Du "processus de Barcelone" à l'accord du "partenaire privilégié"
L’accord du "partenaire privilégié" est une tentative européenne pour ressusciter, de ses cendres, l’accord d’"Association Euro-Tunisien" conclu le 17 juillet 1995 (18 ans, déjà), avant même la tenue de la conférence de Barcelone fin novembre de la même année. Cette conférence, qu’on appelle aussi "processus de Barcelone" avait mis en place un protocole de création d’une "zone de libre échange euro-méditerranéenne" (ZLEEM). Ce "Partenariat" regroupait à l’époque d’un côté les 15 pays qui constituaient encore l’Union Européenne (UE) et de l’autre les Pays du Sud et de l’Est méditerranéen (PSEM). Mais cet accord n’a pas été concluant ! Rien de concret n’a été réalisé. Les "aides" débloquées par l’Europe pour soutenir la Tunisie, le Maroc et l’Egypte dans le cadre leurs programmes respectifs de mise à niveau de leur structure économique et industrielle étaient très insuffisantes, pour ne dire dérisoire et sans signification !
Déjà en juillet 2008, sous l’impulsion du Président Nicolas Sarkozy (élu en 2007), une tentative de relance du "Partenariat Euro-méditerranéen" (PEM) a eu lieu. Il a été rebaptisé "Union pour la Méditerranée" et le siège de l'organisation a été fixé à Barcelone ; un poste de secrétaire-général adjoint est confié à Israël. L’entourloupe ! Depuis, rien réellement n’a été fait ; en revanche, la rhétorique politique et la sémantique commerciale demeurent toujours les mêmes.
A travers cet accord du "partenaire privilégié", cette "Union pour la Méditerranée" –certains l’appellent même "Accord d’Association"(1)- avec les PSEM en général et la Tunisie en particulier, quel(s) intérêt(s) l’UE cherche-t-elle à défendre et à protéger ? Pourquoi ce projet est sans cesse relancer malgré les flagrantes disparités socioéconomiques, culturelles et technologiques entre les deux rives ? Quelle(s) opportunité(s) économiques(s), les PSEM peuvent-ils attendre de cet accord de partenariat ? Etc.
Nous nous efforcerons dans cette contribution d’analyser les enjeux (contexte et signification) de cet accord (sémantique) du "partenaire privilégié" et plus globalement du "Partenariat Euro-Méditerranée" ("Union pour la Méditerranée"). Ensuite, nous examinerons d’une part, sa cohérence au vu des disparités socioéconomiques entre les deux rives, des obstacles politiques et surtout structurels et, d’autre part, les retombées potentielles sur l’économie tunisienne d’un tel accord, dont la finalité n’est autre que la mise en place à terme d’une "zone de libre échange" (ZLE)!
Partie I : les enjeux du "Partenariat Euro-méditerranéen": contexte et signification
Pour bien saisir le sens donné à l’initiative européenne, il est nécessaire d’établir, de situer, le contexte économique et politique au niveau méditerranéen et mondial.
1/ Contexte économique et politique régional et mondial:
a) Le premier facteur-clé réside dans la mondialisation croissante des économies et la poussée des accords de régionalisation(2) dans les trente dernières années ainsi que l’arrivée en puissance de la Chine:
Entre 1980 et 2000, les excédents de la balance commerciale de la chine sa situaient aux alentours de 1 à 1,5% du PIB. En 2011, cet excédent a atteint 11% du PIB. En 2010, dix pays ont à eux seuls réalisé un peu plus de 50% des exportations mondiales de marchandises et plus des deux tiers des exportations de services. L’UE à 27 détient 34,6%, suivie de près par l’Asie (31,5%) puis par l’Amérique du Nord (13,2%). En 2009, les échanges commerciaux intrarégionaux ont représenté 54% des exportations totales. Evidemment, l’UE est la zone dans laquelle le commerce intra-régional est le plus avancé. En 2010, 71% de ses échanges se sont réalisés entre les pays membres. Cependant, d’autres régions commencent à connaître une intensification de ses échanges en intra. A titre d’exemple, la part des échanges intrarégionaux dans le commerce total de l’Asie est passée de 42% en 1990 à 53% en 2010. La Chine est devenue incontournable pour tous les industriels asiatiques qui sous-traitent ou transforment les produits intermédiaires ; car l’assemble est réalisé le plus souvent en Chine avant d’être réexportés vers leurs destinations finales. Pour l’Amérique du Nord, cette part est actuellement de 49% ; en revanche, elle est à peine de 26% pour les Amériques centrales et latine, et seulement de 12% pour l’Afrique.
b) Le second élément consiste dans l’érosion des accords préférentiels non réciproques dont a bénéficié la majorité des PTM, en particulier les pays du Maghreb:
Les accords signés entre l'ancienne CEE et les pays méditerranéens en 1976 et en 1977 ont permis l'établissement d'un libre-échange unilatéral -ni restriction douanière, ni quota - pour les produits industriels en provenance des PSEM - le textile en était exclu et a fait l‘objet d'un second accord -. Evidemment, l‘objectif de cet accord préférentiel non réciproque était d'aider le développement industriel des PTM. Ce libre accès pour les produits industriels n'a pourtant pas produit les effets escomptés. La part des biens manufacturés a certes progressé dans les exportations des pays méditerranéens, en passant de moins de l2% en 1975 à près de 45% en 2012; mais le textile représente environ 70% de ce total.
Ces principes de non réciprocité et le traitement privilégié dont bénéficiaient les PTM sont en contradiction avec les règles de I'OMC (article XXV, 5 et IX). Il fallait donc, dès 1995, trouver une alternative aux règles régissant les relations commerciales euro-méditerranéennes. Une libéralisation unilatérale ou multilatérale sans accord préférentiel entre l'Europe des 27 (en 1995, ils étaient 15) et les PSEM s'est avérée comme la solution conforme aux principes de I'OMC.
c) Enfin, le troisième facteur s’explique par l’environnement socio-économique et politique du bassin méditerranéen:
Le bassin méditerranéen est une région qui se caractérise par deux modes de développement fortement disparates : D'un côté, une Europe industrialisée et puissante économiquement (la France représente la cinquième puissance économique mondiale après l'Allemagne) et de l'autre côté, des PTM faiblement industrialisés (à l'exception d'Israël, la Turquie et dans une moindre mesure l’Algérie) et nettement moins puissants économiquement.
L'Europe des vingt-sept, tout comme les PSEM, souffre d'une crise économique durable qui se manifeste par :
- la montée du chômage : le taux moyen du chômage en Europe en 2012 est à son niveau de 1997 soit environ 11%, ce qui correspond à 26 millions d’individus ; en Tunisie, en Egypte et au Maroc la proportion des chômeurs par rapport à la population active dépasse les 17%.
- le ralentissement de la croissance : 2% en moyenne en 2012 en Europe;
- les déficits chroniques : le déficit budgétaire de la France, en pourcentage du PIB, est de 7,1% en 2010, il est de 9,3% pour l’Espagne et de plus de 10% pour le Royaume-Uni. Il est de 8% pour la Tunisie et près en 12% pour l’Egypte, fin 2012.
- le surendettement, voire d’insolvabilité de certains pays : la dette allemande, en pourcentage du PIB, en 2011 est de 82,6% (2222 milliards d’euro) ; elle est de 166% pour la Grèce (366 milliards) et 87% pour la France (1730 milliards). La dette tunisienne représente près de 48% de son PIB. Elle est de l’ordre de 45% pour le Maroc.
Au-delà de ces considérations, les PTM et plus précisément les pays arabes connaissent des bouleversements d’ordre politique sans précédent. Chute des dictatures tyranniques soutenues jadis par les puissances occidentales. L’arrivée des ultraconservateurs au pouvoir risque, d’après les pays de la rive nord, de porter préjudice à leurs intérêts et à la stabilité dans la région. Des sentiments de crainte, de méfiance et de suspicion se sont installés et s'expriment de plus en plus ouvertement. L'Europe de son côté craint le débordement des manifestations de l'islamisme politique et les pressions migratoires incontrôlables. Dans le même temps, les pays arabes suspectent, à tord ou à raison, l'Europe de vouloir se détourner d'eux afin de s'engager dans d'autres alliances, de s'élargir davantage à l'Est, et de les maintenir volontairement à un niveau d'industrialisation qui ne leur permet point d'atteindre le statut de concurrent potentiel.
L'ensemble de ces tensions a conduit Européens et Arabes à prendre conscience de la réalité des divergences culturelles, de l'opposition des intérêts économiques et de l'existence de réels risques politiques. Entre les deux rives de la Méditerranée se sont construits des liens fragiles, contrariés et instables.
Ces réalités géoéconomiques et politiques ont amené I'UE, dès le début des années quatre-vingt-dix, à reconsidérer l'ensemble de ses relations avec ses voisins du Sud et de l'Est méditerranéen. Dans une communication pour le Parlement et le Conseil européens, la Commission européenne (fin, 1994)(3) soulignait, déjà, avec force la nécessité pour l'Europe de redéfinir le cadre de ses relations avec les PSEM pour mieux préserver la paix et la stabilité dans la région : "Le bassin méditerranéen constitue une zone d'importance stratégique pour la communauté. La paix et la stabilité de la région sont une des priorités premières de l'Europe".
C'est dans ce contexte de méfiance et de suspicion mutuelle, qui dure d’ailleurs depuis toujours, que l"'offre de partenariat" de l'Europe aux PTM trouve sa signification et tout son sens : il s'agit d'aller vers un apaisement des tensions et d'instaurer un climat de confiance et de coopération. Cependant, d'autres considérations de nature économique et politique entrent en ligne de compte et ont favorisé à la fois l'initiative européenne et l'acceptation des PSEM de cette "offre de partenariat".
2/ Quel sens donner à l"'offre de partenariat": "Union pour la Méditerranée" ?
L’initiative européenne s’articule autour de deux ambitions complémentaires : La première est d’ordre géoéconomique alors que la seconde est de nature géopolitique :
a) Ambition géoéconomique :
Il est admis, comme je l’ai déjà souligné plus haut, que l’Europe a un intérêt économique incontestable en proposant aux PSEM la création à terme d’une ZLE, et ceci au moins sur deux plans : La première se situe dans un souci de protéger la zone méditerranéenne de la concurrence américaine et asiatique ; le second découle du premier, réside dans sa volonté de préserver et élargir ses intérêts commerciaux dans la région.
Faut-il rappeler que l’Union européenne constitue pour les PTM le principal partenaire commercial, surtout pour les trois pays du Maghreb. En effet, plus de 80% de leurs échanges sont réalisés avec l’UE. Sans oublier évidemment la Turquie (près de 60%) et l’Egypte (près de 50%). Cependant, cette situation n’est pas sûre, pour les européens, qu’elle se maintienne dans l’avenir !
b) Ambition géopolitique :
Bien plus que les ambitions géoéconomiques, ce sont les événements politiques qui ont poussé d’une manière constante et régulière le Conseil Européen à opter, fin 1994, en 2008 et plus récemment en 2011, pour un renforcement de la politique méditerranéenne de la communauté.
En effet, I'UE ne peut rester indifférente aux conflits internes et à l‘instabilité régnant dans le bassin méditerranéen. Ces tensions et ses révolutions qui vont à l'encontre de ses intérêts économiques peuvent à terme menacer sa propre sécurité : en témoignent les attentats perpétrés dans les principales capitales européennes et notamment Paris, Madrid, Londres ou encore aux Etats-Unis courant les deux décennies précédentes ! Dans cette situation, l'Europe a tout intérêt à impulser dans les PSEM une dynamique de développement favorisant un équilibre socioéconomique, une réduction des inégalités et, par la même, une stimulation de la consommation (biens et services européens). Toutes ces perspectives passent inévitablement par l‘engagement d'un dialogue politique et culturel avec ces pays afin d'apaiser les différents existants et de rendre compatibles les intérêts en présence.
En clair, l‘initiative européenne (en 1994 et 2008) visait surtout à stopper et à contrôler la montée en puissance de l'islamisme. Politiquement, elle apparaissait beaucoup plus comme un soutien européen à des régimes en difficulté que comme une incitation à l’ouverture. Aujourd’hui, après les révolutions arabes et l’arrivée des conservateurs au pouvoir, les responsables européens sont condamnés pragmatiquement à s’acclimater aux nouvelles donnes ; ils visent désormais à travers la relance récente du projet de « Partenariat » au moins 3 objectifs :
- Se rapprocher des islamistes pour les faire fléchir sur certains aspects de leur pensée rigoriste et fondamentaliste ! Après tout, Les Etats-Unis n’ont-ils pas adopté, au milieu des années quatre-vingt, un tel stratagème à l’égard de l’ex-URSS ? Une stratégie qui s’est avérée extrêmement efficace…!
- Reconnaitre ces nouvelles forces politiques, c’est les légitimées sur le plan international comme des interlocuteurs institutionnels viables. Une telle reconnaissance est conditionnée par des concessions sur leur plan économique ;
- Mais aussi politique, en reconnaissant Israël comme un Etat et établir avec l’entité sioniste des relations diplomatiques.
3/ Quelles significations de l’acceptation des PSEM : Vers de cruelles désillusions :
a) Soutien et reconnaissance politique :
Les attentes et les espoirs des PTM (en particulier les pays du Maghreb et du Machrek) dans l’accord de partenariat avec l’Europe sont essentiellement de nature économique. Sous-jacente, la dimension politique semble occultée dans les différentes déclarations des gouvernements arabes ainsi, d’ailleurs, que dans littérature économique et politique relative à cet accord.
Dans ces conditions, on peut se demander, en toute légitimité, si les régimes en place dans ces pays avant les révolutions ne cherchaient pas dans l’accord de partenariat le moyen d’obtenir un soutien politique de l’Europe à leur volonté de lutter contre l’islamisme radical ?
La chute des régimes tyranniques, malgré le soutien européen, n’a rien changé, à vrai dire, dans la nature profonde de l’état d’esprit des dirigeants arabes : Le gouvernement provisoire Hamadi Jebali en acceptant le 19 novembre 2012 de conclure un accord politique (un plan d’action de 5 ans) entre l’UE et la Tunisie visant à terme un "Partenariat Privilégié", n’avait-il pas en réalité deux objectifs : l’un, évidemment d’ordre économique, il cherchait des aides financières pour relancer l’activité économique de son pays et, l’autre plus pernicieux, d’ordre politique, visait une reconnaissance internationale de son parti ?
b) Une meilleure insertion dans la division internationale des processus productifs (DIPP):
Les attentes et les espoirs des PSEM, à l’image de la Tunisie, portent fondamentalement sur une meilleure insertion dans la DIPP (commerce mondial et partage plus équitable des activités entre les pays). Les PSEM souhaitent inverser l’actuelle tendance à la périphérisation croissante de leurs économies. Ils espèrent, comme les Tunisiens, que la création progressive d’une ZLE ait pour effet de stimuler les investissements étrangers sur leurs territoires.
En réalité, les PSEM souffrent déjà d’une insuffisance chronique d’investissements directs étrangers (IDE), en comparaison avec les pays du Sud-Est asiatique et de l’Amérique latine.
En 2010, les pays arabes n’ont concentré qu’à peine 6,8% du total des flux des IDE soit 90 milliards sur une enveloppe 1310 milliards de dollars. Pire encore, en 2011, ils ont attiré que 43 milliards de dollars sur les 1604 milliards du total des flux d’IDE enregistré, soit 2,8%. Entre 2010 et 2011 La baisse des IDE en direction des pays arabe est de 47,8%.
En résumé, l’"accord de partenariat" visant la création progressive d’une ZLE semble servir les intérêts géoéconomiques et politiques européens. Dans ces conditions, il est difficile de trouver dans cet accord ce qui justifie le terme "partenariat" ou encore moins "partenaire privilégié". Les inégalités sont flagrantes entre l’UE et les PSEM. Seule une augmentation massive des IDE pour combler les besoins en investissements de ces derniers (vu la faiblesse de leur épargne nationale) est de nature à engendrer les retombées positives escomptées.
Partie II: L’"Union pour la Méditerranée" : Un projet incohérent aux retombées incertaines:
1/ Un projet incohérent… :
a) incitation à une intégration au marché doublée d’entraves aux échanges dans les secteurs sensibles
La proposition européenne de 2008 et plus récemment celle de l’accord du "partenaire privilégié" visent à terme, comme nous l’avons longuement souligné, la création d’une ZLE, a priori à l’horizon 2020 - 2025. Une ZLE que les européens appellent de tous leurs vœux : Rappelons que l’accord de Barcelone (1995) avait fixé déjà au plutard l’année 2010 pour le démantèlement total des barrières tarifaires et non tarifaires entre les pays signataires. L’accord, qui portait uniquement sur le secteur industriel, est resté presque lettre morte.
Le secteur agricole n’est toujours pas inclut dans les Accords. L’EU, sous l’influence évidemment de l’Espagne, la France, l’Italie et la Grèce qui produisent des biens similaires à ceux des PSEM, préfère négocier cette question assez sensible d’une manière bilatérale (avec chaque pays seul). Les services font l’objet d’un traité incomplet. De plus la libre circulation des facteurs de production ne concerne que les capitaux. Les flux migratoire en provenance des PTM vers l’UE sont soumis à une législation très contraignante et un contrôle extrêmement strict, voire parfois humiliant !
Le projet de création à terme d’une ZLEEM n’est en réalité pas aussi libéral comme l’indique son intitulé ; il vise avant tout les intérêts de l’Europe. Il s’agit en effet d’une incitation à une intégration au marché doublée d’entraves aux échanges dans les secteurs sensibles. Cet état d’esprit reflète d’ailleurs les rapports politiques et économiques ambiguës qu’entretient, depuis fort longtemps, l’Europe avec ses voisins du Sud et la Turquie.
b) Le bassin méditerranéen : une région, deux niveaux de développement :
Le bassin méditerranéen reflète –ou concentre- parfaitement l’image des rapports Nord-Sud qui régissent encore notre monde moderne : d’un côté, un occident industrialisé et, de l’autre côté, des nations nettement moins développées. La méditerranée a également servi et sert encore de laboratoire pour les théories économiques du développement et les stratégies d’influence géopolitique auxquelles se sont toujours livrées et se livrent encore les puissances occidentales et l’ex-URSS (dissoute le 23 décembre 1991), aujourd’hui la Russie, mais aussi la Chine et d’autres puissances émergentes comme l’Iran.
Les indicateurs macroéconomiques (PNB/habitant,….) -même si les pays du nord sont fortement endettés- et socioéconomiques (espérances de vie, pauvreté, etc.) expriment clairement les écarts de niveaux de développement et de vie entre l’UE et la majorité des PSEM (à l’exception d’Israël et aujourd’hui de la Turquie).
c) Obstacles politiques et structurels:
Sans parler des obstacles politiques si l’on en juge par l’attitude de l’Europe des 27 vis-à-vis de la Turquie musulmane ; il est certain que les structures économiques, industrielles, éducatives,… des PSEM sont mal adaptées aux conditions actuelles de la régionalisation et de la mondialisation. En effet, les exportations de ces pays traduisent (à l’exception d’Israël et la Turquie) une spécialisation de type pays en développement (produit énergétiques et miniers, textile-habillement, produits agricoles). La Tunisie et le Maroc disposent cependant de quelques embryons d’une production plus sophistiquée (construction électrique et électronique).
Il convient également de souligner que généralement les systèmes éducatifs des pays arabes sont inappropriés : les structures éducatives supérieures n’ont pas généré de capacités de recherche-Développement (RD) suffisamment importantes pour leur permettre l’acquisition de "compétences propres" et la constitution d’une "base de connaissances".
2/ … aux retombées incertaines:
Les effets potentiels d’une ZLEEM sur les économies des pays signataires ont été étudiés dès le début du processus de Barcelone sur la base d’une simulation mettant en œuvre des MCEG (Modèles calculables d’équilibre générale)(4) . Il s’agit de simulation en statistique comparative, avant la libéralisation de l’économie et après, des impacts macroéconomiques (PIB, investissement, commerce extérieur,…) de l’instauration d’une ZLE. La simulation s’effectue sur la base de nombreuses hypothèses articulant le champ sectoriel du libre-échange, l’intensité de la compensation fiscale, les apports de capitaux extérieurs et l’élasticité de l’offre(5) .
Les simulations réalisées ont montré que la Tunisie pouvait, dans le meilleur des cas, gagner sensiblement en termes de « bien-être » (évalué comme un surcroît de revenu) à condition que la réallocation des ressources s’effectue rapidement et efficacement. En ce sens, il faut que la réallocation des facteurs s’oriente vers la production des biens exportables.
L’étude de K. Drusalla Brown, V.A. Deardorff et M.R. Stern avait montré que l’impact de la ZLE sur l’Europe, plus précisément sur la France et l’Italie, avec la Tunisie est médiocre et diffus. Il est évalué à une augmentation de leur PIB d’à peine 0,1%. L’intérêt recherché par l’Europe, dans le cadre de cette accord, est surtout de nature géopolitique : assurer la sécurité et la stabilité dans la région pour préserver ses propres intérêts, mais aussi résister aux forces d’éviction exercées par les Etats-Unis et désormais la Chine qui veulent étendre leur influence sur cette région du monde.
Pour la Tunisie, d’après l’étude réalisée par l'Institut Tunisien de la Compétitivité et Etudes Quantitatives (ancien Institut des Economies Quantitatives) en 1996, les résultats sont indéniablement faibles : Dans le meilleur des cas, la Tunisie aurait bénéficié d’une modeste croissance de 3,73% de son « bien-être ». Nous disons bien « dans le meilleur des cas », car les MCEG sont des constructions intellectuelles fortement hypothétiques : Les différentes simulations sont en statique, ce qui signifie que les comportements inter-temporels ne sont pas considérés ; le taux de croissance est fixé entre 6 et 7%, l’augmentation de la TVA devait compenser le déficit budgétaire causé par le désarmement tarifaire, les IDE sont sensés doublés, etc.
Aussi, la réalité géopolitique et géoéconomique montrent la complexité des relations géostratégiques internationales et les difficultés pour les économistes à prédire grâce à un MCEG, une matrice de comptabilité sociale (MCS) – aussi compliquée soit-elle ?-, les évolutions économiques et sociales d’un tel ou tel pays. Mieux encore, Quinze ans après la conclusion de cet accord, la Tunisie n’a-t-elle pas connu une révolution sonnant le glas des régimes tyranniques dans la région ? Le chômage (près de 20% en 2010), la pauvreté, la misère sociale, les privatisations tous azimuts, la déréglementation économique et le désengagement de l’Etat de certains secteurs et œuvres sociales, …, n’ont-ils pas eu raison du régime de Ben Ali ? Et ceci malgré son appareil répressif et la main de fer avec laquelle il a gouverné le pays pendant plus de 23 ans ! Ce que Jacques Chirac qualifiait le 3 décembre 2003 à Tunis de « miracle tunisien » s’est avéré, à vrai dire, un désastre économique doublé d’un drame politique !
La Tunisie, qui était le premier pays à avoir signé le protocole de création d’une ZLEEM est aussi le pays qui a donné le coup d’envoi des révolutions arabes ! L’Egypte second pays signataire de ce protocole a connu le même sort le vendredi 11 février 2011, exactement quatre semaines après la chute du Président tunisien le vendredi 14 janvier 2011 ! Que devrions-nous en conclure ?
Le Maroc aussi signataire de ce protocole de création d’une ZLE a failli connaître le même sort si ce n’est le géni politique du Roi Mohamed VI qui a entrepris immédiatement, sans délais, des réformes de fond tout en organisant au même temps des élections législatives libres et transparentes pour absorber ainsi la grogne de la population exacerbée par la montée des inégalités et l’absence de justice sociale. Pourrais-je oublier la Syrie, autre pays signataire du "Partenariat Euro-méditerranéen" en 1996 ?
Ce qu’il faut retenir
Lors de cette modeste contribution nous nous sommes efforcés de montrer le contexte économique et politique régional et mondial pour mieux saisir le sens de l’offre européenne et les attentes des PSEM et particulièrement des pays arabes. Si pour les premiers les préoccupations géostratégiques (sécuritaires), géoéconomiques et donc géopolitiques sont presque affichées, pour ne pas dire suffisamment claires ; pour les seconds, c’est-à-dire les pays de la rive sud de la méditerranée, ils espèrent, quant à eux : une meilleure insertion dans la DIPP, séduire davantage les investissements étrangers et, surtout, un soutien politique pour des régimes en éternelle quête de reconnaissance internationale ; même quand ils sont élus démocratiquement, comme Ennahdha, parti ultraconservateur en Tunisie !
Nous pensons qu’il serait nécessaire pour la Tunisie de mieux développer et renforcer ses relations économiques et politiques avec ses voisins du Sud et de l’est de la Méditerranée en général et du Maghreb en particulier. Sur le plan économique, il existe entre la Tunisie et le reste des PSEM des complémentarités qui méritent d’être exploitées davantage (énergie, industrie légères, biens de consommations durable, agriculture,…). En d’autres termes, il faudrait développer les échanges intra-branches entre les PTM à l’image des échanges actuels avec la Turquie, qui importe des composantes électroniques de Tunisie et exporte des téléviseurs aux PSEM et au reste du monde. Pour les pays du Maghreb, l’ouverture réciproque des frontières aurait un double avantage : outre les effets classiques de libéralisations des échanges commerciaux, leur vaste marché serait un atout indéniable pour séduire les investisseurs étrangers.
Dr. Ezzeddine Ben Hamida
Professeur de sciences économiques et sociales (Grenoble)
(1) Nous utiliserons indifféremment ces désignations pour appeler l’accord de "Partenariat Euro-méditerranéen"
(2) Accord de Libre échange Nord-Américain en 1994 (ALENA). Création d’un marché commun du Sud entre l’argentine, le Brésil,… en 1991(Mercosur). Accord de libre-échange des pays de l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-est) en 1991. Etc.
(3) Communication intitulée " Renforcement de la politique méditerranéenne de l'Union européenne : propositions pour la mise œuvre d'un partenariat euro-méditerranéen".
(4) Nous citons particulièrement trois études qui ont été réalisées par :
- L’Institut Tunisien d’Economies Quantitatives (1996). Depuis cet institut est rebaptisé « Institut Tunisien de la Compétitivité et Etudes Quantitatives»;
- T.F. Rutherford, E.E. Rustrom et D. Tarr pour le compte de la banque mondiale (mars 1995) ;
- K. Drusalla Brown, V.A. Deardorff et M.R. Stern pour le ministère tunisien de la Coopération Internationale et de l’Investissement Extérieur (avril 1995).
(5) Pour approfondir ces aspects d’ordre théorique et conceptuel nous renvoyons le lecteur à notre thèse de Doctorat, soutenue en janvier 2000, Université Pierre Mendes France : « Investissements Directs Etrangers, Partenariat Euro-Méditerranéen et développement au Maghreb : Le cas de la Tunisie ».
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