Le compte à rebours a commencé… Le dimanche 23 novembre, nous serons dans l’isoloir, seul, face à nous-même et nous nous apprêterons à glisser le bulletin choisi dans l’urne… Mais avant d’accomplir ce geste crucial, étant donné l’immensité de l’offre et la profusion des candidats, tout électeur se doit de rester éveillé, de maintenir sa vigilance et surtout de lutter contre l’oubli.
Or l’oubli, comme on le sait depuis les Grecs anciens, s’insinue par toutes les ouvertures du corps et principalement par la bouche et les oreilles. En effet, tout le long de son Odyssée, cette métaphore de l’aventure humaine, l’Aède grec Homère évoque plus d’une fois le danger que constitue l’oubli, mais les deux évocations les plus saillantes restent les épisodes qui concernent les Lotophages et les Sirènes. A ces deux occasions Ulysse, grâce à sa métis - ce mélange de sagesse, d’intelligence, d’expérience et de ruse - a pu sauver ses compagnons. Que l’on se souvienne :
La nourriture de l’oubli
Après leur campagne guerrière et l’anéantissement de la ville de Troie, les compagnons d’Ulysse étaient sur le chemin du retour vers leur chère Ithaque mais les aléas de la navigation et la colère vengeresse des dieux les ont, après moult dérives, fait accoster sur les merveilleux rivages de Djerba la douce, la splendide métaphore de notre chère Tunisie. Généreux et hospitaliers comme tout Tunisien qui se respecte, les anciens Djerbiens ont offert aux Grecs de partager avec eux leur nourriture, le Lotos d’où ils tirent leur nom de Lotophages : « De même que les hommes se nourrissent de pain et de vin, eux sont les mangeurs d’une plante exquise, le Lotos. Si un humain ingurgite cette nourriture délicieuse, il oublie tout. Il ne se souvient plus de son passé, il perd toute notion de qui il est, d’où il vient, où il va. Celui qui absorbe le Lotos cesse de vivre comme font les hommes, avec en eux le souvenir du passé et la conscience de ce qu’ils sont. » (J-P. Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes, p.120)
Les compagnons d’Ulysse n’ont dû leur salut et le recouvrement de leur mémoire qu’à la sagesse rusée de leur chef, Ulysse qui les a remis de force sur les bateaux et a filé pour continuer son périple. (Odyssée, chant IX)
Le Lotos cette exquise nourriture anesthésiante « qui paralyse toute remembrance » nous est familière, nous autres Tunisiens. Nous en avions été gavées pendant des décennies et sans nos Ulysse du 17 décembre-14 janvier nous serions encore envoûtés et amnésiques.
Hélas personne n’est définitivement guéri et les rechutes sont fréquentes. N’avons-nous pas un certain 23 octobre 2011 cédé à des charlatans qui s’adonnaient à l’exercice illégal de la médecine et qui nous avaient administré des remèdes-placebo qui se sont révélés être des remèdes de cheval ?
Alors, avant de voter, électeur mon frère, attention à toute offre de nourriture, de boisson …Il faut refuser les « Choco Tom », les moutons, les banquets nuptiaux collectifs et les billets de banque. Refus de toute nourriture et de tout ce qui peut procurer de la nourriture…
En revanche, Il faut se souvenir de la cherté de la vie, de l’augmentation du chômage, de la corruption, du népotisme, du vol organisé, des promesses non tenues…
Le chant des Sirènes
Afin de séduire les marins de passage à proximité de leur île, les Sirènes, ces merveilleuses créatures mi- humaines mi- animales ont recours au chant pour faire oublier la partie non humaine de leur anatomie et pour détourner le regard de ce qui témoigne de leurs horribles méfaits, les cadavres en décomposition des imprudents qui ont succombé au charme irrésistible de leur voix. (Odyssée, Chant XII)
De même, les candidats au Palais de Carthage, pour vous amadouer, pour obtenir vos suffrages, ont tout fait pour vous être agréables. Ils ont été relookés par des spécialistes du paraître qui les ont coiffés, maquillés, habillés. D’autres leur ont donné des cours de diction, leur ont appris comment poser leur voix. D’autres enfin leur ont révélé vos désirs, vos attentes.
Ainsi ont-ils mis en veilleuse leur arrogance, leur mépris, leur suffisance, et se sont rapprochés de vous. Les voilà disponibles, modestes, souriants, ouverts, démocrates…comme les Sirènes, ils veulent cacher leur part inavouée, ils veulent détourner le regard du champ de ruine où ils vous ont mis.
Regardez autour de vous, regardez dans quel état se trouve le Pays : la misère, l’insécurité, la corruption. La médiocrité des représentants. Regardez l’état où se trouve cette Tunisie en miniature, l’Ile de Djerba. Avant d’être livrée à elle-même, oubliée du pouvoir et de l’administration, avant de devenir un dépotoir, elle était une île magnifique dont la douceur de vivre et la beauté des rivages ont attisé toutes les convoitises et attiré tant de navigateurs de renom et tant d’ aventuriers magnifiques.
Méfiez-vous des promesses « qui n’engagent que ceux qui y croient », méfiez-vous des paroles creuses couchées sur du beau papier glacé… et
Souvenez-vous des prédicateurs fanatiques qui se sont succédé pour appeler vos enfants aux Jihad et vos filles et vos femmes au Nikah ; souvenez-vous de ces sinistres enturbannés qui sont venus conseiller la polygamie aux hommes et la si esthétique excision, aux femmes ; souvenez-vous de ces hordes qui ont déferlé pour détruire des mausolées, incendier des maisons - closes ou pas - et terroriser des juges, des artistes, des journalistes et tout citoyen qui ne leur revient pas. Souvenez-vous de ces voyous-maquereaux s’autoproclamant protecteurs de la révolution comme si elle était leur prostituée…Souvenez-vous de ces abrutis qui détestent l’art, les syndicats, le tourisme. Souvenez-vous de ceux qui vous ont parlé de l’avènement du Califat bien avant le sinistre Daech. Souvenez-vous de leur haine de la femme, de Bourguiba et de tout ce qui n’est pas eux.
Souvenez-vous enfin des assassinats toujours impunis de Chokri Belaïd, de Mohamed Brahimi et de Lotfi Naguedh ; souvenez-vous de tous ceux qui sont tombés sous les balles des terroristes.
Souvenez-vous que le Pays a besoin d’un Ulysse. Un navigateur habile et expérimenté. Un guide sage. Un chef intelligent et rusé. En somme un homme qui aime Télémaque, Pénélope et Ithaque.
Un homme qui ne vous fera jamais désespérer de vos compatriotes. Un homme qui ne vous fera jamais honte d’être Tunisien !
Souvenons-nous et votons !
Slaheddine Dchicha