisme, l’interaction avec les autres acteurs, la quête de la légitimité par le suffrage populaire et le renoncement à la violence. La responsabilité induit par elle-même l’autorégulation et le sens de la mesure. A son tour, l’islam politique doit sacrifier la légitimité transcendantale qui fonde le message supérieur dont il s’estime porteur et passer par l’épreuve de la compétition électorale et du mérite comparatif : la légitimité politique est à ce prix.
Pour les Etats-Unis, l’essentiel est que l’intégration réussisse, que les islamistes prennent la mesure de la gestion de l’Etat et de la haute responsabilité : ainsi surmonteront-ils le prurit de la violence et de l’extrémisme. Les Etats-Unis veillent à empêcher à tout prix l’avortement de l’expérience. Le compromis a le mérite de surmonter la fracture politique typique des sociétés arabes et qui génère indéfiniment l’extrémisme et la violence. Il ouvre la voie à une dialectique capable de générer des vertus d’intégration et des modèles communautaires novateurs. Pour n’avoir pas tenté une telle expérience, les sociétés arabes se sont privées de la faculté de créer des valeurs politiques modernes et des progrès propres à la civilisation de l’islam.
Pour l’Europe, la Révolution de 2011 ouvre une brèche dans le bloc des régimes sud-méditerranéens et rend possible l’ouverture démocratique et la dynamique de convergence sur plusieurs plans ; à cette fin, l’Europe ajuste les soutiens politiques et économiques propices. Elle soutient la démarche inclusive qui permet le retour paisible des islamistes dans leurs pays, le dépassement de la crise de l’islam politique et l’atténuation des tensions génératrices du terrorisme. La conciliation des valeurs démocratiques essentielles et des limitations exigées par les islamistes est l’un des enjeux de la transition. Toutefois, l’Europe reste ferme quant au respect des grands principes. Pour l’Europe, c’est la finalité démocratique qui doit prévaloir.
Ce compromis est-il crédible ? Les expériences lancées au Maroc, en Egypte et en Tunisie sont autant de variables mais, n’en doutons pas, l’enjeu est le même. L’ordre politique arabe est-il sur la voie de l’appropriation démocratique ? La thèse théocratique est-elle la nouvelle ruse de la spécificité arabe destinée à faire avorter la démocratie ? Trois facteurs déterminent la portée de la transition.
D’abord, combler le retard historique. Depuis la chute du mur de Berlin, la démocratie a connu sa plus large extension dans le monde à l’exception de la région arabe qui accuse dans cette voie un retard absolu. L’écart donne un sens à la Révolution de 2011. Le succès de la Révolution se mesurera à l’avènement et à l’enracinement de l’ordre démocratique dans le champ arabe ;
Ensuite, intérioriser le pluralisme, surmonter la catégorie de l’unicité qui domine la mentalité arabe ; reconnaître dans la société la pluralité des appartenances philosophiques et politiques et leur participation égale et légitime à la vie de la nation ;
Enfin, admettre le caractère universel des principes qui fondent l’ordre social et politique et faire prévaloir ces principes sur les dogmes procédant de la coutume ou fixés par la religion. La prétention de poser l’ordre islamique comme alternative aux principes universels trahit le retard philosophique qui mine le monde arabe et qui l’entretient dans l’illusion que l’homme musulman est spécifique et qu’il fait exception au reste de l’humanité.
Conclusion
Quant au fond, les deux projets sont-ils absolument irréductibles? Dans le contexte tunisien, la conciliation est acquise. De tout temps, l’élite tunisienne s’est distinguée par une intelligence positive des sources du droit en islam, ayant permis de concilier les valeurs de la foi avec l’exigence de progrès et la modernisation de la société. L’Ecole juridique tunisienne est en mesure d’élaborer le compromis historique et de fonder la société arabe démocratique dans le respect de l’islam. L’affrontement aujourd’hui tient moins au choc des deux thèses qu’à la déficience du leadership dans le camp islamiste : ignorance, dogmatisme et démagogie font plus pour exacerber le duel et provoquer le chaos que le nœud philosophique du dilemme.
La percée démocratique peut manquer le moment exceptionnellement propice de la Révolution de 2011. N’en doutons pas, elle serait tout juste retardée. Mais si, au terme de la lutte, elle s’affirme et s’enracine, ce sera nécessairement le fruit d’une démarche volontariste, d’un combat non dénué de violence et d’une exigence absolument souveraine. Pour autant, la compréhension et le soutien de la communauté démocratique sont précieux dans le contexte de la détérioration de l’état économique et sécuritaire, des fractures qui divisent le monde arabe et du conservatisme qui durcit du fait même de l’espoir démocratique soulevé par la Révolution.
A.O.
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Monsieur votre article est assez long, il tire ses forces de plusieurs sources, mais je voudrais émettre quelques remarques parce que je suis aussi interessé que l´experience de la démocratie trouve sa voie.Nous savons tous la parole de Churchil qui dit"que la démocratie est le pire des systèmes à l´exclusion de tous les autres", donc le fait de s´engager dans la voie démocratique est en quelque sorte plus important que la démocratie elle même. L´Amerique,USA,a son rêve, je ne sais pas si le grèce a un rêve, enfin chaque people trouve un moyen pour choisir son avenir; Bouazizi s´est battu pour son travail ambulant, un exemple, il y en a d´autres. Il ya je crois deux taches à faire avancer dans la voie démocratique et trouver un projet pour le peuple, et ce projet il faut le discuter avec le peuple. A ma connaissance la plupart des pays démocratiques ont des projets popukaires et pour l´avenir très diffèrents. J´ai citè le "rêve Américain" et j´en connais d´autres