Blogs - 14.12.2009
Coquilles, l'unique objet de mon ressentiment
La plupart des journalistes de la presse écrite vous le diront: leur plus grande hantise, c'est les coquilles parce qu'elles agacent le lecteur et les mettent, parfois, dans des situations difficiles vis à vis de leur lectorat et de leur hiérarchie.
Il y a une bonne quarantaine d'années, R.B faisait ses premiers pas dans le métier. Il s'en souvient comme si c'était hier. "Relisez bien vos articles et surtout, faites attention aux coquilles, lui conseillait-on de toutes parts. Déjà, à l'école de journalisme, il avait eu droit aux mêmes mises en garde de la part de ses professeurs, pour la plupart des professionnels chevronnés, mises en garde qu'ils répétaient à l'envi et qu'ils ne se faisaient pas faute d'appuyer toujours par des exemples édifiants. Comme celui de cet Anglais, un certain Johnson, qui avait publié en 1783, une notice relative à un nouveau procédé qu'il disait avoir découvert et au moyen duquel la coquille disparaîtrait. Mais ladite notice contenait elle-même une coquille: najesty au lieu de majesty; ou celui de ces malheureux linotypistes de l'imprimerie Didot, l'une des premières imprimeries françaises, née il y a quatre siècles. Ils avaient décidé d'offrir à leur patron, un livre sans coquille à l'occasion du bicentenaire de l'entreprise. Mal leur en a pris. La coquille s'était "glissée" dans le titre de la couverture. Ils s'en étaient aperçus, certes...mais après la publication du livre
Des effets ravageurs
Mais un E de trop ou un M en moins, c'est un détail anecdotique. Généralement, cela ne porte pas à conséquence, d'autant plus qu'il n'y a pas d'altération du sens et que les lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes. Ce qui irritait le jeune journaliste c'était surtout les contresens terribles, les phrases incompréhensibles, les articles complètement défigurés alors qu'il avait passé des nuits blanches à les rédiger, les fignoler avant de les remetttre à son rédacteur en chef et tout cela à cause de ces damnées coquilles. Echaudé, il passera, désormais ses articles au peigne fin, les relisant ou les faisant relire par les correcteurs ou ses collègues. Le succès de cette démarche fut très relatif, il faut bien le reconnaître et en tout cas, bien en deçà des attentes.
Devenu, quelques années plus tard, rédacteur en chef, R.B fera de la chasse aux coquilles l'une de ses priorités. Il décrètera la mobilisation générale. La traque ne se limitera plus à la salle de rédaction, mais se fera dans le laboratoire, la salle de montage et même l'imprimerie, c'est à dire à toutes les phases de fabrication du journal. Les stratèges militaires appellent ça une offensive tous azimuts. Notre journaliste sera t-il plus heureux que cet infortuné Johnson ? Parviendra t-il à débarrasser son journal de cet être maléfique? Voire, car c'était mal la connaître: une coquille qui se respecte ne s'avoue jamais vaincue. Acculée dans ses derniers retranchements, elle fait de la résistance, elle mute...Elle se fait plus discrète, plus insidieuse, tout en gardant intacte sa capacité de nuisance. Malgré une vigilance de tous les instants, il s'en trouvera toujours quelques unes pour passer au travers du crible du correcteur ou du journaliste. Avec les mêmes effets ravageurs.
Un sentiment d'impuissance
Occupant maintenant un poste de responsabilité, notre journaliste a pris la mesure des dégâts qu'elles provoquaient. Il doit faire face aux protestations des uns et aux lazzis des autres, parfois même aux rappels à l'ordre de ses supérieurs. Mais comment faire face à des coquilles capables de se glisser de manière subreptice dans le texte, s'enchassant entre les phrases, se lovant autour des mots? Voilà pourquoi, R.B appréhende par-dessus tout cette séance du matin où il s'emploie, muni de son feutre, à débusquer d'éventuelles coquilles dans le journal qui vient de paraître. Dire que cet exercice est un véritable calvaire pour lui est un euphémisme, c'est une séance de torture. Non pas que les coquilles soient difficiles à démasquer, mais parce que bien au contraire, elles ont tout intérêt à se montrer histoire de narguer tout ce beau monde. Une, deux, trois coquilles... Elles sautent aux yeux. Découragé, il arrête le décompte. Il se demande comment elles ont pu passer à travers les mailles du filet. C'est à croire que personne n'avait lu l'article avant sa publication alors qu'ils s'étaient mis à trois, hier, pour le corriger, compte tenu de son importance. Tout penaud, il appelle sa secrétaire: "on va certainement vous téléphoner concernant les coquilles qui se sont glissées dans un article. Débrouillez-vous avec eux. Je suis absent". Il n'avait pas besoin d'insister. D'un air entendu, elle opine du bonnet. L'argumentaire qu'elle va développer tout à l'heure, au téléphone, elle l'a appris pour l'avoir répété des centaines de fois. Comme d'habitude, R.B réunira les correcteurs pour les tancer et les convier à une plus grande vigilance. Le lendemain, le journal paraîtra avec les rectificatifs et les excuses d'usage pour les coquilles les plus graves de la veille, mais aussi... son lot de nouvelles coquilles malgré la vigilance accrue ses correcteurs.
Inutile de vous décrire les sentiments qui habitent R.B chaque matin: de la déception, du dépit et surtout une grande frustration. Alors que d'autres s'inclinent devant la fatalité, lui, n'arrive pas à s' y résoudre. Ce n'est tout de même pas la quadrature du cercle, maugrée t-il. Il y a bien une solution pour sortir un journal sans coquille. Le cerveau humain n'y est pas encore parvenu. Peut-être bien qu'un jour, la technologie moderne y suppléera comme elle l'avait fait dans d'autres domaines. Déjà, l'ordinateur signale les fautes de syntaxe et d'orthographe. Au fil du temps, la technique sera affinée. En attendant, il fait de son mieux pour limiter les dégâts. Lors de ces fameuses séances du matin, il lui arrive parfois de poser son feutre et de rêvasser d'un monde où les coquilles sont tellement gentilles que ce sont elles qui attirent l'attention du correcteur sur leur existence. Soudain, il écarquille les yeux. Une coquille vient de se rappeler à son bon souvenir. Notre journaliste se dit qu'il l'avait échappé belle, une véritable ADM qui aurait pu lui causer bien des problèmes si elle n'avait été démasquée à temps. Déjà, son coeur bat la chamade. Des gouttelettes de sueur perlent sur son front. Rien qu'à l'idée que cette coquille aurait pu se glisser dans le texte et aux ravages qu'elles pouvaient provoquer. D'un geste rageur, il la biffe puis la "re-biffe". Sans se faire trop d'illusions. Car pour une de démasquée combien de coquilles vont-elle passer à travers les mailles du filet. L'avènement d'un monde sans coquilles n'est décidément pas pour demain.
Hédi
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Les Commentaires
hasni - 15-01-2013 09:42
Vous savez sans doute que le mot "co(q)uille" est un terme d'imprimerie. Mais savez-vous qu'où il vient ? On a coutume de dire que les personnes travaillant dans les presses ont un vocabulaire fleuri. Co(q)uille en serait une des illustrations. Car si on y regarde bien, il y aurait une lettre surnuméraire dans le mot. Je l'ai mise entre parenthèse. Et un C.. dans la C......, c'est hum ... suffisament imagé pour exprimer un soucis dans la reproduction (sic) d'un document.
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