Opinions - 29.07.2013

Pour une politique de bon aloi

Au creux des apparences

En ces moments de tension à son extrême avec les menaces et les périls qui font le lit de futurs troubles durables, le temps n'est peut-être plus propice à une parole de raison bien que la nécessité de la claironner soit inversement proportionnelle aux remous tendant à la faire taire ou perdre dans la clameur et le brouhaha ambiants. C'est que les apparences retiennent plus l'attention que leur creux, même si en ce creux réside l'inapparent décisif, tel cet inconscient, maître en nous, de la moindre action. 

Le constat ne doit pas moins s'imposer dans toutes les têtes en Tunisie, même celles brûlées par la passion de l'action politique ou l'ambition de l'agitation politicienne : comme on peut être irresponsable malgré d'éminentes responsabilités, on finit aussi par être injuste par excès de justice.

Aujourd'hui, notre pays martyrisé souffre de ces deux fléaux : l'irresponsabilité des uns, alliée à l'injustice des autres. Et sans un maximum de responsabilité chez les premiers et un minimum d'acceptation d'une dose d'injustice à prendre sur soi chez les seconds pour éviter de brimer son prochain, nul consensus honorable ayant en vue l'intérêt du plus grand nombre ne saurait se dégager en Tunisie. Pourtant la paix, celle des braves surtout, est à ce prix.

Il est inutile de gloser sur les motivations des uns et des autres, les tenants et aboutissants de la situation actuelle, car le temps n'est plus aux justifications, mais bel et bien à l'action. Alors se pose pour l'acteur politique la seule question digne d'intérêt : quelle action entreprendre?

Est-ce aller dans le sens de convictions légitimes propres, quitte à ce qu'elles heurtent l'intérêt du pays ou plutôt dans celui de l'imaginaire de ce dernier, nonobstant sa déclinaison par des majorités, silencieuse ou activiste ? Faut-il le rappeler ici : cet intérêt est toujours tributaire d'un minimum d'ordre et de justesse, formes éminentes d'une justice équitable, en congruence avec l'état sociologique ici et maintenant du pays !

La société tunisienne est multiple; ne pas en prendre compte, c'est la violenter, niant une de ses spécificités majeures. Elle est aussi, de par cette spécificité justement, fortement attachée à ses traditions et ses archaïsmes, tout en étant puissamment ouverte sur la moindre marque d'innovation, d'inventivité, d'esprit novateur. C'est sa postmodernité assumée en une forme basique que l'on ne saurait nier.

Qu'est-ce à dire sinon que les soubresauts qui l'agitent sont dans l'air du temps et que cet âge des foules doit rappeler aux observateurs que ni la chose publique ni la société n'obéissent plus aux conceptions éculées d'un exercice politique à l'antique ? Le pouvoir institué, même issu d'un vote légitime, n'a plus de légitimité si le pouvoir instituant — le peuple — se ravise majoritairement et l'exprime, et ce même en dehors des formes imposées par les paradigmes anciens.

Ceux-ci sont désormais saturés; et dans l'attente de la formation lente de nouveaux paradigmes, c'est la puissance sociétale qui est le véritable souverain. Est-ce la rue qui gouverne ? Bien évidemment, car en postmodernité, la séparation entre les manifestations du pouvoir et ses racines organiques ne doit plus exister, n'étant qu'un leurre, le miroir aux alouettes des démocraties formelles. Désormais, les allées du pouvoir réel sont les ruelles et les sentiers de nos villes et nos villages; les palais de la République ne gardent que leurs ors, mais pas ce qui est de nature à faire la trame de sa vie quotidienne tissée dans les domiciles, réels ou virtuels, des citoyens; et même les bureaucrates de l'État ne sont plus que ce qu'ils ont toujours été au fond, les commis subalternes dans un pays où le peuple est roi. Certes, celui-ci l'est souvent clandestinement, mais lui seul a le droit d'être constamment servi par qui sait voir, parmi les politiques charismatiques, l'irréel, le deviner et le sentir.

Aussi, pour une classe politique classique, se pose la question de savoir concilier les buts et les motivations de sa carrière d'autant plus justifiée dans ses ambitions qu'elle s'avance sous le masque du sacerdoce : le service d'un peuple qui ne demande rien tant que sa volonté soit respectée.

Cette volonté est un hymne à la vie. Elle est d'abord un attachement à une existence juste et digne, où l'on est libre de ses convictions et de ses actions, dans le respect total de la liberté d'autrui. Aucun diktat, aucune violence ne devant contrarier les libertés d'opinion et des mœurs, qu'elles relèvent de la tradition ou de la modernité, y compris les plus échevelées, les plus écervelées, du moment qu'elles se respectent, coexistant pacifiquement.

Elle est aussi une soif de démocratie et une faim d'égalité; et cela ne s'entend nullement sur un plan interne qui n'a plus grand sens dans un monde interdépendant et mondialisé, mais dans le cadre d'un espace de démocratie. Peu importe qu'elle soit méditerranéenne en articulation avec la démocratie européenne existante ou moyennant une dimension à inventer au sein d'une francophonie à laquelle il serait illusoire de croire en détacher la Tunisie actuelle; l'essentiel est qu'elle le soit promptement. Ainsi, des mesures d'urgence absolue, ayant un impact inévitable sur l'imaginaire populaire, se traduisant par des réalisations concrètes au jour le jour, peuvent y pourvoir, comme avec l'arme magique que je préconise portant sur la liberté de circulation pour les Tunisiens dans le cadre d'un visa biométrique de circulation.

Et cette volonté est enfin une demande instante de confiance et de reliance avec la classe politique censée représenter le peuple, s'assimilant même à un désir de fusion avec une élite qui ait enfin du charisme, ne se reconnaissant aucun ego, pratiquant l'humilité, puisant son génie dans la sagesse populaire bien avérée.

Or, tout cela existe en puissance, sans bruit, en Tunisie; il forme les pointillés d'une politique de bon aloi qui sont susceptibles de se transformer en ligne droite vers le succès d'une démocratie tunisienne qui soit un modèle du genre. Pour que cela soit concrétisé, nos femmes et hommes politiques se doivent de veiller particulièrement à soigner leur sens éthique, leur conception de la chose politique et les adapter aux canons de la postmodernité ambiante.

C'est à faire en ce moment ou jamais, le modèle tunisien, articulé sur une tunisianité sui generis, étant en mesure de s'épiphaniser. Et la chance de la Tunisie est bien grande du fait que le grand manitou américain, déjà penché sur le berceau du Coup du peuple depuis ses premiers jours, croit à la réussite de ce modèle. D'ailleurs, il ne peut qu'y croire, puisqu'il y va de son intérêt propre sur le long terme, car si l'expérience démocratique ne réussit pas en Tunisie présentement, il sera bien difficile d'y songer avant bien longtemps, chez nous comme ailleurs dans le monde arabe.

Il reste à convaincre nos gourous ou pseudogourous locaux, forts du soutien de leurs propres gourous internationaux, d'en être convaincus aussi pour délaisser leurs comptes d'apothicaire, versant bien souvent dans les calculs machiavéliques avec leurs arrière-pensées. Alors, ils seront enfin en mesure d'oser faire — ou permettre de faire — advenir en Tunisie la vision paraclétique que permet un islam interprété correctement en une spiritualité éminente, un fait religieux de son temps, un islam postmoderne, soit un lien qui unit et renforce la cohésion dans le pays, un divin social.

Que nos politiques toutes tendances confondues, dépassant leurs égoïsmes, communient donc en une politique de bon aloi, la même pour tous, qui les amènerait à se libérer de suite de toutes attaches avec ces fascismes de droite comme de gauche, qui pèsent sur les libertés, viciant les consciences. Et qu'ils fassent de leurs convictions, les unes laïques, les autres religieuses, une lecture renouvelée revenant à l'étymologie de la sécularité qui n'est rien d'autre que l'imprégnation de ce qui caractérise la majorité; ainsi serions-nous tous laïques dans le sens de ce qui caractérise notre société, à savoir son irréfutable spiritualité.

Que l'islam politique, puisqu'il est inévitable d'en faire abstraction dans une société essentiellement arabe islamique, ait une touche soufie, qu'il soit cet islam culturel et non plus seulement cultuel, qui a été à l'origine d'une culture et d'une civilisation mondiales inoubliables. Et le soufisme nous ayant assez montré le chemin vers l'homme parfait ou uni, que cela soit la quête des musulmans de ce pays — pratiquants ou non et par choix ou par héritage —, celle d'un homme droit au sein d'un État de droit où l'homme sera parfait dans son respect des libertés, toutes les libertés telles qu'universellement consacrées.

Que son éthique en homme de foi réconcilié avec lui-même n'ait pour seul souci de censurer que la moindre législation liberticide, attentant aux droits de l'Homme dans son acception universelle. Ainsi sera-t-il ce croyant islamique modèle chez qui le matériel et le spirituel sont en parfaite harmonie dans une accession constante vers plus de spiritualité sublimant une nature humaine foncièrement imparfaite.

Un cinquième pouvoir pour une démocratie rénovée

On sait depuis Montesquieu que le pouvoir doit arrêter le pouvoir. Et dans les pays démocratiques, on en recense quatre, les trois classiques Exécutif, Législatif et Judiciaire, et le pouvoir des médias. Or, on a assez répété que dans une société de consommation, et la nôtre l'est devenue, l'État démocratique devient un spectacle, un théâtre d'ombres, même si ces pouvoirs ne sont pas déséquilibrés.

Quand on sait que dans nos pays arabes, du fait de la nature humaine déjà, la théâtralité est déjà de rigueur, l'Arabe aimant se donner en spectacle et tenant le plus grand compte du regard d'autrui sur lui, comment échapper à pareille dérive au niveau de la pratique politique ? D'autant plus que l'émancipation récente de nos médias manquant d'expérience emporte tous les excès.

De plus, dans la culture tunisienne à forte influence arabe musulmane, il est une réalité incontournable dont on a mesuré l'effectivité et la pertinence avec l'expérience démocratique actuellement en panne, à savoir l'existence d'un cinquième pouvoir représenté par la religion, un pouvoir qui se révèle cruel et suicidaire s'il n'est pas discipliné et intégré dans les rouages de la démocratie.

Nul n'ignore l'emprise du fait religieux sur les moindres aspects de la vie du Tunisien, au point que notre religion, comme la langue d'Ésope, peut être ce que l'on a de meilleur et de pire. En se transformant en dogme liberticide chez certains, l'islam est assurément antidémocratique et néfaste; en magnifiant ce qu'il recèle d'humanisme universel comme surent le faire assez tôt les soufis, il est alors le plus beau souffle de spiritualité pouvant venir irriguer la démocratie dont l'esprit s'étiole et s'assèche dans l'Occident excessivement rationaliste faute de pareille richesse.

Aussi, ce pouvoir qui contrôle les esprits, ce cinquième pouvoir, tout autant qu'il s'arroge une latitude pour contrôler les autres pouvoirs et vouloir s'y imposer, doit être lui aussi limité afin de relever d'un État véritablement démocratique. C'est, en effet, l'amalgame des pouvoirs qui fait la dictature, notamment quand on s'emploie à faire en sorte que le pouvoir religieux, non seulement inspire, directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment, le moindre moment de la vie de la majorité des citoyens, mais s'y impose pour les façonner selon une conception institutionnelle n'ayant rien à voir avec la religion du peuple, moins dogmatique et plus libertaire dans ses manifestations.

Il ne peut donc en aller autrement en Tunisie comme en Occident, terre ancienne de démocratie où la vie, en se sécularisant, a permis de limiter le pouvoir de la religion à la sphère privée. En terre arabo-musulmane, pareil cantonnement est bien loin d'être possible dans l'immédiat. Non point au nom des préceptes authentiques de la religion, mais bel et bien du fait de l'accumulation de pratiques liberticides inauthentiques. Il nous faut donc, au lieu de courir derrière l'illusion vérifiée tous les jours d'évacuer la religion de la sphère publique, l'y admettre en la soumettant aux principes régissant cette sphère, à savoir la limitation des pouvoirs les uns les autres. Ce n'est rien d'autre que la démocratie. Pour contrôler les autres pouvoirs et le cas échéant s'y imposer, le pouvoir religieux doit être lui aussi, étant intégré de droit dans le jeu politique, limité afin de relever d'un État véritablement démocratique.

La force de ce cinquième pouvoir serait inouïe et il nous faut en user à bon escient. Elle ne doit ni être ignorée ni venir renforcer les autres pouvoirs ou les limiter abusivement, mais atténuer les excès des uns et des autres comme eux-mêmes doivent pouvoir le faire en retour. Ainsi, la force éthique inhérente à notre religion, avec sa grande spiritualité et son humanisme sans limites, doit-elle être redécouverte moyennant une approche renouvelée selon les canons de la démocratie. Ainsi l'islam serait-il, comme il l'a déjà été, en avance sur son temps, tout simplement révolutionnaire.

C'est l'islam politique postmoderne ou l'i-slam, comme je préfère l'écrire, appelé à intégrer la démocratie en un cinquième pouvoir. Pour ce faire, il nous sera demandé de le rétablir dans son authenticité en le sortant de ce que j'appelle une tradition musulmane, axée sur le legs des jurisconsultes assez influencés par la tradition judéo-chrétienne de leur époque.

Il s'agira d'en faire l'inventaire selon les critères de notre temps, mais au vu de ses propres intentions, pour passer à une nouvelle lecture qui soit authentiquement islamique renouant avec son esprit et sa spiritualité. Ainsi arrivera-t-on à faire de l'islam, qui est à la fois une religion et une politique, un pouvoir agissant pour l'humanisation des mœurs publiques et un contre-pouvoir s'opposant à toute entreprise de déshumanisation. Or, on sait que c'est ce à quoi s'attaque le totalitarisme et ce qui fait son essence, cette déshumanisation qui est le fait de dépourvoir l'être humain de toute capacité à distinguer le bien du mal, tout sens moral, tout jugement éthique.

Il va sans dire que le jugement moral doit rester libre et non pas dogmatique ainsi qu'il est actuellement, et se manifestant dans un État de droit et de libertés assurées. Or, cela a été le cas dans l'histoire islamique avant que le dogme ne se sclérose et la morale ne s'invagine autour de traditions héritées des autres monothéismes. À nous donc de retrouver cet islam des origines et notre humanité dans le même temps, le meilleur de ce qui fait sa spécificité : la sensibilité et la raison, soit une raison sensible.

Assurément, la spiritualité islamique, la religion telle que vécue par nos soufis — seuls vrais salafis dans leur respect de l'esprit islamique authentique — peut y aider si elle ne tient pas à devenir antinomique avec le propre de l'homme qui est d'être pensant. Ceux qui, au nom de la religion, font du croyant un mineur à demeure à éduquer et à corriger ne font que du tort à l'islam qui a élevé la raison à un niveau jamais égalé par les religions des Écritures; ils ne font que reproduire les travers de celles-ci que notre religion est censée venue rectifier, réintroduisant en islam ce qu'il a banni de la tradition judéo-chrétienne : le dogmatisme d'une croyance dans un Dieu intolérant, en un homme coupable par essence.

Et pour qui douterait de cette capacité démocratique de l'islam, qu'il n'oublie pas que dans les démocraties les plus anciennes, il existe aussi et a toujours existé des lieux de marchandages et de tractations où s'annule la fameuse séparation des pouvoirs. Même dans ces démocraties, malgré leur différence, les ennemis politiques des différents bords peuvent s'unir au nom de l'intérêt supérieur de l'État, son prestige ou son autorité, et qui peut être son identification à un individu avec ce que cela implique de défense et de négation des fautes du second au nom de la sauvegarde du premier. D'ailleurs, qu'est-ce sinon une religion civile, avec rites et culte, des notions comme la République ou la Nation dans les démocraties occidentales, et qui sont en mesure d'amener les gens à offrir leurs vies comme naguère dans une guerre de religion ou aujourd'hui pour les fous d'Allah ?

On peut ainsi parfaitement en arriver à idolâtrer l'État et son administration au point d'en faire un organisme divin, et alors pareille perfection empêche que la moindre possibilité d'erreur, même évidente, soit admise; sauf force preuves — et force majeure de surcroît ! Mais qui peut les réunir sans une presse libre ? Et encore, celle-ci peut être muselée; alors, reste la conscience pure des citoyens libres. Or, une telle conscience est censée exister chez nous grâce à l'éthique authentique de notre religion, cet i-slam auquel j'appelle rendant à Dieu l'adoration qu'il mérite d'autant plus absolue qu'elle émane de créatures libres, et reconnaissant justement à ces créatures leurs droits et libertés, sans la moindre limitation.

Que l'islam politique en Tunisie soit donc cet islam authentique avec sa prétention œcuménique et rationaliste ! Que ses adeptes cultivent ce qu'il honore au plus haut point en valeurs fondamentales d'amour, de tolérance et de justice, et qu'il ait à jouer dans la vie politique tunisienne, non pas le rôle de censeur, coupeur de têtes, émasculateur de cervelles libres et émancipées, mais d'un contrepoids dans le cadre de la théorie politique des pouvoirs arrêtant les pouvoirs.

Qu'il soit une sorte de cinquième pouvoir, ayant la haute charge d'orienter vers les valeurs morales éminentes pour équilibrer les pouvoirs, éviter tout excès de matérialisme, le moindre déni de spiritualité ! Surtout, qu'il ne se transforme pas en suprême pouvoir de dictature, car la morale islamique véritable est d'abord et avant tout une éthique esthétique, c'est-à-dire sensible à la plus infime pulsion en l'homme, cet inconnu, si nécessaire à son unité pour l'assomption de sa nature tellement complexe, grâce à une raison sensitive et une connaissance ordinaire où l'homme sans qualités et le véritable homme aux qualités morales authentiques.   

Farhat Othman    
 

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