Election, piège à bons!
Les urnes ont parlé, elles ont appelé les uns, ignorés d’autres dans un scrutin qui a réservé autant de surprises que des confirmations. Les urnes ont toujours raison.
Ennahdha et Nida Tounis prennent position comme deux forces dominantes sans qu’aucune ne puisse prétendre à l’hégémonie. Ennahdha a servi de repoussoir qui a drainé des « votes utiles » y compris dans les rangs des sensibilités de gauche, Nidaa a servi de repoussoir pour les franges conservatrices. Le scrutin présente une Tunisie à trois étages, le nord littoral plutôt moderniste, le centre mitigé, le sud conservateur. La sociologie de la misère n’est pas opérationnelle dans ce cas de figure pour donner un sens aux votes parce que, le nord-ouest aussi défavorisé que le sud n’a pas voté pour autant Ennahdha. Il faudra chercher des explications ailleurs.
Les perdants
Le CPR et Attakattol sont laminés, ils sont passés par pertes et profit sur l’échec dont la Troïka est manifestement comptable.
Al Joumhouri paye le tribut de ses tergiversations, il ne pèse plus rien politiquement, vidé de ses ténors qui sont allés courir seuls (Afek) ou intégrer Nida, la crise de leadership est désormais posé alors que le chef qui les a conduit à la défaite est encore en lice pour les présidentielles.
L’UPT, récente et fragile coalition est injustement écartée à la faveur du brouillard qui a phagocyté Al Massar dans une nébuleuse illisible. Des têtes de listes très respectables n’ont pas pu éviter la déroute dans un scrutin idéologiquement binaire. L’UPT qui n’a jamais été un parti, a fait ce qu’il pouvait pour être fidèle aux principes du Massar. La sincérité n’est jamais bien payée par de faibles moyens matériels. Aux législatives, on ne vote pas pour une femme ou pour un homme qui incarne une idée, on vote pour un parti en ordre de marche. Les électeurs ont choisi de voter pour Ennahdha ou contre Ennahdha avec dans leurs têtes deux systèmes de valeurs, deux idéologies que les deux premiers vainqueurs ont su incarner.
C’est la leçon qu’a appris à ses dépens A.N.Chebbi et le dernier carré de ses disciples, on ne peut pas rester au centre tout le temps, au premier tour on rassemble son camp au deuxième on élargit or les législatives se joue en un seul tour. L’orgueil en politique ne paye jamais.
Les vainqueurs
Nida arrive en tête après deux ans d’existence, un exploit à relativiser, parce que la victoire ne donne pas de majorité suffisante et obligera à la constitution d’une alliance. Les leaders du parti ont eu le triomphe modeste pour ménager un espace de compromis inévitable avec les poursuivants.
Ennahdha a perdu les élections, mais évité la débâcle. Elle s’installe désormais comme composante politique incontournable au grand désespoir de ceux qui attendaient qu’elle soit laminée après ses 3 ans d’échec.
Ghannouchi a été fin stratège en donnant dès le départ comme bûches à brûler Ettakattol et le CPR, Ben Jaafar et M. M Marzouki ont été de bons boucs émissaires consentants. Arriver deuxième après tant de déboires, c’est aussi en soit un exploit, sachant qu’aucun autre parti politique moderniste ne peut proposer sérieusement à Nida une coalition qui ne se refuse pas. Ennahdha a bien joué en quittant le gouvernement sans quitter le pouvoir, elle a réussi à faire oublier ses échecs retentissants, profitant de la naïveté des partis et listes opposés à son projet de société, partis chacun de son côté en ordre dispersé pour in fine perdre ensemble.
Al Jabha capitalise l’héritage de Brahmi et Belaîd mais, pas assez pour peser lourdement dans des échéances proches, le «ni- ni» risque de les mettre à l’écart pour les reléguer dans une posture semblable à celle de l’extrême gauche française, toujours présente dans l’échiquier politique jamais en gouvernance. S’allier avec Nidaa semble aussi improbable qu’un rapprochement avec Ennahdha à moins d’un sursaut hypothétique , elle n’ est pas obligée d’être «la gauche la plus bête au monde». Que les partis de gauche aguerris à l’opposition clandestine, mal à l’aise avec les jeux de la démocratie «bourgeoise» se brûlent les ailes, c’était écrit. S’ils ne font pas leur aggiornamento illico ils vivront le sort de Lutte ouvrière et la LCR en France, toujours candidats jamais aux affaires. A. Laguiller et O. Besancenot qui viennent d’ajouter à leur liste Mélenchon en sont réduits à figurer la contestation inutile. Discours exaltant, scrutin décevant.
Le dernier a été battu par Marine Le Pen ! Al Jabha semble se déchirer, des discussions houleuses opposent ceux qui pensent que c’est la chance historique de participer au pouvoir à d’autres qui restent les yeux rivés sur l’horizon fuyant du grand soir.
Pour Afek, le départ sur la pointe des pieds de l’ex allié d’Al Joumhouri a été payant. Le chef Yassin Brahim voyant la défaite pointer à l’horizon préféra y aller seul en ameutant ses troupes. Une campagne moderne, réaliste permet à ce petit parti centriste de peser avec ses 9 sièges. L’UPL ; parti sorti de nulle part prend place dans un paysage politique mouvant, son président S. Riahi trop emblématique semble avoir paradoxalement profité de la mauvaise publicité qu’il traine. Des électeurs lui ont donné la 3eme place coiffant au poteau Al Jabha! L’UPL convoite des portefeuilles, si j’ose dire. Les électeurs ont une mémoire sélective s’ils ne sont pas tout simplement amnésiques.
Les répercussions présidentielles
La dynamique du succès ou de l’échec aux législatives affectera le scrutin présidentiel dans des proportions variables. Les électeurs ont tendance à donner un bonus au vainqueur, un malus au vaincu.
Alors que A.C Chebbi a maintenu sa candidature, M.B. Jaafar, M.M .Marzouki devraient en principe renoncer à la présidentielle. S’ils persistent, avec quels militants ? Qui suivrait un chef qui a mené ses troupes à la défaite ? Les présidentielles sont très incarnées, la figure du chef est surdéterminante, on vote plus pour la personne que pour le projet.
Les trois candidats compteraient bien sur l’adoubement d’Ennahdha ! Mais ce parti ne soutiendra pas un candidat faible que s'il en tire profit, ce fut le cas lors des tractations qui ont mis en place la Troïka. Dans une perspective de coalition avec Nida qu’Ennahdha appelle de ses vœux, elle ne fera pas le coup à BCE. Elle pourrait même appeler à soutenir sa candidature ce qui serait conforme à sa position consensualiste de façade ou sincère. Elle n’ira pas jusque-là, les concurrents directs de B. C Essebsi semblent y aller sans conviction. On comprend bien l’appel désespéré de M.B.Jaafar de désigner un candidat centriste unique -lui par exemple-. Toutefois, la somme de plusieurs généraux défaits ne fait pas un général vainqueur. On peut espérer que les candidats aux présidentielles tirent des leçons de leurs échecs, lorsqu’ un chef sombre avec ses troupes aux législatives, il devrait moralement se retirer. Lorsqu’on rate la première marche d’un escalier, on ne le montera pas quatre à quatre. S’ils s’obstinent à y aller malgré tout presque seuls, ce n’est plus du courage, c’est de la témérité «donquichottesque». Pathétique.
Ennahdha est en position de force pour désigner le candidat qui lui convient. R. Ghannouchi est assez sensé pour désigner un futur perdant parmi les figures démonétisées. Une chose est certaine : M.M.Marzouki et M.B.Jaafer A.N.Chebbi sont politiquement morts. Mme si R.Ghannouchi décide d’en designer un, deux seront morts de suite, le 3 eme sera sacrifié plus tard. On pourrait imaginer Ghannouchi soutenir les trois, il ne fâchera personne ménageant les futurs alliés dans l’hémicycle.
Coalitions entre compromis et compromission
C’est ce qui explique son acharnement pour proposer la désignation d’un président de consensus, bien avant la défaite législative qu’il avait anticipée. B. C. Essebsi ferait bien l’affaire. Ayant échappé à la débâcle R. Ghannouchi garde la main. L’avenir ne réserve pas que de mauvaises tournures. B.C.Essebsi, l’avait aussi anticipé répétant à l’envi qu’il ne gouvernerait pas seul même en cas de majorité absolue qu’il savait inatteignable, lui non plus n’a pas insulté l’avenir. Une opposition Ennahdha -Nida ne déplairait pas à R. Ghannouchi, elle affichera la couleur du clivage politique en Tunisie entre Nord-Sud, séculiers-religieux, progressistes-conservateurs. Une bipolarisation qui épouse en somme les contours de la société tunisienne en métamorphoseest de bonne démocratie. L’arithmétique électorale est souvent redoutable, elle pourrait infléchir les positions de principe qui fondent les clivages idéologiques dans une démocratie qui vit une arythmie participative: les jeunes qui ont fait la révolution ont boudé l’élection, un milliardaire inconnu il y a si peu rafle la mise dans des circonscriptions pauvres. Plusieurs hypothèses sont envisageables:
Nidaa réussit à unir les forces dites séculières (AFEK, Jebha, …) avec le risque de constituer une majorité complexe mais viable. Il traduira en gouvernement le vote majoritaire.
Si Al Jabha qui a tout l’air de se cramponner sur son reflexe de principe, renvoie dos à dos le 1er et le 2eme elle poussera de facto Nidaa vers un mariage forcé dont elle sera en partie responsable. Elle ne pourra pas condamner ce qu’elle a participé à son apparition en disant «on vous l’avait dit!».
Nidaa pourrait si elle se trouve dans une impasse n’avoir plus que le choix de coaliser avec Ennahdha dans un compromis des contraires, arithmétiquement confortable, reniant au passage l’essentiel de ce qui a amené les électeurs à voter pour lui et, courant le risque de trahir son noyau dur moderniste. Ennahdha aura aussi trahi les siens en s’alliant avec les diables laïques!
Les calculettes ont déjà fait des additions et des soustractions pour multiplier les approximations comme c’est de mauvais usage en politique. Toutefois les chiffres sont têtus, mathématiquement, la coalition la plus stable c’est celles des vainqueurs. La politique fiction est parfois moins imaginative que la Real Politik.
D’autres configurations sont possibles avec l’apport de l’UPL et d’autres groupusculesintéressés par des maroquins. Une composition hétéroclite qui serait hautement instable à la «combinazioni» italiennes. La transition tunisienne ne le supporterait pas.
Si Al Jebha persiste dans le «ni-ni-sme» les électeurs de Nidaa et d’Ennahdha risquent de voir se constituer une coalition contre nature à leur grande désillusion. La démocratie c’est d’être libre de voter pour qui on veut, d’être moins libre de ce que fera l’élu de la voix qu’on lui a concédée pendant la mandature. La démocratie c’est aussi le droit de se tromper de vote. Elle est le pire des systèmes si on exclut tous les autres, dit Churchill. Ces élections ont finalement donné des enseignements:
Les imperfections du dispositif électoral sont de notoriété publique, problèmes de logistique, lenteur du dépouillement, décalage des annonces, financement douteux, achats de voix…Tout cela n’a semble-t-il pas modifié les résultats. Nous sommes à notre première législative libre.
Faut-il rappeler que la justice de France, une des plus vieilles démocraties se pose des questions sur le dépassement des plafonds de financement, voire des financements libyens de la campagne présidentielle de Sarkozy. C’est une première au monde arabe que nous votons des législatives sous le contrôle d’une instance indépendante, maladroite soit elle. Il reste à attendre les présidentielles, on peut espérer une ISIE qui aura tiré des enseignements de ses errements .
Le dilemme cornélien de choisir entre dictature ploutocratique et dictature théologique, de voter pour le candidat unique et le parti unique est révolu, les tunisiens ont opté pour la démocratie au risque de se tromper. Ils assumeront leurs mauvais ou bon choix. La dictature c’est fini. Bourguiba va-t-il encore gagner sur le fil à titre posthume? Certains héritiers des moins légataires dont des hérétiques proclamés semblent avoir bien fructifié l’héritage. On en saura plus Le 23 Novembre, quoi qu’il arrive le bourguisme aura fait long feu!
Mohedine Bejaoui
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je pense que les clivages politiques ne sont pas les memes que les clivages ideologiques, c´est une flèche inversée. Soit Mr. BCS est conservateur séculier et Mr. Ghannouchi est progressiste mais religieux. De meme que le president turc Erdogan est religieux mais en meme temps progressiste.Dans le politique il y va aussi de l´économique. Quant á l´ appellation traditionelle de progressiste est une simple étiquette qu´on colle au partis traditionels par tradition, ca n´a pas de sens ici selon moi.
L'analyse est dans l'ensemble logique; mais dans de pareilles circonstances, la situation n'est pas stable...les discussions, les intérêts et les ambitions peuvent tirer dans un sens ou dans l'autre. Seule une alliance Nida/Ennahdha peut donner une assise solide pour gouverner; l'inverse ralentit la réalisation des objectifs du citoyen...c'était pour ne ps dire qu'il risque d'y avoir des blocages de temps en temps en plus des spéculations des "petits partis" qui maintiendraient l'équilibre. En ce qui concerne les présidentielles, les urnes donnerait un concurrent solide à BEJI Caid Essebsi qui part avec un petit écart favorable...mais uniquement semblable à celui des législatives...
Tout à fait d'accord avec ce billet: La Tunisie contemporaine a eu deux chances avec son destin politique: la première, fut le Leadership et l'héritage Bourguibien qui fait école aujourd’hui , devenu objet d’histoire et de mémoire; La seconde chance se joue devant nos yeux : le pacte historique qui se tisse en toute complicité entre Béji Caïd Essebsi et son peuple. Ne ratons pas cette chance, c’est le moment des choix décisifs, le temps de la critique viendra après .BCE a montré qu'il est un rassembleur des tunisiens contrairement à ses détracteurs qui sont incompétents et mauvais perdants y compris les nahdhaouis une vraie catastrophe (Naqba) dans la politique tunisienne, bref la Tunisie n'aurait du jalais autoriser un parti religieux en politique ...
Article de très haut niveau des sciences et d’éthique politiques, hélas les mécanismes de la vie politique tunisienne n'atteignent pas ce niveau de fluidité rationnelle de la réflexion de Si Mohedine Bejaoui; la seule nouvelle donnée qui commence à prendre forme dans la vie politique tunisienne est l'impact de la société civile, qui intervient comme une autorité de régulation, "une sorte de démocratie directe"parallèle, encore embryonnaire et à l'état brut, mais, combien réelle et efficace, le peuple tunisien encadré par la société civile a réalisé l'exploit de renverser la majorité en faveur du zéro-virgule pendant l'été du Bardo 2013, le rejet de la constitution adoptée par la majorité de l'ANC et autres manifestations, à suivre...
Une très bonne lecture des résultats des élection de 26 octobre 2014. Cependant, je ne suis pas d'accord sur un point essentiel. Comment l'auteur puisse qualifier ennahda de conservateur alors que son référentiel est un islam défiguré (celui des frères musulmans), déformé basé sur le "takfir"!? Par suite, ce mouvement n'est aucunement un parti civil mais plutôt un mouvement islamiste (à distinguer de terme musulman) rétrograde et terroriste.