Tunisie, 1957 : la transition vers la République
Le 25 juillet 1957, la Tunisie tourne une nouvelle page de son histoire : la Monarchie husseinite, vieille de 252 ans, tombe, sans effusion de sang, sans émoi . Le Bey, incarnation et symbole du pays légal est déchu par une résolution de l’Assemblée Constituante. Comment en est-on arrivé à abolir, sans coup férir, une Monarchie triplement centenaire pour lui substituer le régime républicain?
1-La Monarchie limitée
Au lendemain de l’indépendance, la Tunisie expérimente un régime politique inédit : la Monarchie limitée ; le Bey se voit gratifier du titre tonitruant de Roi, auquel aucun de ses prédécesseurs husseinites n’a prétendu. En contrepartie, il abandonne son titre obsolète de « possesseur du Royaume de Tunisie » pour devenir Lamine 1er. Mais la nouvelle configuration des pouvoirs, mise en place en avril 1956, lui laisse peu de place ; deux instances, dominées par le Néo-Destour, dirigent le pays : le gouvernement présidé par Habib Bourguiba, leader charismatique, jouissant d’une immense popularité, et l’Assemblée Nationale Constituante acquise au Président du Conseil. Accoutumé à des prérogatives réduites sous le Protectorat français , Lamine Bey s’accommode sans trop rechigner de la petite position que lui font les nationalistes. Le nouveau pouvoir ne manque, d’ailleurs, aucune occasion pour réduire à presque rien le peu de prérogatives qui lui restent.( transfert du pouvoir réglementaire au Premier Ministre, Président du Conseil, diminution sensible de la Liste civile, suppression de la fête du Trône…).
Face à la montée en puissance des leaders nationalistes le Trône ne fait pas le poids. Le Beylik sort, en effet, très affaibli de la lutte anticoloniale. Ne disposant ni du prestige, ni du capital moral des monarques marocains, Lamine Bey, successeur de son cousin, Moncef, est resté longtemps impopulaire pour avoir accepté de se substituer , en 1943, à Moncef Bey, nationaliste invétéré, déposé par la France et injustement condamné à l’exil.
Sur le terrain politique, le Bey, mal conseillé, brille par ses tergiversations avant et après l’indépendance. A quelques rares exceptions près, il déserte la scène politique. Résultat : ni lui-même, ni son propre fils Chedly qui cherche à lui succéder, moyennant la modification des règles de succession, n’ont su s’aménager des appuis parmi les forces nationales qui auraient permis la transposition du modèle multipartiste marocain.
Ironie de l’histoire, c’est le Bey lui-même, Chef de l’Etat, détenteur du pouvoir réglementaire, qui appelle à une Constituante et avalise la formation du gouvernement. Le 29 décembre 1955, il signe un décret portant élection d’une Assemblée Nationale Constituante, sans ,toutefois, préciser ses pouvoirs. Mal conçu, ce décret prévoit la rédaction d’une Constitution et son approbation par le Bey. Mais celui-ci ne peut ni en amender le projet , ni y opposer son véto. Cela revient à donner un blanc-seing à la Constituante.
D’entrée de jeu, les constituants ne sont pas mal disposés envers la Monarchie. En tout cas, rien ne filtre, jusqu’au printemps 1957, sur leur penchant républicain. Tant s’en faut, l’idée d’instaurer une monarchie constitutionnelle est largement partagée, le modèle britannique servant de référence. En janvier 1957, les constituants achèvent la rédaction d’un avant-projet de Constitution monarchique ; mais celui-ci n’a jamais été soumis au vote. Pourquoi ? En arrière-plan, Bourguiba manœuvre avec brio : avant de s’attaquer à l’institution beylicale, il s’attache à consolider les fondements de l’Etat nouvellement émancipé, cherche à asseoir son propre pouvoir et règle les conflits les plus urgents avec l’ex-puissance occupante. Ceci étant, on ne sait à quelle date l’idée d’abolir la Monarchie a germé dans l’esprit du Président du Conseil .
2-La proclamation de la République
En examinant les causes sous- jacentes de la déposition du Bey, on constate qu’aucune crise affectant les relations du Bey avec le gouvernement n’a précédé cet évènement. Le projet semble avoir mûri chez Bourguiba depuis longtemps. Certaines sources françaises lui ont même prêté l’intention de proclamer de la République le 1ier juin 1957, date anniversaire de son retour en Tunisie. Projet manqué : la crise ouverte avec la France, suite à la suspension de son aide, l’amène à reporter l’exécution de quelques semaines.
La déposition du Bey est soumise, dans un premier temps, à l’approbation du gouvernement et du Bureau politique du Néo-Destour qui entérinent sans difficulté la décision de leur chef ; puis à l'Assemblée Nationale Constituante, convoquée le 25 juillet 1957. Prenant la parole devant les constituants réunis au Bardo, dans la salle du trône, Bourguiba fait le procès de la Monarchie. Les arguments du réquisitoire reposent sur une lecture ciblée de l’histoire. Le Chef du gouvernement accuse la dynastie husseinite de félonie, monte en épingle « ses compromissions » avec le Protectorat français et dénonce « les malversations des princes ». La cause est gagnée. Devenue subitement obsolète, la Monarchie n’incarne plus, aux yeux des constituants, une force d’avenir. L’Assemblée Constituante vote, à l’unanimité, une résolution qui abolit le régime monarchique, proclame la République et attribue à Habib Bourguiba la charge de Chef de l’Etat avec le titre de Président de la République.
Moment historique, s’il en est, la Constituante, qui s’est autoproclamée Souveraine, sonne le glas du régime beylical. Sa décision, éminemment politique ne prévoit aucune poursuite judiciaire à l’encontre des membres de la famille régnante. Mais si aucun procès n’est engagé, le Bey, son héritier présomptif et ses fils sont internés. Quand bien même la légitimité politique du chef du Néo-Destour, acquise de haute lutte, se substitue, sans coup férir, à celle d’un monarque, devenu anachronique, le nouveau régime républicain ne dit pas encore son nom. Bourguiba, président désigné, est appelé à exercer sa charge, « dans les conditions actuelles jusqu’à la mise en vigueur de la Constitution ». La Monarchie abolie, il faut attendre deux ans pour voir la Constitution officiellement promulguée (1ier juin 1959), celle-ci instaure un régime fort et présidentialiste.
Noureddine Dougui,
universitaire
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Je me demande , en regardant ce qui se passe actuellement , si Bourguiba n'a pas fait une erreur . Un Bey symbolique aurait peut-etre mieux unifier la nation que des Présidents trop préoccupés par leurs avantages et leur réélection.A quand ce Leader unificateur et réformateur ? Je l'applaudirais et le soutiendrais de toutes mes forces.
Ironie du sort! Bourguiba se débarasse du bey et prend sa place. Bourguiba se débarassera physiquement de plusieur personnes durant son "règne". Il contrôle tout et malgré cela prend deux ans pour écrire la Constitution de 1959. Deux ans, c'est quand même beaucoup quand il n'y avait pratiquement aucune opposition. On ne devrait donc pas s'étonner de voir que la présente Constitution a pris trois ans. Celle-ci a même failli ne pas voir le jour à cause de toutes les manigances. Mais, bon. Heureusement, que la nouvelle Constitution a réduit l'autorité et les responsabilités du président. Cela nous évitera, du moins on l'espère, les Bourguiba et Ben Ali. Retour à Bourguiba. Par la suite, Bourguiba modifie la Constitution pour prolonger le nombre de mandats présidentiels, avant de devenir président à vie (tiens, tiens.Ben Ali a eu un bon maître). La collectivisation est décrétée (système coopératif). Une quasi-révolte secoue plusieurs régions du pays et est vite réprimée par la force (et dans certains cas dans le sang). Finalement, Bourguiba admet son erreur, demande pardon au peuple, (non, il ne démissionne pas, voyons!), et accuse Ahmed Ben Salah (son ministre) d'avoir abusé de sa confiance (Ben Ali dira pratiquement la même chose en janvier 2011). Ben Salah est démis de toutes ses fonctions et jeté en prison avant de "s'évader". Ben Salah part en exil avant d'être gracié par... Ben Ali. Ben Salah est toujours vivant. J'espère qu'il parlera un jour ou écrira à propos de cette période noire de l'histoire tunisienne. Plus tard, en 1983-84, Bourguiba décrète l'état d'urgence et tire sur le peuple durant les "émeutes du pain." Plus d'une centaine (150?) de Tunisiens perdent la vie. Bourguiba annule l'augmentation des prix du pain et de la farine et limoge son ministre Driss Guiga qu'il blâme (décidément, rien ne change). Je ne pense pas que Bourguiba a demandé pardon au peuple cette fois (personne n'a demandé sa démission non plus. Qui aurait pu oser?). La vie a continué comme avant jusqu'à l'avènement de Ben Ali qui a commencé un nouveau cycle dictatorial.