Le martyre de Socrate, le jour où tout a basculé
Tôt le matin, un groupe de la Garde nationale s’apprêtait à investir une maison à Sidi Ali Ben Aoun (entre Sidi Bouzid et Gafsa), soupçonnée d’abriter des chefs jihadistes des plus dangereux. Accueillis par des feux nourris, ils riposteront avec courage et détermination. Six parmi eux tomberont, le corps criblé de balles. Socrate Cherni était parmi ces martyrs. Tout a basculé, le drame est épouvantable. La Tunisie entière s’embrase d’indignation et les Tunisiens sont chagrinés. Les Keffois descendent les premiers dans la rue, suivis d’autres partout ailleurs.
Drapée dans sa dignité, la famille refuse l’organisation de funérailles officielles, repousse la désormais traditionnelle oraison funèbre de l’ancien président provisoire Moncef Marzouki à la caserne de la Garde nationale d’El Aouina et tient à récupérer la dépouille du martyr, pour l’inhumer le lendemain, sans la présence de personnalités officielles. Ce fut une journée mémorable, de deuil, de compassion, de recueillement et d’indignation. La plaie reste ouverte. Une grande opacité enveloppe encore les circonstances précises du drame. Les principaux terroristes courent encore dans la nature, échappant à la justice. La vérité est tue, mais finira par éclater un jour. En visite au Kef lors de la campagne présidentielle, Béji Caïd Essebsi se rendra le 14 décembre dernier auprès de la famille pour lui témoigner de sa solidarité. «La lutte contre le terrorisme est un devoir national, la traque des terroristes sera notre engagement, l’hommage à nos martyrs et la prise en charge de nos blessés sont l’expression de notre reconnaissance et de notre considération», dira-t-il. Porté aujourd’hui à Carthage, il aura à le concrétiser.
Majdouline Cherni y sera associée. Appelée au gouvernement, elle se trouve ainsi investie d’une lourde responsabilité. Son deuil était difficile à surmonter, comme pour l’ensemble de sa famille encore sous le choc. Elle n’avait rien demandé, prenant le temps de réfléchir sur la position qui doit être la sienne. «La douleur, nous confie-t-elle, n’est absorbée que si on a en effet un défi à relever. Ce qui ne tue pas renforce. Il faut se relancer».
Quelques minutes d’entretien avec Habib Essid l’ont convaincue
Lorsque le téléphone sonne ce jour de janvier 2014 dans son bureau au gouvernorat de La Manouba, Majdouline était à mille lieues d’imaginer ce qui allait lui arriver. On lui annonce au bout du fil Ahmed Zarrouk, PDG de l’Imprimerie officielle et membre du staff du chef du gouvernement désigné, Habib Essid. De sa voix douce et courtoise, il l’invite à rencontrer Essid qui souhaite faire sa connaissance. Surprise et intriguée, elle se rendra à Dar Dhiafa à Carthage. «Ce fut aussi bref que magique, révèle-t-elle à Leaders. Très affable et affectueux, il me dira combien il partage notre douleur et celle des familles des martyrs et me propose de faire partie de son équipe pour s’occuper précisément de ce dossier. Je n’en saurai pas plus, ni avec quel statut, ni dans quel département. Je ne savais pas quoi répondre. C’est exactement ce que je voulais. Pouvais-je me dérober. J’en étais fière et heureuse. Je ne me rappelle plus aujourd’hui comment j’ai balbutié quelques mots de gratitude, mais j’ai fermement exprimé ma détermination à m’y atteler».
Tout au long de la route qui la ramenait de Carthage à La Manouba, Majdouline se sentait portée sur un nuage, partagée par des sentiments croisés, d’appréhension et de bonheur, de craintes et de courage. Elle ne pouvait en parler à personne, en dehors de sa famille restreinte et de très rares amis dignes de confiance. Elle sait que le dossier a été très politisé et a constitué pour certains un fonds de commerce au détriment des familles. Des rumeurs d’abus, de falsification de certificats médicaux, de fausses attestations et autres étaient parvenues à ses oreilles et elle souffrait de voir le symbole du patriotisme et du sacrifice des martyrs et blessés malmené par les «intermédiaires» de tout acabit. Majdouline voulait déjà contribuer à mettre fin à tout cela et rendre justice à ceux qui le méritent, les vrais. Elle sait que les blessés et les familles des martyrs sont fatigués, lassés, livrés seuls à leur dépit.
Pourquoi la liste des martyrs et blessés n’est pas encore clôturée?
Reste, même si Majdouline Cherni n’a pas voulu l’évoquer lors de son entretien avec Leaders, la grande question de la liste définitive des martyrs et blessés de la révolution. Selon l’article 6, «au sens du présent décret-loi, on entend par “martyrs et blessés de la révolution”, les personnes qui ont risqué leur vie afin de réaliser la révolution et d’assurer son succès et qui, à ce titre, ont été martyrisées ou atteintes d’une infirmité, et ce, à compter du 17 décembre 2010 jusqu’au 19 février 2011».
Les actes et la période concernés sont bien précis. Aussi, poursuit le même texte : la liste définitive des martyrs et blessés de la révolution est élaborée par une commission créée auprès du Comité supérieur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dénommée «la commission des martyrs de la révolution».
Combien sont-ils au juste ? Difficile à savoir avec précision. De 321 martyrs, selon les premières indications à Leaders en 2013 de Me Taoufik Bouderbala, président de la commission nationale d’investigation sur les abus enregistrés au cours de la période allant du 17 décembre 2010 jusqu’à l’accomplissement de son objet, on parle aujourd’hui de plus de 600. Quant au nombre des blessés, il aurait dépassé les
8 000, des dossiers continuant à être reçus à ce jour. Pourtant, il est bien stipulé dans l’article 6 sus-indiqué que «la liste définitive des martyrs et blessés de la révolution, mentionnée au deuxième alinéa du présent article, est fixée à la lumière du rapport final de la commission nationale d’investigation sur les abus», et nous savons tous que Me Bouderbala a bien remis son rapport. Pour mémoire, le Comité supérieur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, institué depuis 1991, est placé sous l’autorité directe de la présidence de la République. Il est actuellement présidé par Hachemi Jegham, nommé à ce poste en juin 2012 sous Marzouki. C’est lui qui préside aussi «la commission des martyrs de la révolution», composée en outre de huit membres représentant divers ministères, tous nommés par le Premier ministre.
La clôture de la liste des martyrs de la révolution devient une urgence, et une coordination étroite entre les différents ministères et instances concernés est plus que nécessaire pour faire aboutir ce dossier.
L’engagement de l’Etat
Quels sont les engagements pris par l’Etat en faveur des martyrs et blessés de la révolution? Le décret-loi n° 2011-97 du 24 octobre 2011, portant indemnisation des martyrs et blessés de la révolution du 14 janvier 2011, les précise. Extraits
La commémoration et la reconnaissance
- L’Etat construit un monument commémoratif de la révolution du 14 Janvier 2011 contenant la liste des martyrs de la révolution, martyrs de la patrie
- L’Etat crée un musée consacré à la révolution et au déroulement de ces événements afin d’en tirer les leçons et sauvegarder la mémoire nationale
- Les collectivités locales attribuent les noms des martyrs aux rues, avenues et places publiques
- La révolution du 14 Janvier est commémorée chaque année officiellement avec des festivités populaires afin de pérenniser ses significations nobles
- Une matière didactique sur la révolution du 14 Janvier 2011 est incluse dans les manuels scolaires d’histoire
Les prestations en faveur des martyrs
- Une pension mensuelle dont le montant est fixé par décret est versée au profit du conjoint à moins qu’il ne se remarie, des enfants du martyr en cas de décès du conjoint ou de déchéance de son droit à la pension, et ce, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 18 ans ou cessent leur scolarité, de la mère et du père du martyr s’il n’en est pas marié,
- La gratuité des soins dans les structures sanitaires publiques et à l’Hôpital militaire pour le conjoint et les enfants, jusqu’à ce que ceux-ci atteignent l’âge de 18 ans ou cessent leur scolarité.
- La gratuité des transports publics pour le conjoint et les enfants jusqu’à ce que ceux-ci atteignent l’âge de 18 ans ou cessent leur scolarité.
Les prestations prévues en faveur des blessés
- Une pension mensuelle, dont le montant est fixé par décret, en cas d’atteinte d’une infirmité physique d’un taux qui sera fixé par la commission technique
- La gratuité des soins dans les structures sanitaires publiques et à l’Hôpital militaire
- La gratuité des transports publics pour les personnes atteintes d’une infirmité physique.
Outre les avantages mentionnés aux deux articles 8 et 9 du présent décret-loi, et nonobstant les indemnisations précédemment perçues en application de l’article premier du décret-loi n° 2011-40 mentionné ci-dessus, la commission des martyrs de la révolution peut, en cas de nécessité, accorder des indemnisations supplémentaires au profit des martyrs et blessés, dont le montant est fixé par arrêté du Premier ministre.
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