La Tunisie post-révolution entre transgression et inversion des valeurs
Il n’y a rien de plus dégradant pour un pays que de voir l’argent commander au politique. Il n’y a rien de plus avilissant pour la justice que de voir les criminels échapper au châtiment. Il n’y a rien de plus inquiétant pour la démocratie que de voir la presse aux mains de crapules. Il n’y a rien de plus déshonorant pour une Nation que de voir ses penseurs réduits au rôle d’amuseurs publics. Oui, la Tunisie vit la crise socioéconomique la plus grave de son histoire récente, mais cette crise n’est en rien comparable à la crise morale qui la tenaille. Signe des temps, même les défenseurs proclamés de la morale sont devenus, en un temps record, aussi corrompus et corrupteurs que ceux qu’ils dénonçaient jadis.
La société tunisienne a connu de profonds bouleversements depuis l’indépendance du pays. Bousculée par Bourguiba et son modernisme à la hussarde, anesthésiée par la mansuétude intéressée de l’Etat-providence et déconcertée par sa propre hardiesse, elle a dû subir l’accélération du temps pour accomplir, malgré elle, ce que d’autres sociétés ont mis deux siècles à faire. Il en a résulté une indigestion au sens comportemental, mental et sociétal du terme, une indigestion qui occasionna une formidable perte de repères. Mais jamais la régression, sur toutes ses formes, n’a été aussi flagrante que depuis janvier 2011, et ce malgré les discours moralisateurs et la montée ostentatoire de la religiosité.
Ce qui se passe en Tunisie au niveau des mœurs, des attitudes mentales et des comportements sociaux dépasse de loin le non-respect de la morale publique. Désormais, aucune obligation n’est respectée, aucun ordre, aucune règle, aucune limite. La frontière séparant le moral de l’immoral, le bien du mal, la vertu du vice, le légal de l’illégal n’a pas été franchie ou reculée comme au temps de la dictature mais bel et bien abolie, presque sous les vivats de la foule. La transgression est devenue la règle, donnant lieu à une formidable inversion des valeurs. Du coup, l’anormalité a été transformée en normalité, l’illégitime en légitime, les normes en carcans, le désintéressement et le patriotisme en ringardise. Ce ne sont pas seulement les corps constitués, les gouvernants et les élites qui sont en cause, mais des pans entiers de la société tunisienne.
De tout temps, l’inversion des valeurs a favorisé la racaille, quelle qu’elle soit. Dans toutes les sociétés, la transgression a fait du criminel un exemple à suivre. L’impunité des coupables conduit toujours à la pénalisation des victimes. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la chute de Ben Ali ont fait peser le poids de la crise et des déficits publics sur les humbles, les salariés et les entrepreneurs économiques en règle alors que la justice, l’équité et le recouvrement de l’autorité de l’Etat requièrent de s’attaquer, bille en tête, aux fraudeurs, aux concussionnaires et aux hors-la loi. Il ne faut plus ergoter, le combat salutaire et urgentissime contre la transgression commence par là. C’est au demeurant à ce prix que le redressement des finances publiques pourrait être envisagé et avec lui le redressement économique tout court.
Habib Touhami
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