Opinions - 23.12.2014

Comment s'explique la victoire de Caïd Essebsi : statistiques préliminaires du second tour des élections

La victoire de Béji Caïd Essebsi tient, numériquement, en trois éléments qui se rejoignent et se superposent à savoir la mobilisation des électeurs des deux camps, les reports d’électorats et une progression plus importante que celle de son adversaire dans la grande majorité des circonscriptions. C’est ce qu’explique Anis Marrakchi dans une analyse qu’il livre aux lecteurs de Leaders.

Le second tour des élections présidentielles a eu lieu un mois après le premier tour.

Les deux candidats victorieux au premier tour avaient obtenu 39,46% des suffrages (1.289.381 voix) pour Béji Caïd Essebsi et 33,43% des suffrages (1.092.494 voix) pour Mohammed Moncef Marzouki. Ils obtiennent au lendemain du second tour respectivement 55,68% (1.731.529 voix, soit 353.016 voix de plus qu’au premier tour) et 44,32% (1.378.513 voix soit 196.887 voix de plus qu’au premier tour).

Nous allons effectuer une première analyse de ces résultats qui pourra être complétée quand des données plus exhaustives seront disponibles.

Le taux de participation

Le taux de participation dans les circonscriptions tunisiennes (hors étranger) a légèrement baissé entre les deux tours, passant de 64,56% à 59,04%. Nous présentons ci-dessous une carte qui montre graphiquement le taux de participation par circonscription:

Cette carte nous montre une mobilisation massive des circonscriptions côtières et de certaines circonscriptions du sud tunisien. De l’autre côté, les circonscriptions du centre tunisien (Silyana, Kasserine, Kairouan, Sidi Bouzid) et Jendouba se sont relativement peu mobilisées.
Ainsi, les circonscriptions les plus mobilisées au second tour font partie de celles qui avaient le plus voté pour Béji Caïd Essebsi et Mohammed Moncef Marzouki au premier tour, et les moins mobilisées sont celles qui avaient voté dans des proportions importantes pour d’autres candidats au premier tour (voir l’article : http://www.leaders.com.tn/article/le-premier-tour-de-l-election-presidentielle-une-analyse-statistique-des-resultats-et?id=15799). Ceci est probablement le double effet de l’exacerbation de la polarisation dans les premières circonscriptions et d’un certain désintéressement envers les deux candidats pour les secondes.

Le transfert d’électorats

Nous allons présenter maintenant un graphe issu d’une méthode statistique appelée l’Analyse des Composantes Principales. Cette méthode produit notamment un graphique où chaque candidat du premier tour (en noir) et chaque candidat du second tour (en bleu) est représenté par une flèche.

Plus l’angle entre deux flèches est réduit, plus les électorats des candidats qu’elles représentent se ressemblent et sont corrélés.

On remarque que l’électorat de Béji Caïd Essebsi s’est déplacé vers l’électorat de Hamma Hammami et Mohammed Hechmi Hamdi. Ainsi, Béji Caïd Essebsi a donc plus convaincu au second tour dans les circonscriptions du centre de la Tunisie qu’il ne l’avait fait au premier tour.

L’électorat de Mohammed Moncef Marzouki s’est aussi légèrement déplacé, mais reste négativement corrélé avec ceux de tous les autres acteurs. Son électorat s’est donc un peu plus concentré au sud de la Tunisie en progressant plus dans ces circonscriptions là que dans les circonscriptions du centre et du nord.

La carte électorale

Nous présentons ci-dessous une carte légendée reprenant les résultats des deux tours:

Ainsi, Béji Caïd Essebsi devance Mohammed Moncef Marzouki dans 17 circonscriptions, principalement au nord de la Tunisie et dans quelques circonscriptions du centre (Silyana et Sidi Bouzid), tandis que Monhammed Moncef Marzouki devance Béji Caïd Essebsi dans 10 circonscriptions, principalement les circonscriptions du sud, mais aussi, avec un écart relativement faible, dans certaines circonscriptions du centre (Kasserine, Kairouan et Sfax2).

Les circonscriptions indécises au premier tour se sont donc réparties comme suit : deux ont nettement opté pour Mohammed Moncef Marzouki, deux autres ont nettement opté pour Béji Caïd Essebsi, et trois ont relativement très légèrement opté pour Mohammed Moncef Marzouki.

Ces cartes cachent néanmoins une grande polarisation. En effet, les écarts entre les deux candidats ont été extrêmes, allant jusqu’à près de 80% des voix exprimées dans certaines circonscriptions. Le graphe ci-dessous reprend ces écarts :

Ainsi, dans 19 des 27 circonscriptions tunisiennes (hors étranger), l’écart dépasse 20% des suffrages exprimés, cet écart atteignant notamment50,7% au Kef (à l’avantage de Béji Caïd Essebsi) et 77,8% à Tataouine (à l’avantage de Mohammed Moncef Marzouki).

Notons que si la présence de fiefs électoraux est normale et commune à tous les pays ayant achevé leur transition démocratique, une telle polarisation est quant à elle complètement absente dans les pays ayant une histoire démocratique établie. Cet élément nous indique que la Tunisie n’a probablement pas encore achevé sa transition démocratique, les clivages régionaux restant extrêmement exacerbés.

La progression des écarts entre les deux candidats

La carte électorale du second tour présentée ci-dessus cache un second élément : si Béji Caïd Essebsi ne devance Mohammed Moncef Marzouki que dans 17 circonscriptions sur 27, il réussit cependant, entre le premier et le second tour, à accroitre son avance ou réduire son retard dans 22 de ces 27 circonscriptions.

Le graphe ci-dessous retrace l’évolution, entre le premier et le second tour, de l’écart entre Béji Caïd Essebsi et Mohammed Moncef Marzouki (en nombre de voix):

Ainsi, Mohammed Moncef Marzouki ne réussit à accroitre l’écart que dans 5 circonscriptions qui lui étaient de plus déjà acquises. Les gains qu’il réalise sont relativement faibles, ne dépassant la barre des 10.000 voix que dans une unique circonscription.

Béji Caïd Essebsi arrive par contre à creuser significativement l’écart dans les circonscriptions où il était déjà en tête et il gagne du terrain dans certaines des circonscriptions où il était devancé par Mohammed Moncef Marzouki. Il réalise des gains dépassant la barre des 10.000 voix dans 11 circonscriptions.

Conclusion

La victoire de Béji Caïd Essebsi tient, numériquement, en trois éléments qui se rejoignent et se superposent :

  • la mobilisation des électeurs des deux camps : Béji Caïd Essebsi partaitavec une avance confortable au sortir du premier tour. La mobilisation des électeurs des deux camps lui a donc permis de ne pas perdre cette avance ;
  • les reports d’électorats :ayant bénéficié du soutien explicite ou implicite des trois autres principaux candidats du premier tour, l’électorat de Béji Caïd Essebsi s’est déplacé pour inclure une partie des électorats de ces candidats ;
  • une progression plus importante que celle de son adversaire dans la grande majorité des circonscriptions :tandis que Marzouki gagnait principalement du terrain dans quelques circonscriptions où il avait déjà un avantage, Béji Caïd Essebsi avançait fortement dans les circonscriptions qui avaient voté majoritairement pour un candidat tiers, tout en consolidant son avance dans les circonscriptions où il disposait déjà d’un avantage et en réduisant l’écart dans certaines circonscriptions où il était derrière.

Anis Marrakchi

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8 Commentaires
Les Commentaires
Bouslama Said - 23-12-2014 15:26

Salut Bravo pour ton article ; (je suis professeur de maths et parent de Fakhri ben abdelkerim)et bonne continuation

M. - 23-12-2014 17:19

"Notons que si la présence de fiefs électoraux est normale et commune à tous les pays ayant achevé leur transition démocratique, une telle polarisation est quant à elle complètement absente dans les pays ayant une histoire démocratique établie. Cet élément nous indique que la Tunisie n’a probablement pas encore achevé sa transition démocratique, les clivages régionaux restant extrêmement exacerbés." this is not true. Look at the US for instance, it is divided between red (republican) and blue (democrat) states with very few swing states. This is an electoral reality since the last 100 years and the US has been a democracy since 1776.

Anis Marrakchi - 23-12-2014 18:16

Merci monsieur Bouslama pour vos encouragement ! M. : L'important n'est pas le nombre de swing states, mais l'ampleur des écarts (en pourcentage) entre les deux candidats. En Tunisie, cet écart a dépassé 40% des suffrages dans 12 circonscriptions sur 27 (44% des circonscriptions). Aux US, lors des dernières présidentielles, cet écart n'a dépassé 40% des suffrages que dans 4 états sur 51 (8% des états). L'ampleur de la polarisation qu'on observe en Tunisie n'est pas commune dans les pays ayant une tradition démocratique ancrée depuis un certain temps.

smida - 23-12-2014 22:05

Merci si Anis pour cette belle, riche et fine analyse. vous rendez le phénomène électoral plus intelligible et la dynamique politique plus compréhensible et lisible. Est ce qu'on peut avoir une lecture en terme de groupes sociaux et de CSP pour approfondir le débat. Encore une bravo et merci.

GGD - 24-12-2014 08:10

J'ai suivi avec intérêt les 4 articles d'analyses des résultats des élections. Bien que parfois ces analyses prêchent par un excès de langage scientifique ce travail mérite tous les honneurs et remerciements. J'aimerais juste attirer l'attention sur la différence du nombre de voix entre les deux tours. En effet : - BCE ayant obtenu 1.289.381 voix au premier tour et 1.731.529 voix au deuxième, l'écart est de 442.148 voix et non de 353.016 voix; - MMM ayant obtenu 1.092.494 voix au premier tour et 1.378.513 voix au deuxième, l'écart est de 286.016 voix et non de 196.887 voix. Les chiffres (353.016 et 196.887) présentés ci-haut correspondent aux écarts entre les deux candidats au 1er et 2ème tours.

BRINIS - 24-12-2014 14:04

Bonjour M. Anis, Merci pour cette analyse pédagogique qui est simple même si en présence parfois de concepts scientifiques (d'ailleurs c plutôt bénéfique). Cependant, j'avoue que vos explications de la victoire BCE tiennent numériquement mais ne donne pas le pourquoi, qui est selon moi sera l'explication vraie, votre analyse constitue la phase une, certes elle est nécessaire mais pas suffisante. En effet, il faut passer à la phase d'interprétation des chiffres pour permettre de mieux comprendre l'électeur. Le choix de l’électeur est influencé par plusieurs facteurs aussi bien sociaux (classes sociales) que politiques (idéologique). Enfin, j'insiste sur le fait que c'est avec des réflexions, comme la votre, et les bonnes idées on pourra avancer et aller vers l'avant. Cdlt MB

Anis Marrakchi - 24-12-2014 19:19

Smida & GGD : merci beaucoup pour vos encouragements. Smida : concernant l'analyse socio-économique, c'est en cours. Et en effet GGD, il semble que je me sois emmêlé les pinceaux, votre correction est la bonne et je vais voir s'il est possible d'éditer l'article. Merci beaucoup !

Anis Marrakchi - 24-12-2014 20:00

Brins : merci beaucoup pour vos encouragements, et vous avez parfaitement raison, comme le titre l'indique, ce sont uniquement les statistiques préliminaires du second tour. Un travail plus en profondeur est en cours pour identifier les éléments sous-jacents au vote !

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