Lettre ouverte au Président Béji Caïd Essebsi: Plaidoyer pour Maher Manai
Monsieur le Président,
Vous avez lancé un vibrant appel à la réconciliation nationale dans votre discours du 20 mars. Vous disiez qu’il n’y aurait pas d’avenir tant que les enfants de ce pays ne seraient pas réconciliés, tant que les surenchères et les rancunes n’auraient pas été mises de côté. Comment vous donner tort ? Le combat contre le terrorisme et pour le redressement économique exige une Nation rassemblée. Mais le rassemblement, est-ce seulement la réconciliation des Tunisiens avec eux-mêmes ? N’est-ce pas aussi la réconciliation des Tunisiens avec leur Etat ?
Comme vous, nous rêvons d’une Tunisie plus forte et plus juste dans laquelle ses citoyens s’épanouiraient à l’ombre d’un Etat enfin réformé, réconcilié avec les valeurs de liberté et de dignité. Cette transformation est en marche, votre élection en marque un jalon supplémentaire. Mais cette transformation est encore trop lente. L’exigence de dignité passe d’abord par la justice. Or qu’en est-il réellement aujourd’hui ? Nous sommes loin du compte. Les défaillances se situent à tous les niveaux de la chaîne du droit : au cours des interrogatoires et de l’enquête de police, au cours de l’instruction, et lors du procès. Ces dysfonctionnements tiennent en partie au manque de moyens, mais proviennent aussi d’une approche « accusatoire » où le doute profite rarement à l’accusé.
Les juges étant tenus d’instruire les affaires dont ils sont saisis dans des délais raisonnables, ils ont tendance à privilégier l’efficacité au détriment des droits des justiciables et à se reposer sur les aveux obtenus au stade préliminaire de l’enquête par les policiers. Certes, aucune justice n’est infaillible. Aux Etats-Unis, un condamné noir, Anthony Ray Hinton, vient de retrouver la liberté après trente années passées dans le couloir de la mort en Alabama. Il est la 152e personne condamnée à mort à être innocentée dans ce pays depuis 1973. Voilà un chiffre qui devrait donner à réfléchir…
Monsieur le Président,
Un homme, reclus au fond de sa cellule, a perdu tout espoir. Il dort en prison depuis bientôt douze ans. Il y a passé le tiers de sa vie. Cet homme s’appelle Maher Manai. Son nom ne vous dit peut-être rien. Mais son cas devrait interpeller l’avocat que vous avez toujours été. Il est tragiquement exemplaire des errements de notre système judicaire.
Maher Manai a été arrêté le 6 septembre 2003, à Sfax. Accusé de meurtre, il a été jugé et condamné à mort au terme d’une enquête, d’une instruction et de procès entachés de nombreuses irrégularités. Maher, qui a toujours clamé son innocence, n’a jamais eu véritablement la possibilité de se défendre et de faire entendre ses arguments. Il n’en avait tout simplement pas les moyens.
Après la Révolution, Maher Manai, comme 121 autres condamnés de droit commun à la peine capitale, a bénéficié d’une grâce spéciale le 14 janvier 2012 et a vu sa peine commuée en peine d’emprisonnement à perpétuité. Maigre consolation. Quelques semaines après, un petit délinquant, Badreddine S., était transféré de la prison de Sfax à celle de la Mornaguia, à Tunis, où il devait purger le restant de sa peine. On l’enferme dans la même chambrée que Maher Manai. Pour impressionner ses codétenus, le nouveau venu se vante d’avoir commis des faits plus graves que ceux pour lesquels on venait de le condamner.
Il affirme avoir été témoin et complice d’un meurtre survenu neuf ans auparavant à Sfax, pour lequel «un pauvre bougre» avait été condamné par erreur. Le dénommé Badreddine livre des détails troublants. En l’entendant, Maher Manai se fige et son sang se glace : il comprend que c’est de lui dont on parle ! Par un extraordinaire concours de circonstances, le destin venait de placer sur son chemin un des responsables de son malheur.
Les deux hommes en viennent aux mains, leurs compagnons de chambrée et les gardiens sont alertés par le vacarme ; on les sépare. Maher réussit à joindre ses parents retournés vivre au Kef. Ils lui trouvent un nouvel avocat. Une plainte est déposée le 24 mars 2012 auprès du procureur de la République près le Tribunal de première instance de Manouba (celui dont relève la prison civile de la Mornaguia), pour demander la réouverture d’une enquête en vue d’une révision du procès. L’affaire est confiée à la brigade de recherches d’El Aouina, qui fait procéder à des auditions. Badreddine, le témoin-complice, est interrogé, réitère ses aveux, et désigne l’auteur véritable du crime, qui se trouve être un criminel en fuite. Sa déposition est consignée dans un procès-verbal daté du 28 août 2012.
Monsieur le Président,
En dépit de ce témoignage crucial, qui établit son innocence et qui n’était pas connu du tribunal au moment de sa condamnation à la peine capitale, Maher Manai dort toujours en prison. Toutes les démarches que lui, sa famille et le comité de soutien qui a été constitué en vue de sa libération ont pu entreprendre se sont révélées infructueuses.
En théorie, les personnes définitivement condamnées ont la possibilité d’introduire une demande en révision de leur procès, demande qui doit être motivée par l’apparition d’éléments matériels nouveaux, inconnus des juges au moment du procès (articles 277 à 279 du Code de procédure pénale). Le dernier mot revient au ministre de la Justice. Nous avons multiplié les démarches en ce sens, à compter de juin 2013, en privilégiant toujours la coopération et le dialogue à l’affrontement, parce que nous pensions que la cause de Maher Manai était claire et juste.
Tragiquement banale, elle n’a rien de politique, ni de subversif. Nous nous sommes trompés. Nous avons gravement sous-estimé la capacité d’inertie de l’administration de la Justice. Nadhir Ben Ammou, l’ancien ministre de la Justice, n’a jamais daigné répondre à nos sollicitations. Son successeur, qui avait pourtant été sensibilisé, s’est défilé. En juillet 2014, il a opposé un refus à la demande de révision du procès.
Cette « démission du politique », qui se lit à travers le comportement des ministres de la Justice successifs, a connu une autre illustration. Votre prédécesseur, le Docteur Moncef Marzouki, abolitionniste fervent, a lui aussi été alerté sur le cas dramatique de Maher Manai, mais a lui aussi préféré se défiler en se rangeant à l’avis de la Commission des grâces du ministère de la Justice, qui avait émis un avis défavorable. Le président Marzouki n’a pas souhaité passer outre et exercer ses prérogatives régaliennes, alors qu’il avait la possibilité de réparer une erreur judiciaire, en graciant Maher.
Chacun doit faire son examen de conscience. Pourquoi sommes-nous si peu enclins à nous sentir concernés par la situation des prisonniers de droit commun, et par les éventuelles injustices dont ils peuvent être l’objet ? Pourquoi les associations spécialisées de la mouvance des droits de l’Homme sont-elles si timides, si absentes sur le sujet ? Au cours des deux dernières décennies, le combat en faveur des droits de l’Homme a été accaparé par la défense des prisonniers politiques et des détenus d’opinion.
Ce combat était nécessaire et même indispensable, mais il a eu pour corollaire l’oubli, l’oubli des autres prisonniers, les droit commun, pourtant infiniment plus nombreux. Or ceux-ci ne sont pas moins victimes de l’arbitraire et des abus, bien au contraire. Tous n’ont pas droit à un procès équitable, et ceux qui appartiennent aux couches ou aux régions les plus défavorisées de notre société sont moins bien défendus que les autres citoyens, quand ils ne sont pas tout simplement victimes d’erreurs judiciaires à répétition, à l’instar du malheureux Maher Manai.
Monsieur le président,
A bien des égards, la question de la pénalité et la question sociale et régionale se rejoignent. Par bien des aspects, la justice tunisienne fonctionne comme une justice à deux vitesses, impitoyable avec le pauvre – le zawali - et indulgente avec le bien-né et avec celui qui réussit à faire jouer ses relations. Ces faits ont été montrés dans Le Syndrome de Siliana, l’enquête sur la peine de mort en Tunisie, qui a été réalisée en décembre 2012 dans cinq des prisons du pays, et au cours de laquelle le témoignage de Maher Manai a été recueilli.
Les auteurs de ce livre ont pu interviewer une trentaine d’ex-condamnés à mort de sexe masculin, choisis au hasard. Il s’est avéré que le quart d’entre eux était originaires du seul gouvernorat de Siliana, qui ne représente pourtant que 2 % de la population nationale. D’où le titre qu’ils ont choisi de donner à cet ouvrage. Un dernier mot à ce propos : les gouvernorats de Siliana, de Jendouba, du Kef, de Sidi Bouzid et de Gafsa, qui, pour beaucoup, ont été les berceaux de la Révolution, étaient très largement sur-représentés dans la population des condamnés à mort de droit commun.
La justice de classe et l’erreur judiciaire sont insupportables car elles représentent une atteinte au pacte républicain. Elles minent le contrat social. Dès lors que l’Etat, qui est censé le réaliser et le garantir, continue à être perçu comme une institution arbitraire et oppressive, qui écrase les plus faibles et épargne les plus puissants, il ne faut pas s’étonner que des pans entiers de notre société s’en détachent et récusent le lien d’allégeance citoyenne.
La Révolution du 14 janvier fut la révolution de la liberté et de la dignité. La liberté est maintenant acquise. Mais la question de la dignité reste posée. A notre sens, rendre justice aux victimes de la Justice doit constituer le premier jalon de la restauration du contrat social. Réconcilier la Nation est indispensable, mais réconcilier les citoyens avec leur Etat l’est tout autant. Il s’agit là d’un immense chantier, et vous êtes mieux placé que quiconque pour l’impulser, car vous exercez la magistrature suprême.
Aujourd’hui, nous nous tournons vers vous, Monsieur le Président, parce que vous êtes un adepte du droit – c’est le sens de l’hommage exceptionnel qui vous a été rendu récemment à Paris par l’université du Panthéon Sorbonne. Nous nous tournons vers vous, et nous vous invitons, respectueusement, à vous pencher sur le cas de cet homme, Maher Manai, pour trouver la solution appropriée qui mette un terme à ses souffrances, qui n’ont que trop duré.
Les signataires de la lettre ouverte:
- Héla Ammar, universitaire, docteur en droit, artiste visuelle*
- Taieb Bessadok, avocat
- Samy Ghorbal, journaliste et écrivain*
- Olfa Riahi, journaliste*
- Karim Ben Smail, éditeur
- Amira Yahyaoui, présidente d’Al Bawsala
- Mourad Zeghidi, journaliste.
(*) Samy Ghorbal, Héla Ammar et Olfa Riahi ont réalisé, avec Hayet Ouertani, l’enquête dans les prisons tunisiennes auprès des condamnés à mort de droit commun, parue en mai 2013 aux éditions Cérès sous le titre Le Syndrome de Siliana.
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