La constitution n'est pas révisable avant la mise en place des institutions constitutionnelles
Le propre d’une constitution rigide est que ses procédures d’élaboration et de modification sont différentes de la procédure législative ordinaire. Elles se caractérisent par un formalisme accentué et par une solennité particulière. Ce formalisme confère aux règles inscrites dans la constitution –indépendamment de leur objet – une force juridique qui les situe au sommet de l’ordonnancement juridique et fait que la règle immédiatement inférieure à la constitution doit être conforme à cette dernière. C’est ce qu’on appelle le principe de constitutionnalité par analogie avec le principe de légalité bien connu en droit administratif.
La constitution tunisienne du 27 janvier 2014 (comme sa devancière de 1959) est une constitution rigide. Son élaboration a été le fait d’une Assemblée nationale constituante élue en vertu du décret N° 2011 – 108 du 3 août 2011, portant convocation du corps électoral pour l’élection des membres de l'assemblée nationale constituante et du décret-loi N° 2011-35 du 10 mai 2011, relatif a l'élection d'une assemblée nationale constituante tel que modifié par le décret-loi N° 2011 - 72 du 03/08/2011. Ces différents textes ont chargé l’ANC de doter le pays d’une constitution suite à la suspension de la constitution du 1er juin 1959 par le décret-loi N° 2011 – 14 du 23 mars 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics.
La loi constituante N° 2011 – 6 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics a prévu dans son article 3 une procédure spéciale, différente de la procédure d’adoption des lois organiques et ordinaires, pour l’adoption de la constitution ; et c’est en vertu de cette procédure que le projet de constitution a été voté en première lecture, d’abord article par article à la majorité absolue des membres de l’ANC, ensuite le texte dans son ensemble a été approuvé par un vote à une écrasante majorité de 200 voix sur 216. La majorité des 2/3, requise par le texte, ayant été de loin dépassée, le texte n’a pas eu besoin d’être soumis à une seconde lecture (par référendum à la majorité des électeurs).
Depuis quelques jours, certaines voix de membres de l’ANC se sont élevées pour réclamer une révision de la nouvelle Constitution ; un mois à peine après son adoption et sa promulgation, le 27 janvier 2014. La demande de révision concerne essentiellement l’article 148 relatif aux dispositions transitoires et notamment le § 3 de cet article qui dispose que « les élections présidentielles et législatives auront lieu dans un délai de quatre mois à partir de la finalisation de la mise en place de l’ISIE sans que cela puisse dépasser, dans tous les cas, la fin de l’année 2014 ». La raison invoquée pour justifier la pertinence de la demande de révision réside dans le fait qu’un retard important a été déjà enregistré, d’une part dans le processus de mise en place de l’ISIE et d’autre part dans la procédure d’élaboration de la loi électorale. A ces arguments on ajoute le fait que l’atmosphère sécuritaire générale dans le pays (terrorisme) n’est pas propice à l’organisation d’élections honnêtes et transparentes conformes aux standards internationaux.
Face à ces demandes de révision, force est de constater que l’ANC est incompétente pour introduire la moindre modification du texte constitutionnel. En effet, l’ANC a non seulement épuisé la compétence constituante à elle attribuée par la loi constituante sur portant organisation provisoire des pouvoirs publics (OPPP), mais la nouvelle constitution a attribué la compétence de révision à la future Assemblée des représentants du peuple (ci-après ARP) et éventuellement au peuple.
I – L’ANC a épuisé sa compétence constituante
La loi constituante du 16 décembre 2011 a reconnu dans son article 2 à l’ANC trois types de compétences :
- une compétence constituante (à titre principal) (qui aurait du être la seule);
- une compétence législative;
- une compétence élective (élections des présidents de la République et de l’ANC)
- une compétence de contrôle du gouvernement.
Avec l’adoption de la constitution, le 26 janvier 2014, l’ANC a épuisé sa première compétence et les dispositions de la loi relative à l’OPPP ont épuisé leur effet de droit. En effet, et en vertu de l’article 148 de la constitution un certain nombre d’articles de la loi sur l’OPPP ont été expressément maintenus en vigueur. Il s’agit notamment des articles 5, 6, 8, 15 et 16 qui sont maintenus jusqu’à l’élection de l’ARP. Il en est de même pour les articles 7, 9 à 14 et l’article 26 qui restent en vigueur jusqu’à l’élection du Président de la République. C’est enfin le cas des articles 17 à 20 de la même loi qui restent en vigueur jusqu’à ce que l’ARP accorde sa confiance au premier gouvernement.
A l’exception de ces articles, tous les autres articles de la loi sur l’OPPP ont cessé d’exister. Il en est ainsi surtout des articles 2 et 3 de la loi OPPP relatifs aux compétences de l’ANC et notamment à sa compétence constituante. En d’autres termes, l’ANC a, à partir du jour où la constitution est entrée en vigueur, le 10 février 2014, définitivement perdu son pouvoir constituant. Même si sa dénomination n’a pas changé, elle n’a plus aucune compétence sur le texte de la constitution. Elle ne peut plus le toucher : ni pour ajouter, ni pour retrancher, ni pour ajuster. A partir de cette date fatidique du 10 février 2014, les compétences de l’ANC sont strictement limitées à certains domaines limitativement déterminés par l’article 148 § 1 alinéa 5 de la Constitution qui dispose que: «L ’Assemblée nationale constituante poursuit l’exercice de ses compétences législatives, électorales et de contrôle, décidées dans la loi organique relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics ou dans les lois en vigueur jusqu’à l’élection de l’Assemblée des représentants du Peuple». Dans ce § le constituant ne fait que confirmer le fin de tout rôle constituant de l’ANC et donc, sur le plan juridique, son incompétence absolue, à réviser le texte du 27 janvier 2014.
De ce qui précède, il apparaît clairement que ceux qui préconisent une révision de la nouvelle constitution et notamment du § 3 de l’article 148 relatif à la date buttoir d’organisation des élections présidentielles et/ou législatives occultent le fait que l’ANC n’est plus constituante et qu’elle n’a plus que des compétences législatives résiduelles.
En même temps qu’elle a mis fin au pouvoir constituant de l’ANC, la nouvelle constitution a attribué le pouvoir constituant dérivé à l’ARP et exceptionnellement au peuple.
II – L’attribution de la compétence constituante à l’ARP et au peuple
Comme toute constitution rigide, la nouvelle constitution tunisienne du 27 janvier 2014 a prévu une procédure spéciale pour sa propre révision, procédure plus compliquée et différente de la procédure législative ordinaire. En effet, la constitution a consacré son chapitre VIII (articles 143 et 144) à la révision de la constitution.
Concernant l’initiative de la révision, elle appartient «au Président de la République ainsi qu’au tiers des députés de l’Assemblée des représentants du peuple». Il ressort de cet article que les députés de l’ANC n’ont pas ce pouvoir, ce qui corrobore ce qui a été énoncé plus haut.
Concernant l’organe compétent pour procéder à la révision, il s’agit de la prochaine ARP qui statue à la majorité de 2/3 de ses membres. La procédure peu s’arrêter à ce stade et la loi de révision pourra être promulguée par le Président de la République. Cependant, «Le Président de la République peut, après l’accord des deux tiers des membres de l’Assemblée, soumettre la révision au référendum, l’adoption se fait dans ce cas à la majorité des votants».
Ainsi aucune modification de la constitution ne peut être initiée tant que l’ARP et le Président de la République n’ont pas été élus. Jusqu’à cette date, le texte de la constitution est figé. De ce fait, il appartient à l’ANC de prendre la mesure de sa responsabilité et d’accélérer d’une part la mise en place de l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité et d’autre part la loi électorale au lieu d’envisager l’impossible et irrégulière voie de la révision de la constitution.
Plus que tout autre organe, l’ANC doit tenir au respect du texte dont elle est l’auteur et ne pas commencer la nouvelle ère constitutionnelle par un faux pas de nature à hypothéquer l’avenir constitutionnel.
Rafâa Ben Achour
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