Le Cheikh, les islamistes et la légitimité
En Tunisie, les prises de position antagoniques concernant les évènements en Egypte se fondent principalement sur l’idée que se font les uns et les autres du concept de «légitimité».
Il n’est pas dans l’objet de ce texte de s’attarder sur le coup d’état en Egypte (car c’en est un), sauf à dire qu’aucun démocrate n’est fondé à s’en réjouir. Il convient d’ajouter aussi que la démocratie, ce ne sont pas seulement des élections, ce n’est pas la loi du plus fort (l’élu). C’est un long processus, un vaste débat qui doit déboucher sur l’acceptabilité l’un de l’autre et sur un « mode de vivre ensemble » consenti par tous. Et Morsi n’a pas compris tout cela. 14 millions de voix l’ont élu et 22 millions ont pétitionné pour son départ, car après des élections considérées comme régulières, les difficultés sont apparues sur le terrain de la démocratie proprement dite, mais aussi sur les champs économique et social. Le président y a répondu par une série d’erreurs monumentales, tant en ce qui concerne les libertés et la justice que la gouvernance et le favoritisme à l’égard des « siens ». Mû par sa volonté de puissance et de domination de l’ensemble de l’échiquier politique, il a lui-même délégitimé sa propre élection en perdant progressivement son statut naturel de « président de tous les égyptien».
L’Egypte n’a pas été, depuis 60 ans, dans un contexte de construction démocratique, et elle ne l’est toujours pas. Ce reflux contre l’islam politique, ce mouvement de « backlash » va très probablement se répéter dans les deux sens à des horizons plus ou moins lointains. Il est de nature à structurer la démocratie. Il faut espérer toutefois que ce mouvement de balancier se fera avec le moins de violence possible.
Mais ramenons cela au contexte tunisien tout en opérant des comparaisons avec le cas égyptien. On se souvient tous, quelques jours avant les élections du 23 octobre 2011, de la sortie médiatique de notre honorable cheikh national, où il décrétait que son parti possédait la majorité des voix et qu’il était prêt à « faire tomber dix gouvernements s’il le faut » si son parti ne remportait pas ce suffrage.
De la sorte, il considérait avoir une légitimité naturelle, transcendant celle du peuple, dépassant le résultat des urnes, qui devait obligatoirement conduire son parti à gouverner le pays en cette période transitoire et à y établir SA loi. Comme il l’a clairement affirmé quelques mois plus tard dans un enregistrement devenu célèbre à des jeunes salafistes (certains les qualifiant de « nahdhaouis impatients »), sa stratégie consiste à pratiquer une reconquête à travers un « soft power » rampant, pour mettre la main sur la société et l’Etat. En toute légitimité.
Aujourd’hui, en ayant l’outrecuidance de décrier l’illégitimité en Egypte, il ne craint pas la contradiction : "si les urnes ne me choisissent pas, je fais appel à la «légitimité» de la rue ; si je suis élu, il est illégitime de me démettre".
Allons plus loin : la Constitution ne semble avoir aucune importance aux yeux de notre cheikh. Puisque sous les mandats de Bourguiba et Ben Ali elle n’a pas été respectée et puisque le pays a été régi sans les préceptes de l’Islam (qui ont même été combattus), il conclut tacitement qu’elle ne représente rien ou pas grand chose. Ce sont les usages, les traditions, les règles coutumières qui, à travers un pouvoir sacralisé, doivent régenter le corps social. A défaut de cela, ce sont les contestations de la rue qui l’emportent.
Tout cela est « légitime » parce que le sacré, c’est « ce qui ne se discute pas » ; or ce qui ne se discute pas constitue la négation de la démocratie. A vrai dire, la religion n’a jamais clairement défini le sacré, elle le désigne. Et qui gère le sacré ? C’est celui qui s’érige en chef spirituel. Le sacré apporte une légitimité qu’il néglige d’obtenir par les urnes. C’est pourquoi sans être élu, notre cheikh est le vrai « patron » de la Tunisie. En un mot, pourquoi un «pouvoir sacralisé» ? Mais pour mieux se l’accaparer pardi ! Et rester claquemuré dans cet autisme va sûrement conduire à une impasse politique sur laquelle on criera à l’illégitimité.
Cela dit, en général, tous ceux qui sont élus se considèrent légitimes parce que leur élection est fondée en droit et en justice, reconnue par la loi, conforme aux dispositions constitutionnelles et obéit aux normes d’équité, de raison et de morale.
Outre le fait que ce mélange de concepts appelle à la distinction entre le droit positif et le droit dit «naturel», que devient cette légitimité si l’élu s’avère incompétent à exercer le mandat pour lequel il a été choisi ? Il faudra s’attendre désormais à ce que l’opinion publique (la rue) se place de plus en plus en position d'arbitre de fait, surtout dans l’état de délabrement actuel de notre économie et à cause des atteintes répétées aux droits de l’homme et aux règles d’équité et de justice.
Une légitimité formelle qui n'est pas soutenue par une compétence effective ou par le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes ou encore par d’autres valeurs supérieures pose la question de son statut (la légitimité est-elle durable au delà de la raison et de l’éthique?). Autrement dit, doit-on privilégier les principes du doit, ou contester cette attitude au nom de valeurs supérieures, qui ont d’ailleurs conduit aux révolutions arabes : si on s’en était tenu à la légitimité définie par le droit, on n’aurait jamais pu déloger les dictateurs.
Que peut-on retenir pour la période à venir ?
1. Les prochaines élections, législatives et présidentielles, ne doivent pas laisser de place aux gourous d’aucun acabit qui traversent l’autorité et le prestige de l’Etat comme un couteau traverse une motte de beurre. Car la Constitution ne leur prévoit aucun rôle. Celui qui souhaite gouverner le pays doit se présenter à une élection ; le peuple ne reconnaîtra aucune autorité à part celles prévues par les textes.
2. Celui qui veut gagner les élections doit le faire par les urnes ; c’est la base de la démocratie. Mais tout le monde peut-il faire le même serment? Militer pour la concorde nationale est une cause juste, intelligente et pacificatrice, mais qu’en est-il de la sincérité de toutes les parties prenantes ? Défendons nos valeurs et laissons les autres défendre les leurs ; endossons nos seules responsabilités pour faire de la Tunisie un pays de liberté, d’équité et de justice.
3. Il faudra s’attendre à ce que l’on fasse de plus en plus appel à des « technocrates » pour améliorer la gouvernance des «nouvelles démocraties arabes». Mais il existe bien un danger de dérapage vers une forme nouvelle de gouvernance, où le pouvoir des politiques s’affaiblirait face à celui des technocrates, plus aptes à persuader l’opinion publique de leurs choix. Il convient alors de bien séparer l'option politique, fondée sur la légitimité de l’élu, et les avis des experts, tout en considérant que ces derniers sont indispensables pour la gouvernance du pays.
4. Dans toutes les scènes politiques, il y a toujours des « ingénus indispensables», des « angéliques utiles » et des « malins malveillants ». Gardons nous de figurer dans une de ces catégories et engageons nous tous, de façon sincère, dans une entreprise de transparence politique.
Pour finir, selon Max Weber, la légitimité est source de dominations de trois types : traditionnelle (coutumière, royale), charismatique (autorité personnelle d’un chef, d’un héros), légale (respect de la loi). C’est ce qui a fait dire à un de ses contemporains, Maxime Du Camp que « tout pouvoir légitime est issu d’une usurpation ».
Et c’est peut-être la juste compréhension de ces notions qui contribue à bâtir notre mémoire collective.
Taïeb Houidi
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Excellente analyse monsieur Houidi