La dernière transition en Tunisie: L'enjeu et le programme
En signant la feuille de route du Quartet, le mouvement Ennahdha s’est mis dans une logique implacable de départ. On trouve dans ce départ logique la reconnaissance implicite d’un échec pourtant évident et d’une légitimité partie en miettes depuis au moins un an.
Poussé vers la sortie par la société civile, et derrière la parade du consensus, Ennahdha a cherché l’assurance d’une issue honorable, rassurant ceux des sympathisants les plus zélés qui portent le projet islamiste «intégral». Face à une opposition encore divisée et dont les marges de manœuvre sont en fait limitées, son engagement dans les négociations a été fondé sur quelques choix tactiques dûment annoncés:
- Conditionner le départ du gouvernement Laarayedh par l’accomplissement simultané des trois parcours gouvernemental, constitutionnel et électoral;
- Faire la prouesse de s’acquitter en quelques semaines de ce que le mouvement a été incapable de réaliser en deux ans, à savoir, d’une part, la finalisation de la constitution et, d’autre part, la mise en place d’une nouvelle instance électorale indépendante.
Le mouvement Ennahdha n’a pas conscience de l’ampleur des dégâts économiques qu’il a causés au pays
Parallèlement au déroulement des négociations qui ont conduit Laarayedh au départ, Ennahdha a fait usage de tous ses talents pour se maintenir dans le champ de prise de décisions politiques, profitant de la plus-value tirée des élections du 23 octobre et de l’effectif de ses représentants à l’ANC. C’est pour cela aussi que le mouvement n’a pas lésiné sur les désignations partisanes dans les centres de décision de l’Etat et qu’il a cherché à fidéliser ses militants «victimes de la tyrannie» en les réinsérant dans la vie professionnelle et en les assurant, par un vote de nuit, du versement de réparations «bien méritées». Mais, si le mouvement Ennahdha, obnubilé par les seules questions identitaires, a tenté, sous la contrainte et dans la précipitation, de prouver que son passage n’a pas été inutile quant à la réalisation des objectifs (politiques) de la révolution, il n’a pas conscience de l’ampleur des dégâts économiques qu’il a causés au pays et qu’il va léguer au nouveau gouvernement. L’erreur est de croire que les Tunisiens se laisseront empoigner par «la préférence identitaire» islamiste. Car rien ne paraît plus difficile à régler que la crise économique généralisée, vécue douloureusement par des citoyens qui attendent, ici bas, beaucoup de leur révolution. Quelques indications peuvent suffire à mesurer l’ampleur du désastre.
1. La dégradation de la notation souveraine par les agences de rating au rythme de trois fois par an (!) ne permet plus d’accéder aux emprunts à des taux avantageux. Faire taire l’agence la plus prompte à réagir aux risques financiers par un «C» «assassin» n’arrange nullement la situation. Le glissement du dinar lié aux dépréciations répétées face à l’euro et au dollar laisse prévoir l’amenuisement des réserves en devises, une plus grande détérioration des termes de l’échange et plus d’inflation.
Avec des importations plus coûteuses, il serait difficile de ramener la hausse des prix à la consommation à des proportions acceptables. De plus, l’achat à l’étranger de produits dont les prix sont en hausse génère un surplus d’inflation qui se répercute déjà sur les prix des consommations intermédiaires (celles des entreprises) et finales (celles des ménages). Par ailleurs, le budget de l’Etat, parce que mis à l’épreuve de déficits croissants générés par une politique laxiste de recrutement, par des dépenses administratives exorbitantes et par l’évasion fiscale, peine à faire face au paiement des salaires, aux charges de compensation et au remboursement de la dette. Le choix délibéré d’une croissance induite seulement par la demande, quand le climat d’insécurité régnant ne permet pas de relancer l’investissement et les exportations, relève d’une stratégie «électoraliste» à haut risque inflationniste. On en est arrivé à négocier favorablement et à signer l’octroi d’avantages sociaux sans que la finance publique ne soit en mesure de supporter. Ce qui est de nature à entretenir les tensions sociales, exacerbées par les nouveaux prélèvements prévus par une loi de finances très contestée, mais votée quand même pour 2014.
- Par ailleurs, l’inquiétude générée par l’envol problématique de l’économie informelle est poignante. Spéculation, contrebande, étals non autorisés de marchandises (non contrôlées) sur la voie publique ou dans des locaux de fortune, sont autant de facteurs d’anarchie et d’extralégalité qui créent, même si cela a l’air de «refroidir» temporairement le marché de l’emploi, les conditions propices à la concurrence déloyale, au parasitage de l’économie formelle, à l’évasion fiscale et à l’insécurité des populations et du territoire.
L’extralégalité règne aussi sur les marchés fonciers et celui de la construction dans les zones périurbaines humides et sur les terres agricoles à haut rendement situées dans le voisinage des villes. Ajouté à l’occupation sauvage des espaces publics qui se dégradent à vue d’œil ainsi qu’à la mauvaise gestion des déchets de la collectivité tels que les amas de détritus organiques, d’emballages et de déchets inertes de chantier, l’extralégalité économique et résidentielle aggrave les problèmes environnementaux déjà existants.
- Sur un autre plan, le passage d’Ennahdha n’a pas apporté de solutions aux populations des régions déprimées, celles soumises depuis longtemps à l’indigence et la marginalité. Aucune forme de décentralisation locale n’y a été engagée. Non plus de «big push» à effet d’entraînement économique et social. Le saupoudrage de projets sans envergure ne peut pas avoir d’incidences régionales réellement perceptibles. Pire encore, la rupture politique Etat/régions semble être consommée.
Le nouveau gouvernement devrait se montrer apaisant, futé, entreprenant, porteur d’espoir et ferme
Dans ce maelström tragique de la crise économique et sociale, Ennahdha a fini par céder aux pressions de la société civile, du Quartet initiateur de la feuille de route et des partis politiques groupés sous la bannière du Front du salut national. L’accession au pouvoir du cinquième chef de gouvernement devrait permettre de trouver un début de réponse à toutes les urgences. Il devrait se montrer apaisant sur le plan politique et social, futé en ce qui concerne la sécurité du territoire et des citoyens, entreprenant face au délabrement de l’économie et des finances du pays, porteur d’espoir dans les régions défavorisées, ferme contre l’extralégalité sous toutes ses formes et rassurant sur le plan diplomatique.
Sur le plan politique et social
1. Pour mériter l’adhésion de toutes les forces politiques et de tous citoyens, le nouveau chef de gouvernement se doit, sans délai, de donner la preuve de son affranchissement total de toute contrainte partisane et à respecter, sans détour, la feuille de route du Quartet.
2. Son action politique devrait susciter une chaîne de réconciliations:
- La réconciliation des Tunisiens avec leur propre histoire. Le faux débat sur l’identité tunisienne qui a faussé les élections du 23 octobre est une menace à l’unité nationale, à la souveraineté du pays et à la paix sociale. Le nouveau gouvernement devrait être capable de réconcilier les Tunisiens, aujourd’hui fatigués et divisés, avec leur culture trois fois millénaire (contre la discorde, l’apostasie et l’archaïsme), avec l’Etat sous sa forme moderne et universelle, ainsi qu’avec les éminences intellectuelles et les élites politiques et entrepreneuriales tunisiennes.
- La réconciliation des Tunisiens avec les Tunisiens par la mise en marche d’une justice transitionnelle équitable, condition nécessaire à la réconciliation nationale, contre la haine et l’exclusion;
- La réconciliation de l’Etat avec ses régions périphériques en développant les capacités d’écoute, de planification et de réalisation de ses institutions, contre le centralisme et la marginalité (nous y reviendrons).
3. Au plan social, il s’agirait aussi d’œuvrer pour un vrai répit social par:
- La suspension momentanée et négociée des revendications socioprofessionnelles et territoriales, en contrepartie, nécessairement, d’engagements (gouvernementaux) sur le gel des prix à la consommation, la réduction des charges fiscales, l’incitation à la production et, en même temps, la neutralisation des réseaux de contrebande.
A bien y regarder, il y a incompatibilité évidente entre la nouvelle loi de finances et les conditions d’acceptation par les partenaires sociaux du répit social souhaité. - La consolidation des libertés individuelles et collectives et l’amenuisement des tensions entre, d’un côté, le pouvoir, et de l’autre, les médias, le monde de la culture, les professions juridiques, le corps médical et paramédical, la sphère de l’éduction et les universitaires, les organisations patronales, les syndicats ouvriers, les groupements professionnels et les associations des droits de l’Homme.
Sur le plan sécuritaire
Le gouvernement de la dernière transition se doit de:
1. Rétablir l’ordre et la sécurité des citoyens et du territoire par la maîtrise des zones frontalières, des massifs montagneux et forestiers et des étendues arides, subdésertiques ou désertiques peu peuplées, par le contrôle des couloirs de trafic et des villes génératrices de flux et par la protection des centres de pouvoir, des lieux symboliques ainsi que des sites de production de ressources rares ou stratégiques.
2. Améliorer le rendement sécuritaire par la requalification des acteurs de terrain compte tenu des modifications de l’environnement tactique, technologique et médiatique. En effet, face aux brutalités terroristes souvent diffuses (dans l’espace) et inattendues (dans le temps), il est important d’améliorer la performance technologique et la mobilité (logistique) de ces acteurs et d’apprendre à gérer l’émotion médiatique que les réseaux alternatifs et l’effet multiplicateur du web ne manquent pas d’amplifier ou de déformer.
3. Faire la lumière sur les assassinats politiques et dissoudre les ligues de protection de la révolution.
4. Accroître les « invulnérabilités» sécuritaires nationales en développant, sans violation des droits citoyens et sans ingérence dans les affaires des pays voisins, le renseignement dans les foyers intérieurs à risque et dans les zones extraterritoriales génératrices de menaces.
Sur le plan économique
1. Reprendre à temps le budget de l’Etat élaboré par un gouvernement partant (pour cause d’échec), et ce, en évitant de créer de nouvelles dépenses jugées inutiles ou déplacées et en réduisant la ponction sur les revenus des couches moyennes déjà meurtries par la hausse des prix. Et si ce choix n’est pas fait dans l’immédiat, la crédibilité et l’action du gouvernement Jomaa s’en trouveraient sérieusement compromises.
2. Renouer avec l’économie moderne, légale et de concurrence loyale en se dressant subtilement et sans recours à la «violence légitime» contre l’informalité «parasitaire» et plus généralement contre l’extralégalité sous ses formes économiques et résidentielles, et avec la fermeté qui convient, contre les réseaux de contrebande et de spéculateurs. La restauration de l’Etat de droit et la sécurité du territoire en dépendront. La concurrence économique et l’équité fiscale seront ainsi rétablies dans l’intérêt des entreprises légales et de la trésorerie de l’Etat.
3. Penser dès à présent à faire évoluer l’économie d’un «stade extensif», qui a duré plus de 40 ans dans le sillage de la loi d’avril 72 (confection, assemblage, conditionnement commercial…) à une économie de type «intensif» à l’image de ce qui se fait dans les nouveaux pays industriels, aujourd’hui qualifiés d’émergents. La Tunisie occuperait ainsi des créneaux à forte valeur ajoutée, pourvoyeurs de devises, nettement plus adaptés à l’emploi des jeunes diplômés et pour lesquels elle aurait d’importants avantages compétitifs liés, entre-autres, à ses proximités géographiques. L’une des voies les plus avantageuses serait la remontée des filières dans ce qui est considéré actuellement comme «fleurons de l’économie» tunisienne tels que le textile, l’industrie électrique et «télectronique », le secteur bio-agro-alimentaire », la chimie des phosphates. La mise en œuvre d’un tel choix exige préalablement le sauvetage des entreprises en détresse, l’amélioration du climat social et celui des affaires ainsi que la promulgation d’un code d’investissement adapté aux nouveaux choix. La réforme du système bancaire tunisien est aussi impérative.
4. Développer la microfinance, préférable aux pratiques d’assistance économique apportées aux populations nécessiteuses. Ciblant les «microentreprises informelles» et toutes sortes d’activités génératrices de revenus, ce genre de financement serait un bon outil d’inclusion à la fois financière et sociale des bas revenus et un frein à l’expansion des circuits extralégaux. Le modèle peut être fourni par l’action pionnière concrète engagée en Tunisie par l’ONG «Enda inter-arabe», action confortée par un nombre croissant d’associations de microcrédit.
Sur le plan territorial
Il conviendrait de réconcilier l’Etat avec ses régions dans une optique gouvernancielle, participative et contractuelle. Il s’agirait de:
- Stabiliser les pouvoirs locaux et régionaux en renonçant aux désignations partisanes et réhabiliter les services publics régionaux et locaux en déliquescence, tels que l’enseignement et la santé publique;
- Réfléchir sur le découpage (administratif) « gouvernoral » en vue de définir le cadre régional pertinent pour le développement, l’aménagement et l’équipement équitables du territoire
- Relancer le débat sur le développement régional contre le centralisme, pour une décentralisation locale assortie d’un transfert de pouvoir et fondée sur le principe de la bonne gouvernance territoriale et celui de la démocratie participative dans toutes les actions de développement économique, d’aménagement du territoire et de gestion administrative régionale et locale.
Dans un contexte où les revendications sociales et régionales sont presque insurrectionnelles, le mode gouvernanciel participatif, malheureusement quasiment sacrifié dans le projet de constitution en cours d’élaboration, est plus adapté que l’action « providentielle » directe de l’Etat. Le choix de l’entraînement économique régional induit par des projets «significatifs» définis, engagés et gérés selon des modalités contractuelles à définir avec les régions est préférable à la ségrégation positive, procédure qui risque de monter les régions les unes contre les autres et contre l’Etat. La controverse suscitée par la création dans «certaines» régions de facultés de médecine est édifiante à ce titre.
Sur le plan diplomatique
Il s’agirait enfin de réconcilier l’Etat tunisien avec son voisinage géopolitique arabo-africain et euroméditerranéen. La diversification sans doute souhaitable des relations internationales ne devrait pas se faire aux dépens des partenaires traditionnels. Et, contrairement à ce qui s’est produit pendant les deux dernières années, la diplomatie tunisienne se doit de protéger tous les Tunisiens à l’étranger, servir les intérêts économiques et financiers du pays, améliorer son image de marque et son capital confiance, prospecter les opportunités d’affaires, faciliter l’insertion de la Tunisie dans les espaces régionaux maghrébin, arabe, africain et euroméditerranéen pour stimuler l’échange et la coopération sécuritaire et environnementale. Les Affaires étrangères devraient œuvrer aussi pour le rapprochement des cultures et la défense des valeurs universelles et des causes justes.
Si paradoxal que cela puisse paraître, l’enjeu de la troisième et dernière transition n’est plus celui du départ du tyran qu’était Ben Ali, mais l’enjeu du départ d’un mouvement politique porteur d’un projet d’Etat «islamocratique», en marge de l’histoire (du pays), presque étranger, presque inutile. Ne sachant pas gouverner, il a mené le pays vers l’échec, au lieu de le conduire aux élections.
C’est le Quartet rallié par l’opposition qui l’a sauvé d’une éviction à l’égyptienne presque assurée.
Au final, quoi de plus parlant que la démission d’un chef de gouvernement, souriant et soulagé dans le tumulte des affrontements violents produits par une loi de finances mal ficelée, mal votée et mal appliquée. Mais le plus triste, c’est assurément de le faire quand la constitution n’est pas encore rédigée, finalisée et approuvée.
Osons espérer que le nouveau gouvernement indépendant aidera, dans une démarche consensuelle nationale et avec le concours actif de la société civile et des partis, à rétablir la confiance entre les différents acteurs politiques, à réinstaurer l’ordre public, à relancer les moteurs de la croissance, et à ouvrir la voie vers des élections libres, pluralistes et transparentes.
H.D.
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Il faudrait quand même avoir de l´espoir et peut être de l´assurance que quelque chose va se produire en Tunisie, et d´ailleurs on vient de fêter la constitution laquelle comprise comme le couronnement de l´expérience Tunisienne vers la démocratie. En Effet ce mot manque dans votre article, si on enlève cette notion du débat, on peut dire qu´il n´ya pas eu de Révolution dans le pays. Mais si on considère que la Rèvolution a été faite pour la démocratie et la liberté, alors tout le reste deviant secondaire. Vous aurez raison dans tous doléances et revendications; aussi pour la question de l´ identité serait resolue dans la marche de la démoccratie.Cela est clair puisque dans un système démocratique il faut necessairement l´alternence du pouvoir et des elections libres et transparenres. Sans ses principes on pourrait alors parler de n´importe quel système à condition de ne pas être démocratique. Beaucoup de vos propositions pouvaient être acceptées par n´importe quel système politique . Mais nous voulons la démocratie.Il ya quelques principes qui distinguent le système démocratie ds autres.