La Tunisie et l’impôt : quelle fiscalité, pour quelle société
A l’évidence les élites politiques et administratives pensent que les universitaires sont des théoriciens, coupés des réalités. Ils seraient peu enclins à faire appel à des personnes extérieures, du fait de leur confiance dans leurs aptitudes et la capacité de leurs organisations et leurs services à fournir l’expertise nécessaire. Ils ne s’informeraient pas, mais resteraient convaincus de leur compétence infinie sur les questions économiques et financières.
Dans la pratique et si l’on y regarde de près, c’est trop souvent la complexité qui domine la matière fiscale.
Déjà, dès la fin des années 1920 Gaston Jèze écrivait : « il ne faut pas cesser de le répéter, la simple pratique sans connaissance scientifique, c’est l’empirisme et la routine. Ceux qui n’ont pas médité longuement avec la méthode scientifique sur les problèmes financiers sont incapables de diriger les finances publiques d’un Etat. Il leur est impossible de trouver les solutions des grands problèmes financiers. Ils manquent de hardiesse.Ils s’en tiennent à ce qui existe ; ils s’arrêtent aux détails ».
Plus récemment M. Cozian soulignait « celui qui ne connaît que la fiscalité ne sera jamais un bon fiscaliste ». La fiscalité est en effet une matière, toute à la fois,complexe et passionnante. Elle est en croisement du droit, de l’économie, de la comptabilité, de l’informatique et bien d’autres spécialités.
Aujourd’hui, comme en grande partie hier, le droit fiscal connaît une déclinaison, qui ne se résume pas à une « introduction au droit fiscal » que ni les universitaires, ni les administrateurs, ni les professionnels et les politiques ne peuvent ignorer : le droit fiscal des affaires, le droit fiscal international, le droit des entreprises, le droit fiscal pénal, le droit fiscal comparé etc…
Tous doivent en finir avec l’idée selon laquelle le droit fiscal ne serait pas du droit, tout au plus une technique, certes complexe, mais qui ne manie que la règle et non le concept. Le fiscaliste serait pour eux, en quelque sorte, un bon technicien, susceptible de tirer d’un mauvais pas le contribuable face à l’administration, notamment à l’occasion d’un contrôle fiscal, ou d’apporter la dimension fiscale au règlement des questions en rapport avec le droit des affaires, d’enregistrement, droit fiscal international…
Cette approche n’est pas sans conséquences sur le droit fiscal. Beaucoup d’erreurs ont été commises par ces élites. Il en est résulté une crise de lisibilité des mesures fiscales, voire parfois, d’une remise en cause de leur fondement et même de leur légitimité.
Quelques exemples éclairent cette situation:
Imposition de la plus-value immobilière
La loi de finances pour 1993 a supprimé l’exonération de l’impôt sur la plus-value immobilière, liée à la période de détention, qui était de dix ans. Pour l’administration, le principe d’application d’une réévaluation annuelle de 10% du prix d’acquisition du bien, justifie une telle suppression. Pourtant, en droit et sous réserve d’une disposition expresse légale (cas de l’article 361 du code des droits réels), tout droit est prescriptible. En France, le juge considère que le principe de sécurité juridique, qui est censé garantir la stabilité, la clarté et l’accessibilité du droit, s’oppose à un droit d’imposition de l’administration, excluant toute prescription.
La validation des actes administratifs
L’article 63 de la loi de finances pour 2013 a créé au profit de la Caisse de compensation une contribution exceptionnelle, qualifiée faussement de redevance de 1% sur les revenus des personnes physiques excédant annuellement 20.000 dinars. Interprétant cet article, l’administration lui a donné un effet rétroactif, en la rendant applicable à 2012.
Lorsque des contribuables ont introduit des recours en annulation devant le juge administratif, le gouvernement n’a pas trouvé d’autres solutions que de « glisser » dans l’article 78 pour 2014 une disposition « insidieuse » validant la note « illégale » prise par l’administration, en précisant que « La disposition au n°4 du présent article exigible au titre des années 2012 et 2013 demeure en vigueur … ».
La constituante, par ignorance ou aveuglement, a voté cet article. Pourtant, il est établi en droit que si le législateur peut modifier rétroactivement une loi ou valider un acte administratif, c’est à la condition de poursuivre un but d’intérêt général suffisant. Le seul intérêt financier de l’Etat ne permettait pas de justifier l’intervention d’une loi de validation. Plus grave, le ministère des finances ne peut ignorer qu’il existe un lien entre le respect des lois par l’administration et le niveau d’observation par les citoyens de leurs obligations légales.Le contribuable se trouve dans une position de faiblesse évidente si l’administration, sous couvert de qualifications équivoques ou fallacieuses d’une loi ou de son interprétation erronéeajoute des obligations nouvelles à la charge des contribuables. Or, le législateur, faut-il le rappeler, ne peut normalement disposer que pour l’avenir, faute de quoi, non seulement, serait rompue l’égalité des citoyens devant les charges publiques, mais serait anéantie, toute garantie de pouvoir déterminer ses actes, en fonction de l’état du droit, alors en vigueur.
Imposition deux fois a un même prélèvement, le même revenu
Les articles 28 à 31 de la loi de finances complémentaires pour 2014 a constitué une contribution exceptionnelle allant pour les salariés, de 1 à 6 jours de leurs salaires, alors qu’il s’agit avec le 1% de l’article 63 précité de deux contributions exceptionnelles, de même nature, taxant le même revenu.
Aggravation de l’imposition des sociétés établies dans les paradis fiscaux
L’article 25 de la loi de finances pour 2015 a prévu qu’une retenue de 25% frappe les distributions des bénéfices, au profit des sociétés établies dans les paradis fiscaux.
Le décret du 3 octobre 2014 avait déjà établi la liste de ces paradis. Il est normal et même souhaitable que l’Etat continue de progresser vers d’avantages de justice fiscale et de transparence financière. Mais,les moyens de qualification et de vérification de ces sociétés, font encore cruellement défaut et s’exercent dans un brouillard statique quasi complet. L’approche traditionnelle, qui consiste à dresser des listes, ne suffit pas ; ces listes finissent, en quelques mois, par se réduire à une poignée d’Etats insignifiants. Ainsi le 2 mai 2013, le gouvernement britannique a obligé huit zones off short, qui sont sous son autorité, à fournir les informations demandées. Par ailleurs, avec un minimum de sérieux et de volonté politique des organisations internationales (notamment G20, UE, OCDE…) et l’échange de renseignements entre Etats, l’évasion fiscale se limitera ou disparaîtra à brève échéance (l’exemple de H.S.B.C. est significatif). La Tunisie devrait plutôt s’inspirer de la loi américaine (loi Fatca) et prévoir des sanctions pour les territoires qui refuseraient l’échange automatique des données ou l’appliqueraient mal en pratique sur les comptes bancaires des personnes domiciliées dans les paradis.
Violation de la Constitution
L’article 45 de la nouvelle constitution réserve à la loi la détermination de l’assiette des impôts, des contributions, leurstaux et la procédure de leur recouvrement. Profitant des équivoques des dispositions transitoires de la constitution, le gouvernement, par le décret du 30 décembre 2014, a réduit certain taux des douanes et de T.V.A. ou les a suspendus.
En Tunisie, l’isolément des élites dirigeantes est connu. La plupart ont été formées,il y a vingt ou trente ans, selon des valeurs et des principes qui avaient été conçus et pensés, plusieurs années plutôt. Il en est résulté un fort décalage qui ne fait que s’accentuer avec les idées nouvelles : politiques, économiques, fiscales, technologiques… et les attentes d’une société profondément transformée.
Au niveau fiscal, ces élites doivent comprendre que le temps semble loin où après l’indépendance et sous l’égide, un peu partout, de l’Etat providence, les prélèvements obligatoires relevaient d’un sens partagé : réalisation, d’une part de l’intérêt général et du bien être et, d’autre part la solidarité sociale. Aujourd’hui, dans la plupart des pays, la fiscalité fait l’objet accru de liaison avec l’impératif de réduction des déficits et passe nécessairement par un renforcement de lutte, au niveau national et international, contre l’évasion fiscale.
La plupart des parlementaires, sous le régime déchu et la constituante, de gauche comme de droite, ne comprennent pas grande chose aux problèmes économiques et financiers et plus généralement au fonctionnement des entreprises. Il ne peut pas en être autrement, dès lors que la majorité des parlementaires sont issus des fonctionnaires, des professions libérales, des agriculteurs… Seule une minorité est issue des chefs d’entreprises, d’employés privés et d’ouvriers. Sinon, les constituants n’auraient jamais laissé, pendant trois ans, l’aspect politique prendre autant de poids par rapport aux problèmes économiques, financiers et sociaux, alors que la révolution tunisienne est avant tout une révolution socio-économique et que ces élites dirigeantes opéraient sur fonds de crise économique et financière, suite à la crise financière de 2008 et du dysfonctionnement économique et financier après la révolution de 2011.
Plus grave encore, cette période a été gouvernée par des dirigeants conservateurs et conformistes qui craignent l’innovation porteuse de changement et qui manquaient d’imagination et d’audace. Ils ne savaient pas, d’ailleurs, se mettre en question. Il en est résulté une politique fiscale, axée fondamentalement sur une vision attentiste ;aucun changement significatif au niveau des mesures fiscales, ainsi que sur le terrain des mesures anti-crises, n’est intervenu. Les gouvernements, pendant quatre ans après la révolution, sont passés maîtres dans l’art de différer les décisions, en donnant l’illusion de l’action. Aucun homme politique, pendant cette période, n’a attaché son nom à une réforme. Ils ont fait de l’adage prêté à Lénine « durer et endurer » leur lighne de conduite. Les quelques décisions, en matière fiscale, du gouvernement des « compétences », pour courageuses qu’elles soient, ne sont en rien des réformes de structure. Il faudra bien un jour revenir sur les déficits, leur ampleur, les retraites, les caisses de maladie, de compensation… et également certains petits impôts et taxes, qui ne rapportent pas grande chose, mais compliquent la vie des contribuables.
Les dirigeants politiques doivent comprendre que la « non-action » n’est jamais une solution et « se tromper » n’est jamais pire que de ne rien faire parce que sans présentation d’un diagnostic clair, d’une stratégie crédible et d’une thérapeutie, même provisoire, les inégalités et les déficits s’aggravent et mettent en cause les équilibres fragiles sociaux-économiques.
La Tunisie connait actuellement un véritable bouillonnement démocratique, sans que personne ne sache qsur quoi il dabouchera, surtout que la démocratie a été largement vidée de ses objectifs.
A moins d’un retour en arrière, il est nécessaire d’admettre que la crise politique, économique, financière, sociale… ne peut se résoudre en discours et en promesses.
Dans le contexte de crise économique et financière, qui est le nôtre aujourd’hui, c’est bien d’une audace intellectuelle qu’il convient de faire preuve avec une assurance, sans laquelle aucune création n’est possible.
De ce point de vue, les finances publiques et plus particulièrement la fiscalité, constituent un champ privilégié d’analyse et d’actions, en tant qu’éléments présents dans l’ensemble des rouages de la société et en forment de ce fait un réseau particulièrement complexe.
Comment alors résoudre en Tunisie ces attitudes politiques, face au présent ? comment réagir au niveau fiscal, face à une société qui se transforme très vite et pas toujours dans le sens voulu ?
Les députés, nouvellement élus, savent-ils bien ce qui les attend ?
Des chantiers, dont on peut aujourd’hui présumer l’importance, vont s’ouvrir (déficits publics, caisses de retraités, de maladies, de compensation…), mettant à rude épreuve, ceux qui en auront la responsabilité.
Auront-ils le courage et les moyens politiques pour concrétiser les engagements qu’ils ont promis à leurs électeurs, notamment des réformes « drastiques » et non « cosmétiques », s’inscrivant pleinement dans le cadre d’une restauration de l’Etat et du redressement économique et financier ?
S’agissant des finances publiques, l’évolution doit aller dans le sens d’assurer la maîtrise de ces finances, socles de la croissance et de la solidarité, et de prévenir le drame de la perte de souveraineté, qu’a connue la Tunisie au XIXème siècle avec la Commission financière internationale. Personnes (riches, pauvres et surtout les syndicats) ne risquent à vouloir une Tunisie en situation de faillite et de récession économique. Le pays est essoufflé, parce que la crise de son économie va durer longtemps. Elle est guettée par la progression des salaires qui conduit au blocage de la société et la montée inexorable du chômage. Les tunisiens doivent se rappeler que l’austérité en Grèce a conduit à l’abaissement de 20% en moyenne des salaires.
La Tunisie est actuellement en mal de véritables leaders, c'est-à-dire des chefs politiques, pleins d’énergie, qui parlent le vrai au peuple, quant aux difficultés économiques et financières, l’accroissement des écarts entre les revenus des plus riches et celui des plus pauvres et qui se mobilisent pour un puissant retour au culte du travail et à la vertu nationale (suivie après l’indépendance par le peuple) alliage d’exigence personnelle et d’intransigeance pour le développement du pays.
En attendant, il est bien difficile de voir toujours bien clair dans cette ambigüité de la politique fiscale actuelle de l’Etat avec son mélange instable d’agitation et de réflexion, de décisions et d’immobilisme. Il faut donc bouger et chercher à réconcilier les Tunisiens et les contribuables avec les vertus de l’impôt.
La fermeté de l’engagement actuel à suivre un plan de réduction des déficits, et la confiance dans la capacité de l’Etat à prélever des impôts, passe nécessairement et préalablement par la réorganisation de l’administration fiscale et sa modernisation. Le mythe de la réforme fiscale doit être, pour un temps, oublié.
Le mythe de la réforme fiscale
Qu’une réforme fiscale soit nécessaire, n’est pas contestable. Mais la crise financière et économique de 2008, aggravée dans notre pays par le dysfonctionnement de l’économie et des finances, suite à la révolution de 2011, doivent normalement amener l’Etat à s’interroger sur la façon d’optimiser le système fiscal actuel, afin d’éviter une augmentation des impôts actuels ou la création de nouveaux impôts.
Plus clairement, la crise économique, financière et sociale doit normalement conduire la Tunisie à s’interroger, non pas sur une réforme en profondeur du système fiscal actuel (surtout que l’expérience montre qu’en période de crise, un impôt accepté, un impôt entré dans les mœurs, un impôt qui ne fait pas fuir les investisseurs est un bon impôt), mais de la façon de l’optimiser.
L’injustice fiscale reste la préoccupation de la classe moyenne et des pauvres, la lutte contre l’évitement de l’impôt apparaît comme un impératif au regard de la recherche d’un rééquilibrage des dépenses publiques, de la lutte contre la fraude et l’inégalité de répartition de la charge fiscale.
L’Etat doit donc se donner les moyens rigoureux et vigoureux de lutte contre cette inégalité de répartition et contre la maladie pour la démocratie : la fraude.
Il ne peut, dans ces conditions, que se retourner vers des solutions classiques, principalement la recherche de renseignements, qui est un outil essentiel en la matière.
Il doit par conséquent chercher à instituer ou améliorer l’efficacité de son administration et ses coopérations internationales, et à mettre sur pieds un cadre administratif et juridique d’échanges de données nationales et internationales, efficaces, tout en respectant les droits des contribuables et en faisant en sorte de ne pas déclencher une fuite de ces contribuables vers des territoires de plus basse pression fiscale.
L’administration fiscale
Dans les pays développés, l’administration fiscale s’efforce d’évoluer vers une administration de service, en s’engageant dans un processus de rentabilisation de sa gestion et dans une culture de performance. Tout cela dans le but de mieux faire accepter l’impôt, d’isoler les fraudeurs et de prévenir l’évasion fiscale, tout en essayant de rendre au contribuable le meilleur service aux meilleurs coûts. Parallèlement, la règle de transparence financière, adoptée par ces Etats, met en avant la responsabilité des gestionnaires des finances, qui devront rendre compte des coûts, des objectifs et des résultats, avec comme objectif final le culte de performance.
L’administration fiscale tunisienne et son organisation ont été négligés depuis des décennies. Elle n’a jamais été dotée des moyens humains et matériels lui permettant de lutter contre la fraude, et par là même, d’assurer la crédibilité du système déclaratif, l’égalité devant l’impôt et la légitimité de l’Etat fiscal. Ces erreurs, commises depuis des décennies, se paient aujourd’hui. Alors que l’avènement del’Etat moderne, après l’indépendance, devrait entrainer la promotion de l’administration,c’est la conséquence logique d’un système politique où le pouvoir se qualifie par la fonction qu’il remplit.Il n’en est rien, en Tunisie, l’administration fiscale a été réduite au rôle d’un simple service « gestionnaire ».
A ce niveau, il y a une urgence, qu’il convient de mettre en avant, en s’inspirant, le cas échéant, de l’expérience des autres pays.
L’expérience montre d’ailleurs, que pour que l’impôt rentre massivement, deux qualités sont essentielles : la structure du système fiscal et l’administration chargée de son application.
Structure du système fiscal
Le système fiscal doit:
- s’appuyer de manière simple sur les deux grands flux de l’économie : le revenu et la consommation des ménages et que ces flux circulent par des comptes d’agents tiers, sans que ceux-ci aient à supporter le poids final de la contribution, de telle sorte qu’ils se prêtent de bonne volonté à la collecte de l’impôt, soit en le prélevant au passage (technique de la retenue à la source) soit en communiquant l’information au fisc. Théoriquement, le système fiscal actuel réunit les caractéristiques utiles pour la meilleure efficacité possible.
Réorganisation de l’administration fiscale
Elle doit s’appuyer sur une administration fiscale qui se caractérise par ses capacités:
- à gérer un système fiscal de masse ;
- à pouvoir s’appuyer sur des compétences, en mesure d’effectuer des évaluations continues de la politique fiscale suivie, de la stratégie retenue, de la gestion interne des services…
- à intégrer la nouvelle culture de gestion (gestion par objectifs), qui met en avant la responsabilité des gestionnaires publics à rendre compte à la collectivité des coûts, des objectifs et des résultats des services qui leur sont confiés. Plus clairement, à la logique du contrôle fiscal traditionnel de conformité à la loi fiscale doit s’ajouter la logique d’objectifs, de culte de la performance et des résultats.
- à s’intégrer dans le contexte nouveau de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales internationales, en travaillant en réseau avec les administrations fiscales des autres pays (échanges de renseignements, concurrence fiscale déloyale…).
Des réformes urgentes
La mise en débat des questions de gouvernance financière et fiscale, oblige aujourd’hui le gouvernement à repenser la mission de cette administration. Elle doit être responsable de la gestion des services de contrôle et de recouvrement qui lui sont confiés, en exigeant d’elle, en contrepartie, de rendre compte à la nation, des coûts et des résultats de sa mission.
L’expérience d’autres pays
Dans beaucoup de pays avancés, on assiste à la mise en place progressive d’un mode de gestion des administrations fiscales, fondé sur l’autonomie et la collégialité. L’administration fiscale y est souvent organisée en « Agence ». Il s’agit d’une structure séparée du ministère des finances, dotée d’une autonomie de gestion, dirigée par un conseil d’administration et soumise à un contrôle strict du parlement et du gouvernement. En contre partie, l’agence s’engage à réaliser un programme de contrôle et de recouvrement.
Cette nouvelle « logique administrative » met en avant la responsabilité des gestionnaires des services qui leur sont confiés et vise à changer l’action publique, par une nouvelle « gouvernance », s’appuyant sur des compétences et permettant la mise en place d’un système d’information et de communication fiable et cohérent.
Précisément, dans les administrations fiscales modernes, la programmation des contrôles et leur nombre reposent essentiellement sur deux éléments : l’importance du personnel affecté au contrôle, sa qualification et la capacité du service à collecter et traiter les informations fournies par les moyens informatiques.
Transposition de cette structure en Tunisie
Cette nouvelle logique administrative peut être transposée sans délai dans notre pays. La création d’une « Agence fiscale » peut révolutionner en Tunisie les opérations de contrôle et de recouvrement, surtout que notre pays pratique largement le système de la retenue à la source en matière d’IS/IRPP et de déclaration en matière de T.V.A. et dispose de systèmes informatiques performants, mais insuffisamment exploités (RAFIC et SADEC).
Cette agence peut et rapidement,
- recruter un nombre suffisant de cadres compétents (informaticiens, juristes, économistes) et leur donner une formation conséquente ;
- exploiter dans les plus brefs délais, les informations et recoupements fournis par les systèmes informatiques ;
- procéder, grâce aux recoupements et informations fournis par l’ordinateur, au démantèlement progressif du régime forfaitaire, en isolant les vrais forfaitaires, des faux-forfaitaires.
- distinguer, en matière de contrôle, entre entreprises « coopératives » et entreprises « non-coopératives » et réserver un système de contrôle allégé aux premières.
Il faut souligner cependant que l’efficacité de la nouvelle administration, dans le cadre de sa nouvelle mission, repose sur deux éléments essentiels: l’accès à l’information (avec notamment la levée progressive du secretbancaire) et le renforcement du transfert de la charge de la preuve sur le contribuable.
Dans ce domaine, les exemples suédois et canadien dans les années 1992-1994 paraissent particulièrement pertinents.
A cette époque, la Suède surtout se caractérisait par une dette publique élevée (85% du PIB), un chômage élevé, une production en stagnation et un grogne de la part du peuple.
En réaction à cette crise, l’Etat suedois a agi sur plusieurs fronts ; réforme de système fiscal (en le simplifiant et le rendant plus incitatif), une réforme de l’Etat (dans le but d’améliorer l’efficacité des dépenses) et surtout l’efficacité de l’administration financière. Ainsi, dans le souci de simplifier les relations du contribuable avec l’administration, les déclarations annuelles de revenus sont pré-remplies et envoyées au contribuable. Ils peut s’opposer par écrit ou un simple SMS. Parallèlement, chaque contribuable possède dans les services de l’administration, un compte sur lequel sont inscrits les sommes prélevées au titre des retenus à la source, ainsi que les informations fournies par les moyens informatiques.
L’Etat tunisien, incarnation du pouvoir et ultime garant de la cohésion du groupe, a vu ses pouvoirs relativisés, en matière fiscale, du fait de la coexistence d’unEtat « mafieux » et d’un Etat « fainéant » et unecatégorie des « réfractaires » à l’obligation fiscale.
A ce niveau, il y a urgence qu’il convient de mettre en avant : la disparition de ces Etats.
L’Etat «mafieux»
C’est un Etat dans l’Etat. Des micro-entreprises du secteur informel et les contrebandiers agissant au vu et au su de tout le monde et occupent une bonne partie des activités économiques. Ils constituent des zones de « non-droit » concrétisées par le non-paiement de l’impôt sur le revenu, de la T.V.A. et autres taxes et les cotisations sociales. C’est certainement un secteur pourvoyeur d’emplois et fait vivre un grand nombresurtout de jeunes et sa suppression pose de sérieuses difficultés et un évident risque d’explosion sociale. Par ailleurs, la baisse des prix des produits importés illégalement semble toujours une bonne nouvelle pour certains consommateurs.Son maintien est cependant grave.
L’économie ne peut se développer sans respect des principes de droit, cadre préalable à l’innovation. On se souvient de la mafia italienne et ses conséquences. Beaucoup d’entreprises dans ce pays ont vu leurs marges laminées en raison de la concurrence, d’autres ont fait faillite avec comme conséquence la perte de leurs emplois par les salariés.
Dans les conditions actuelles, seul le peuple peut empêcher cette situation. Le gouvernement doit convaincre le peuple que les prix bas des produits importés illégalement, empêchent le développement du pays. Un plan national doit affirmer haut et fort les conséquences d’une telle situation. Il doit être soumis au vote du peuple.
L’Etat «fainéant»
Cette expression, dans l’histoire, a été donnée, en France, aux rois mérovingiens(après la mort de Dagobert en 639). Il s’agit d’un Etat dépourvu de l’autorité nécessaire pour imposer ses décisions. L’Etat vivait sur le passé ou plus exactement sur ce qui a pu être conservé.
En matière fiscale, on parle d’Etat « fainéant », lorsque le pouvoir politique se contente de légiférer, sans fournir l’effort nécessaire pour empêcher de se créer des zones de non-droit, qu’elles soient fiscale, juridique, économique, socio-professionnelle, géographique, alors qu’il dispose des moyens et des technologies pour augmenter le produit fiscal, en évitant les comportements fiscaux déviants. Tel est l’exemple de multiples dispositions des lois fiscales, invitant les contribuables à régulariser spontanément leur situation fiscale.Ces mesures sont nécessaires, mais pour être efficaces, il faut qu’elles soient accompagnées par des mesures qui reflètent la déterminations de l’Etat à exercer sa souveraineté par la constitution d’équipes d’agents publics chargés du dépouillement de toutes les informations fournies par le système informatique et le droit de communication et le cas échéant par la création d’une police fiscale de répression de la délinquance fiscale dotée de moyens d’investigation étendus.
Les «réfractaires» à l’obligation fiscale
L’incivisme fiscal, caractérisé par la fraude, est une réalité. Il est difficile en Tunisie d’établir son importance. Les possibilités d’échapper à l’impôt sont nombreuses, ceci malgré le choix démocratique. En effet, le consentement à l’impôt, par des assemblées librement élues est l’une des composantes du « contrat social ». Il est important dans la détermination de la dimension citoyenne de l’impôt.
Toutefois, en Tunisie encore, beaucoup de contribuables n’omettent aucun moyen leur permettant de réduire leurs impositions et justifient ce comportement en avançant par certaines raisons. Certains considèrent que leur revenu est le fruit de leur travail, de leur talent ou de leurs capitaux. L’impôt serait pour eux une sorte de vol collectif, qu’il serait légitime de refuser par la fraude ou l’évasion. Ils oublient cependant que le revenu de chacun dépend peu des capacités intellectuelles ou des capitaux de chacun, mais provient surtout de l’organisation sociale et de l’héritage institutionnel.
D’autres ignorent la dimension « citoyenne » de la fiscalité, parce qu’ils restent esclaves de leur calcul égoïste. C’est aux autres de payer l’impôt et à eux de profiter. C’est le cas de certains chefs d’entreprises, de professions libérales, de grands agriculteurs, des propriétés de biens immobiliers et des faux forfaitaires.
Cette situation conduit, enfin de compte, le poids de l’impôt, surtout sur le revenu, à reposer sur ceux qui n’ont pas les moyens de développer une stratégie d’évitement.
A ce niveau, il y a une urgence qu’il convient de mettre en avant. Elle n’est pas d’ordre fiscal mais davantage d’ordre sociologique et politique. On pense à la nécessité qu’il y a à ce que l’impôt soit considéré comme légitime pour la grande majorité des contribuables.
Il est alors indispensable de rappeler à l’occasion que l’impôt, dès ses origines, a connu deux types de représentation opposées, mais qui sont parvenus, néanmoins, à coexister : l’une le considérait comme instrument de soumission, l’autre comme symbole et moyens de solidarité sociale. C’est de cette seconde représentation que l’impôt a pu tirer des éléments les plus fort de sa légitimité. C’est grâce à cet aspect qu’il a pu se représenter comme l’instrument de la réalisation du bien être et de l’intérêt général.
On doit enfin alerter les Tunisiens sur le jeu dangereux qui se joue dans notre pays.
D’abord, l’épanouissement, après la révolution, du régionalisme de toute sorte, réclamant une part des bénéfices des produits des régions, des corporatistes, de toute sorte, qui font pression pour obtenir des augmentations de salaires, d’autres des allègements fiscaux, annoncent les prémisses réelles d’éclatement du pouvoir fiscal.
Ensuite, l’écart entre les revenus des plus riches et celui des pauvres s’est accru. Ce mécanisme pervers qui permet aux riches de s’enrichir à « l’infini » en fraudant l’impôt, tandis-que les plus pauvres ne peuvent rien payer, fait des victimes la classe moyenne.C’est une constante de l’histoire, l’affaiblissement, voire même la disparition, de la classe moyenne est toujours la première cause de l’émergence des dictateurs. Il ne faut pas alors attendre que les loups entrent dans le pays pour que se réveille l’idée de liberté et de démocratie.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques,
politiques et sociale – Tunis II
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