Décidemment la Tunisie a une relation particulière avec le mois de janvier. Des évènements majeurs de la Tunisie post coloniale se sont passés au courant de ce mois brumeux. Les deux premiers, les émeutes du 26 janvier 1978 et la révolte du pain d’un certain 3 janvier 1984, nous rappellent la violence de la répression contre les libertés et la cherté du coût de la vie. Le troisième est celui du 14 janvier 2011 qui a emporté le système autoritaire et a fait souffler un vent de liberté qui est parti de notre pays pour rayonner sur toute une région trop hâtivement considérée comme une exception dans le mouvement global de l’universel des droits de l’homme.
Il faut d’abord mentionner le jeudi noir ou la révolte du 26 janvier 1978 pour défendre les libertés syndicales et l’autonomie de la grande centrale syndicale. La Tunisie de ces années-là a connu un début de la mobilisation de ses élites contre l’enfermement autoritaire du régime qui a instauré la présidence à vie pour mettre fin à tous les espoirs démocratiques qui se sont exprimés au début des années 1970 jusque dans les débats du congrès du parti au pouvoir. Il y a eu d’abord la mobilisation de la jeunesse estudiantine nourrie par les rêves et les utopies révolutionnaires qui avaient embrasé le monde après les révoltes de mai 1968. Ces rêves de jeunesse ont été réprimés avec férocité et brutalité. Cette dissidence contre l’autoritarisme ne s’est pas limitée à la jeunesse révolutionnaire mais l’espérance démocratique a également touché les élites modernistes dont certains étaient jusqu’à peu des militants du Parti au pouvoir. Ainsi, dans la foulée un journal indépendant, Errai, a été créé le comité de défense des libertés qui va donner naissance à la première ligue de défense des droits de l’homme dans le monde arabe.
Dans la résurgence de l’idée démocratique, l’UGTT va également chercher à s’éloigner de l’hégémonie du parti au pouvoir et gagner son autonomie. Car rappelons-le jusque-là, la centrale syndicale était inféodée au parti au pouvoir et son Secrétaire général était membre de son bureau politique. C’est sous l’influence de nouvelles générations de dirigeants syndicalistes que la Centrale syndicale et son dirigeant historique Habib Achour vont chercher à réclamer l’autonomie de l’action syndicale et son indépendance vis-à-vis du parti au pouvoir. L’appel à la grève générale ce jour du 26 janvier 1978 lancé par l’UGTT pour défendre son dirigeant qui venait de démissionner avec fracas du bureau politique du parti au pouvoir et les libertés de manière générale sera le point d’orgue de cette mobilisation démocratique.
Mais c’est par une répression féroce que le pouvoir va répondre à cette espérance démocratique. Une répression qui fera un grand nombre de morts mais qui ne réussira pas à enterrer cette utopie. Peu de temps plus tard, le régime libérera les prisonniers politiques et la Tunisie entamera sa première expérience démocratique. Cette expérience sera inachevée et la démocratie sera trahie avec le retour d’un autoritarisme encore plus féroce.
Quelques années plus tard, le pays connaîtra une nouvelle révolte lors du mois de janvier. Il s’agit de la révolte du pain du 3 janvier 1984 lors de l’annonce de la fin des subventions aux produits alimentaires. Cette mesure était influencée par les dogmes économiques en vogue à l’époque avec la victoire d’un néo-libéralisme radical avec la victoire de la dame de fer, Margaret Tatcher, en Grande Bretagne et Ronald Reagan aux Etats-Unis. La révolte a démarré au début de l’année dans le Sud pour s’étendre comme un feu de paille dans le reste du pays et connaître son apogée le 3 janvier avec d’importantes manifestations à Tunis. La répression fera de nouveau un grand nombre de morts. Quelques jours plus tard c’est un Président chancelant et exténué qui annoncera la levée de ces mesures.
Ainsi, si le mois de janvier est celui des révoltes populaires de la Tunisie indépendante, ce sont les idéaux de liberté et de justice et d’inclusion sociale qui sont au cœur de ces révoltes. Par ailleurs, le mois de janvier n’est pas seulement celui des révoltes et de la répression, mais aussi celui des victoires et de l’espérance. C’est le cas depuis la révolte du 14 janvier qui a commencé avec l’immolation de Mohamed Bouazizi et qui a emporté avec elle un régime anachronique enfermé dans un autoritarisme d’un autre âge et d’une corruption à grande échelle. Cette révolution a unifié le peuple qui dans un élan global et d’une mobilisation déterminée et joyeuse a mis fin à une dictature et a surtout ouvert la voie à un vent de liberté et de dissidence dans le monde arabe. Une révolte qui, même si elle s’est enlisée dans certains pays notamment en Syrie, remet en cause les récits orientalistes sur l’enfermement de notre monde dans l’enchantement et la soumission au divin. Ces révoltes ont montré que l’arabité, comme toutes les autres aires, aspire à la liberté et à la démocratie et inscrit ses rêves dans les utopies de la démocratie.
Désormais, il va falloir ajouter une nouvelle date à cette série : celle du 26 janvier 2014 avec l’adoption de la constitution. Les images en provenance du siège de l’Assemblée nationale constituante ont été d’une grande intensité et d’une émotion sans précédent. Des familles entières ont défilé toute la journée et jusqu’à tard dans la soirée pour vivre cet évènement majeur dans l’histoire de la Tunisie et qui corrigera les errements de l’Etat post-colonial. Il y avait des anciens prisonniers politiques et des militants de la première heure contre l’autoritarisme qui voyaient dans cet évènement la consécration de leurs luttes. Il y avait aussi ces jeunes qui ont repris le flambeau de la dissidence de leur aïeuls et qui par leur mobilisation sur les réseaux sociaux ont contribué à embraser le mouvement social et la contestation de cette fin d’année 2010 débouchant sur la chute du régime autoritaire. Il y avait également des femmes que l’Etat modernisateur avait libéré de leurs chaînes et qui inquiètes du devenir de leur liberté se sont mobilisées en masse pour les défendre. Et, puis il y avait ces anonymes qui sont venus pour ne pas rater cet évènement historique. Ces gens différents et venus d’horizons divers étaient unis par une grande émotion, une exaltation et une fierté sans précédent de voir naître une nouvelle république qui consacre la démocratie et la liberté.
Pourtant, le chemin n’était pas facile et la voie était semée d’embuches. Car il faut le rappeler la révolution, passée les premiers moments d’enthousiasme et d’unité, a laissé la voie ouverte à tous les démons et à toutes les rancœurs. Du coup, les oppositions idéologiques et les batailles ont explosé laissant craindre le pire et la division du pays dans des citadelles idéologiques totalement antinomiques. Des batailles et des chapelles qui ont nourri une tension extrême et nous ont fait vivre des moments de désespoir et de tristesse au point que certains ont commencé à regretter les temps révolus de l’autoritarisme. Mais, comme toujours en Tunisie, lorsqu’on pense qu’on a atteint l’abîme et que nous allons sombrer dans le précipice, le pays se redresse et se remet à espérer. Les assassinats politiques de Chokri Belaid et Haj Mohamed Brahmi, les attaques contre nos soldats et les grandes mobilisations estivales ont ramené les sages de tous les bords qui ont permis de reprendre le dessus, d’exclure les radicaux et de construire un consensus qui définit une nouvelle tunisianité.
Ce consensus a permis de dépasser des oppositions qui paraissaient impossibles à surmonter par le passé. Cette constitution a réglé la question de la civilité de l’Etat qui était au centre de toutes les inquiétudes. Une question qui devenait complexe et difficile à régler ces dernières années avec la multiplication des appels à rompre avec l’Etat civil et à inscrire la trajectoire historique de nos sociétés dans celle de l’Etat religieux. D’ailleurs, la défense de l’Etat civil est devenue l’un des derniers arguments d’un autoritarisme en perte de vitesse durant les dernières années avant la révolution. Mais, un argument auquel personne ne pouvait adhérer tellement les régimes autoritaires s’étaient engagés dans une démarche systématique de destruction de toutes les formes indépendantes d’expression de la société. Ces interrogations sur l’avenir de l’Etat civil devenaient de plus en plus obsédantes après la révolution avec les revendications de plus en pressantes du retour de la Sharia et de l’Etat religieux. Mais, patiemment un consensus a pu se dégager pour faire de la civilité et de la citoyenneté les fondements de la seconde république.
Un autre élément parait important dans la définition des fondements de la nouvelle république. Il s’agit de la réaffirmation des composantes arabe et musulmane dans la constitution de notre identité. Cette indication était nécessaire tellement de franges importantes de notre société avaient perçu le projet moderniste nationaliste comme une tentative de couper notre société de son ancrage arabo-musulman et de l’inscrire dans une trajectoire qui lui était étrangère.
Cette constitution a réussi un pari philosophique majeur qui était de fonder la deuxième république sur l’idéal des libertés, de la civilité et de la citoyenneté qui sont au centre des lumières et de la modernité tout en les ancrant dans une profondeur sociologique arabo-musulmane.
L’autre grande nouveauté de la constitution est la consécration de l’idéal démocratique. Il s’agit d’une rupture majeure dans la trajectoire de l’Etat post-colonial qui n’a accepté la démocratie que forcé et lui a rapidement tourné le dos. Désormais, les idéaux de démocratie et de liberté font partie des principes constitutifs de la nouvelle république. La reconnaissance de ce principe s’est traduite par l’inscription de l’ensemble des dispositifs des régimes démocratiques dans la constitution dont les élections démocratiques et l’indépendance des différents pouvoirs. Par ailleurs, les errements des régimes politiques passés ont conduit les législateurs à imaginer de nouveaux équilibres dans l’exercice du pouvoir exécutif.
Par ailleurs, la nouvelle constitution a également consacré la place de la femme et les libertés dont elle a joui depuis l’indépendance en Tunisie. Ces libertés ont fait la spécificité du modèle social tunisien dans le monde arabe. Mais, le retour des vieux démons conservateurs après la révolution a été à l’origine d’importantes inquiétudes sur l’avenir de l’égalité des femmes. Ces angoisses ont été à l’origine de mobilisations sans précédent particulièrement lors de l’été 2012. Et, ces mobilisations ont porté leurs fruits. Le consensus autoritaire qui a imposé sur l’égalité des femmes est devenu un consensus partagé, démocratique et porté par tous.
Ainsi, après des difficultés, de grandes controverses, des batailles, des larmes ce sont les sentiments de fierté et d’enthousiasme des premiers du jour de la révolution qui l’emportent avec l’adoption d’une constitution que tous considèrent comme un grand pas pour l’instauration d’une démocratie ouverte et respectueuse de la différence. Cette constitution est la première victoire de la révolution et elle ouvre la voie à la constitution d’une deuxième république qui va corriger les errements autoritaires de la première république post-coloniale et les limites du nationalisme modernisateur tunisien en l’ouvrant sur l’idéal démocratique. Cette révolution consacre la liberté et constitue un dépassement historique de l’idéal nationaliste qui limitait la modernité à la modernisation étatique autoritaire. Désormais, dans le monde arabe nous pensons comme toutes les autres régions du monde que la modernité doit allier la raison et la liberté.
Mais, la révolution ne peut se limiter à la constitution et la nouvelle république démocratique qu’elle instaure. Le prochain défi de la révolution est d’ordre économique et social car les revendications de cette mobilisation sans précédent dans l’histoire de la Tunisie ne se limitaient pas à la liberté. La dignité, l’emploi et l’inclusion sociale et régionale sont également au cœur de notre révolution. A nous de s’y attaquer sans plus tarder notamment en définissant un nouveau modèle de développement qui puise ses leviers dans l’intelligence de notre jeunesse et notre solidarité sociale. A la révolution politique vivement la révolution économique et sociale qui fait de la connaissance, du savoir, des nouvelles technologies et de l’inclusion le cœur de notre modèle économique et social.
Hakim Ben Hammouda
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