Tunisie: Repenser le patriotisme, réinventer l’engagement
La Nation, la République, l’amour de la Patrie, le sens du sacrifice, le respect du drapeau. Des principes si souvent invoqués, y compris dans les bouches des moins exemplaires, qu’ils sont devenus des mots vides de toute signification, de toute consistance.Le recours abondant à ce registre patriotique, toujours à travers le slogan, jamais à travers l’action, doit en ces temps de crise nous interpeller sur le profond décalage qui existe entre la propension des Tunisiens, toutes catégories confondues, à affirmer leur attachement à leur patrie, et la réalité de leur engagement au quotidien.
Pour ne pas basculer davantage dans une mythomanie collective dont personne ne pourra nous sauver, nous devons comprendre pourquoi une part non négligeable de Tunisiens disent être prêts à mourir pour leur pays mais ne voient pas d’intérêt à accomplir leur service militaire, vantent les beautés de la « Tunisie verte »mais jettent sans scrupules leurs ordures dans la rue,appellent au développement du pays mais ne paient pas leurs impôts, se contentent de « pleurer leur Tunisie », sans penser à la sauver.
La légèreté des politiques
Les politiques de tous bords ont exploité à profusion le vocabulaire nationaliste. Volontiers donneurs de leçons, ils exhortent depuis quatre ans les Tunisiens à s’engager pour le pays, à faire preuve de responsabilité et à consentir des sacrifices pour l’intérêt général. Ils se livrent si souvent à cet exercice que l’on pourrait se demander s’ils ne cherchent pas davantage à se convaincre eux-mêmes, eux qui ont abandonné le champ public et l’action de terrain pour squatter les plateaux de télévision. Dans ces conditions, et l’exemplarité de celui qui devrait être en première ligne faisant défaut, le citoyen a du mal à s’engager, et il faut le comprendre.
La dialectique du sacrifice : Namoutou, Namoutou…
Il faudrait mourir pour que la Tunisie survive.Cette dialectique du patriotisme sacrificiel met les Tunisiens devant un dilemme en ne leur faisant entrevoir le patriotisme et l’engagement qu’à travers le prisme de la mort. Une construction intellectuelle étrange lorsqu’on sait à quel point les Tunisiens aiment la vie. En mettant la barre aussi haut, aussi loin,on décourage ceux qui étaient prêts à embrasser leur citoyenneté et à s’engager, modestement mais sûrement ; on entretient dans le même temps le décalage entre des représentations fantasmées du patriotisme et l’engagement réel, produisant des mythomanies individuelles et collectives plus ou moins sévères en fonction des conjonctures.
La responsabilité de l’Etat
Le patriotisme est une valeur, l’engagement est une pratique. Encore faut-il que l’Etat donne l’occasion aux Tunisiens de prouver leur attachement à leur pays, en encourageant l’initiative citoyenne, en soutenant le bénévolat et le volontariat, en offrant aux Tunisiens qui le souhaitent la possibilité de rejoindre l’armée lorsque le besoin se déclare,en proposant enfin un cadre juridique favorable pour que puissent s’exprimer les différentes énergies. Au lieu de cela, l’Etat a abandonné ce champ aux bailleurs de fonds internationaux, qui financent généreusement les associations des quatre coins du pays, cependant que ces dernières éprouvent les plus grandes difficultés à obtenir les financements publics les plus modestes de la part des autorités tunisiennes.
La nécessité d’un cadre juridique régissant l’engagement des Tunisiens dans le champ public
Hormis le décret-loi n°88-2011, au demeurant relatif aux seules associations, il n’existe aujourd’hui pas de cadre clair et cohérent permettant aux Tunisiens de s’engager dans le champ public, à titre individuel ou collectif, à titre formel ou informel, à titre ponctuel ou permanent. Ce cadre, qui doit réussir l’équilibre entre la liberté et la responsabilité, en particulier dans la situation actuelle, est indispensable pour accorder la chance à tous ceux qui veulent s’engager concrètement de le faire, et redonner ainsi sa teneur, sa consistance et sa valeur au patriotisme.
Le 13 août 1956, le Code du statut personnel a été promulgué. Il régit depuis le statut des Tunisiennes et des Tunisiens, ainsi que leurs relations dans le cadre de leur sphère privée. Soixante ans plus tard, et dans un contexte tout aussi historique, il est temps que le CSP trouve son complément dans un texte juridique qui régisse l’intervention des Tunisiennes et des Tunisiens dans le champ public, en temps ordinaires comme dans les moments d’alarme.
Ce « Code du Statut Public » s’inscrirait dans la continuité du Code du statut personnel, dont il pourra être à la fois le prolongement et le pendant. Mais s’il doit se faire pour les Tunisiens, ce projet devra se faire, cette fois-ci, avec les Tunisiens. Il devra également, pour être applicable et pour durer, puiser ses racines dans ce que nous sommes, s’inscrire dans nos usages, s’ancrer dans nos pratiques, se forger dans notre personnalité.
Selim Ben Hassen
- Ecrire un commentaire
- Commenter