La place de l'intellectuel arabe entre Big Brother et Big Mother
Tunis vit au rythme des prochaines élections législatives, qui se profilent, et à celui de la présentation des listes des différents candidats des différentes circonscriptions de la Tunisie. Cependant le traumatisme du 23 octobre 2011 est gravé dans les esprits et les différents gouvernements qui se sont succédé depuis, nous poussent à (re)penser le contexte et les enjeux des prochains scrutins. En effet, comment concilier, en laps de temps restreint, la révolution, synonyme d’un vent de passion, d’un rêve, de liberté absolue et la démocratie, une indépendance des institutions et une responsabilité des citoyens dans leurs actions quotidiennes ? C’est là que réside le challenge pour notre pays, dompter le passionnel par la force du rationnel.
A ce propos, Michel Schneider (2002) dans un essai intitulé « Big Mother Psychopathologie de la vie politique», rappelle à notre raison et à nos passions que «la démocratie est médiations, conditions, limites. Elle se conjugue non à l’idéal mais au relatif» (p 114).
Par ailleurs, les événements que connaissent les Pays de la région et de l’ensemble du monde arabo-musulman, nous imposent un lot d’interrogations, de questionnements et de préoccupations sur cette partie du monde qui nous constitue, nous influence mais qui nous enchaine aussi et nous cloue à un dessein où la démocratie conduit obligatoirement «les méchants» au pouvoir (Noam Chomsky, et Gilbert Achcar, 2007). Nous avons tous en tête les propos de Samuel Huntington, pour qui le monde devait être analysait sous le prisme d’un choc des civilisations dans lequel les pays de culture Arabo-musulmanes étaient «naturellement» inaptes à la pensée libérale et à la démocratie. En réponse à cela, Chomsky et Achar (2007) critiquaient cette vision plus que partisane en rappelant « Huttington appelle «le paradoxe de la démocratie» […] Pour lui c’est un paradoxe car il croit que si l’on est un véritable démocrate, il faut faire allégeance aux puissances occidentales» (p 69).
Mais comment ne pas tomber dans la déception et la désillusion lorsque nous vivons dans le monde arabe ? Face à un Irak qui connait en moins de vingt ans une troisième recomposition, une bande de Gaza réduite à nouveau en débris par l’armada Israélienne, une Libye qui n’arrive plus à se maintenir en cohésion, l’intellectuel ou le penseur arabe» peut-il encore se sentir utile à son environnement public et politique ? Mais la réflexion sur les événements et les changements géostratégiques qui nous entourent, peut-elle réellement avoir lieu ? A la question « que dois-je faire ?», pouvons-nous encore répondre par des panacées ordinaires ? Notre intelligentsia, en refusant la vision de l’échec et de l’impuissance à l’ «autodétermination» de nos Peuples, se réfugient désormais dans des préoccupations de la vulgate quitte à devenir à son tour consommatrice «d’une pensée du juste à temps » et « du zéro investissement», cherchant en dernier ressort le salut personnel.
Cependant, quelle est la place de l’intellectuel dans ce monde arabe ? Cette place qu’il doit prendre ou même voler face à au politique qui le considère «impuissant» car incapable de produire de l’action au-delà de toute parole ? Ce jugement, certes injuste, n’en est pas moins révélateur d’un politique qui lui-même a ôté toute capacité d’action de l’intellectuel, lui ôtant toute incidence sur les sociétés arabes dans lesquelles ce dernier vit et produit. Réduit à la marge de tout, le politique dans le monde arabe a tenté de mener aux pas les intellectuels et penseurs afin de les détacher de la masse, de toute faculté de penser la chose politique ou publique et donc de contraindre ces derniers aux activités les plus aliénantes qui sont celles du travail, de la consommation et des loisirs.
Devons-nous pour autant perdre notre faculté à nous indigner, même en simple citoyen du monde? Je pense que «non !», c’est ainsi que Stéphane Hessel nous exhortait à quitter momentanément les utopies afin de nous indigner dans un premier temps puis à penser et agir dans le cadre d’un manifeste publié en 2010 intitulé « Indignez-vous !» puis «Engagez-vous !». En effet, le juste et militant Hessel, pensait que l’indifférence était la pire des conseillères notamment dans un monde ou l’information et les médias constituent un quatrième pouvoir. Aussi l’intellectuel arabe a incontestablement besoin d’une solitude, indispensable à l’effort de réflexion, de dialogue, de conscience avec «soi-même», constituant ainsi un refuge de l’âme et de la raison. Cependant, cet état ne doit en aucun cas devenir un isolement ou un esseulement stérile et donc fatal à la connaissance ou à l’action publique (Hannah Arendt).
Khaoula Ben Mansour
Assistante universitaire ISG Gabès
Doctorante en Sciences de Gestion
Références :
Arendt, H. «Questions de Philosophie morale, dans Responsabilités et jugement», Payot, 2005.
Chomsky, N. et Achar, G. «La poudrière du Moyen Orient», ed Fayard, 2007.
Hessel, S. «Indignez vous !». Indigènes, 2010.
Hessel, S. «Engagez-vous !» Editions de l’Aube, 2011 ;
Huntington, S.P. (1993). «The clash of civilizations ?». Foreign Affairs, Summer Issue.
Schneider, M. «Big Mother Psychopathologie de la vie politique», 2002.
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