Une certaine idée de Bourguiba
Évoquer les grands personnages de l'Histoire exige beaucoup de recul et de détachement. Ce qui est peu commun dans nos contrées. Les témoignages sur le personnage historique que fut Habib Bourguiba sont légion. Certains de ses collaborateurs s'y sont essayé, de même que des opposants ou encore des historiens, plus ou moins crédibles, qui se sont détachés de l'objectivité et du recul inhérents au travail de mémoire et ont laissé leur appartenance idéologique et leurs ressentiments personnels prendre le dessus.
Il faut faire preuve de sincérité pour évoquer Bourguiba, ses années, son legs et ce qu'il a entrepris pour notre nation , puisqu'elle en est une, n'en déplaise à certains. Et dire que le bilan de Bourguiba est un bilan purement négatif et ne pas lui reconnaître ses accomplissements et ses réalisations relève de l'ingratitude et de la mauvaise foi. De même que prétendre que les années Bourguiba sont une réussite sur tous les plans est une supercherie et une insulte à l'intelligence de tous ceux qui s'intéressent à l'Histoire. Hélas, c'est une attitude présente chez ce que j'appelle " les bourguibistes extrémistes " qui ont le culot et l'outrecuidance de justifier et de donner raison à tous les dépassements de l'ère bourguibienne.
Pour ma part j'estime que le témoignage de feu Habib Bourguiba Jr s'est distingué par son objectivité et sa très grande sincérité. Il s'agit des entretiens qu'il a accordé au professeur Mohamed Kerrou et qui ont été publié à titre posthume. Bien qu'il soit le fils unique de Bourguiba, Bourguiba Jr n'a pas essayé d'embellir ou de balayer les aspects négatifs et déplorables qui ont porté préjudice, à certains moments , à l'œuvre bourguibienne. D'ailleurs, faut-il le rappeler, Habib Bourguiba était beaucoup plus dur et exigeant avec son fils qu'avec n'importe quelle autre personne. Un témoignage très instructif qui a également le mérite de faire la lumière sur des événements mal connus ou fallacieusement rapportés.
Tout d'abord , qui n'est pas en admiration face au parcours de cet enfant de Monastir devenu un Grand de l'Histoire, car c'est le terme qui lui sied. Il serait injuste de résumer Bourguiba au leader nationaliste, au chef d'Etat ou au réformateur. Il incarne tout cela. Bien entendu, il a eu des compagnons de lutte admirables mais lui, avec son ambition, sa détermination et son génie politique a arraché la place du chef tant convoité et il a réussi à concrétiser son projet pour la Tunisie. Il a mené à bien des réformes ambitieuses et courageuses. Que serait la Tunisie sans le Code du Statut Personnel et l'abolition de la polygamie? Que serait la Tunisie sans la généralisation de l'enseignement entreprise sur tout le territoire de la République ? Qui peut remettre en cause l'efficacité des politiques sanitaires qui ont éradiqué les épidémies fortement répandues à l'époque ? Bourguiba a modernisé l'Etat tunisien et ses institutions à l'échelle centrale et locale . Il traça les lignes d'une politique étrangère rationnelle, réaliste et cohérente qui contraste avec les politiques populistes, basées sur les fanfaronnades et la parlotte, de ses homologues arabes.
Toutefois , sur le plan politique, la Tunisie a payé le lourd tribut de l'émergence du parti-Etat, ce dernier s'est renforcé avec la création des cellules professionnelles. En 1975, Bourguiba est devenu président à vie. Le règne du parti unique se poursuit jusqu'aux législatives de 1981 où une ouverture timide voit le jour mais rapidement les élections sont truquées suite à la débâcle qu'a essuyé le PSD face au MDS.
Mais ce qui à mon avis est également déplorable et n'aurait pas dû avoir lieu, c'est le sort indigne et cynique réservé à feu Lamine Bey, ses enfants et sa famille. Le Bey fut séquestré dans le palais vétuste et délabré de la Manouba, qui deviendra par la suite la prison des femmes. Ses fils furent injustement emprisonnés. Lamine Bey décède en 1962 dans un appartement de concierge d'un ami juif tunisien , un appartement situé rue Fénelon dans le quartier Lafayette.
La dynastie husseinite a gouverné durant 252 ans la Tunisie et reconnaissons-lui au moins le mérite d'être à l'origine de beaucoup des attributs de la tunisianité dont nous sommes si fiers . Le patrimoine tunisien en est le témoin qu'il soit artisanal, musical, culinaire ou encore vestimentaire. Sans oublier le rôle de garant de l'Islam modéré et soufi que les Beys se sont efforcés à mener à bien durant leurs règnes successifs . L'Histoire se conçoit dans la continuité et non dans la rupture.
Quant au Bourguiba que j'admire le plus, c'est le visionnaire hors pair, celui qui a une longueur d'avance sur ses contemporains, celui qui a une vision à long terme , qui nous manque cruellement aujourd'hui. Celui qui après sa détention au Fort Saint-Nicolas fut reçu avec Salah Ben Youssef et Slimane Ben Slimane par Mussolini mais qui refusa de soutenir les fascistes. Celui qui dira à ses compagnons de retour à Tunis , perplexes du soutien de Bourguiba aux Alliés contre l'Axe, " qu'il vaut mieux être des gaullistes que des fascistes ". Phrase que le Président Caïd Essebsi ne manqua pas de rappeler il y a quelques semaines dans son discours au Palais du Luxembourg. Celui qui refusa obstinément de se rendre en URSS car il estimait que cette entité n'était pas faite pour durer mais pour s'écrouler un jour. L'Histoire ne lui donnera pas tort . Voilà à quoi ressemble un leader.
En conclusion, je voudrai dire à nos aînés qui sont peut être gênés que des jeunes évoquent le souvenir d'une figure historique qu'ils n'ont pas connu quand elle était au pouvoir, que ces Grands de l'Histoire appartiennent à la nation et à ses générations successives. Ne pas les évoquer parce que nous ne les avons pas connu serait déplorable. Et en suivant cette logique, nous ne pourrons évoquer ni Napoléon, ni Clemenceau, ni De Gaulle.
Les reproches quant aux aspects négatifs du long règne de Bourguiba n'altèrent en rien ma profonde estime à sa personne et à son œuvre. Habib Bourguiba restera incontestablement un Grand de l'Histoire, il avait une certaine idée de la Tunisie et chaque citoyen a une certaine idée de Bourguiba.
Chedly Mamoghli
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C´est vrai j´ai aussi une idée de"bourguiba".Trés jeune j´étais tres progressiste et meme revolutionnaire, et voyais Bourguiba" comme au contraire reactionnaire et ne faisant pas de grandes choses. Je connais certaines realisations que vous avez citées, moins l´affaire de Mussolini, moi je trouvais son parti est organise á la meme methode. Enfin, c´ est l´affaire des historiens. Ce qui a ajouté á mes malheurs, je lai vu une fois á la télé francaise á Paris entrain de remercier la France de tout ce qu´elle nous a donné en aide etc, et il pleurait en meme temps; il a l´habitude de pleurer après ses discours, mais le faire á Paris c´est humiliant pour moi. C´est vrai j´ oublie la colonisation mais parce que je ne voyais pas ce qui nous manquait pour être comme les autres nations.Peut-être nous n´ avons pas "Un Churchill, un Roseveelt" voilà ce qui nous manquait. Et puis il ne faut pas oublier que c´est lui qui nous a livré "Ben Ali".