Nidaa Tounes – Ennahdha, la triangulation croisée
La tenue les 9 et 10 janvier à Sousse du congrès « consensuel » de Nidaa Tounes et les allocutions respectives du fondateur du parti, Béji Caïd Essebsi et de son partenaire et invité d’honneur Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha offrent une excellente occasion pour revenir sur la nature de l’alliance des deux partis au pouvoir. Il faut croire que les deux formations politiques ont poussé leur souci du consensus jusqu’à opter pour la même stratégie, celle dite de « la triangulation » que l’on a vu explicitement mise en œuvre lors de cette cérémonie.
La triangulation
Terme technique et scientifique issu de la géométrie, de la trigonométrie et de la géodésie, la triangulation constitue désormais un concept ou tout au moins une notion de science politique qui tente de donner une assise et une explication théoriques à des pratiques assez anciennes.
Cependant, avant d’en donner quelques exemples et quelques jalons historiques, il s’impose de dire en quoi consiste-t-elle.
Dans le cadre d’une démocratie représentative où la légitimité résulte d’élections, les forces politiques en concurrence s’efforcent d’augmenter leur audience et d’élargir leur assise idéologique auprès de l’électorat. Pour ce faire, tous les moyens ou presque sont bons à utiliser. Le plus logique et le plus cohérent étant de défendre ses idées et de populariser ses thèmes et ses propositions.
Mais il est possible aussi d’emprunter les idées, de s’emparer des thèmes et de reprendre à son compte les propositions de ses adversaires politiques. Cette appropriation peut porter sur n’importe quel domaine et revêtir n’importe quel aspect.
Cette façon d’agir qui constitue un « rapt » d’une partie des références historiques, des concepts, des symboles, du lexique et du discours du camp opposé, c’est ce qu’il est convenu de désigner par le concept de « triangulation ».
Ce concept a été théorisé en janvier 1995 par Dick Morris, conseiller en communication du démocrate Bill Clinton confronté, à la veille de son deuxième mandat, à une majorité républicaine dans les deux chambres. Le conseiller a préconisé au Président-candidat le concept hégélien de aufhebung (conservation-dépassement) qui consiste à opérer une synthèse en s’emparant de certaines des valeurs des Républicains, ses adversaires. Clinton a été triomphalement réélu en 1996...Un an plus tard, Tony Blair a appliqué le concept en Grande Bretagne et a pu exercer le pouvoir pendant 10 ans...
En France, la triangulation a été pratiquée par quasiment toutes les forces politiques et par tous les leaders. A commencer par François Mitterrand qui non seulement a converti le PS au marché et au libéralisme mais surtout a phagocyté le Parti Communiste Français et le Radicaux de Gauche et les a réduits à une quantité politique négligeable…
Nicolas Sarkozy a « triangulé » en débauchant par sa politique d’« ouverture » certaines personnalités de gauche comme Kouchner, Bockel ou Besson et en flattant certaines de leurs valeurs en se référant, par exemple, à Jean Jaurès…
Jean-Marie Le Pen a lancé une OPA sur certaines valeurs de la droite comme la nation, la souveraineté, l’ordre…, et sa fille Marine est en train de s’emparer de certaines valeurs républicaines comme la laïcité ou de gauche telle la question sociale.
Et plus proche de nous, tout récemment, François Hollande en retenantla déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux nés en France dans le cadre de la future réforme constitutionnelle a « volé » à la droite et à l'extrême-droite une mesure qu’elles revendiquaient et réclamaientdepuis longtemps.
Consensus et triangulation
Il faut croire que cette stratégie est d’un usage quasi universel. En Tunisie, après avoir été utilisée à partir de 1987, par Ben Ali pour contrer l’Islamisme et le détourner à son profit en instrumentalisant l’Islam, elle se trouve aujourd’hui pratiquée de manière croisée par les deux principales forces du Pays, Nidaa Tounes et Ennahdha.
Ignorants la teneur de la rencontre et des accords secrets contractés à Paris en août 2013 par MM. Rached Ghannouchi et Béji Caid Essebsi, les électeurs de Nidaa Tounes et certains de ses cadres et de ses élus, après les deux campagnes électorales intenses et victorieuses de 2014, n’ont pas compris l’attitude de leurs dirigeants qui ont tenu à associer Ennahdha, l’ennemi d’hier à la gestion du pays. Et ni la vertu ni la sacralité du « consensus », ni la préservation de « l’unité nationale » ni celle de « la transition démocratique » avancées par les deux partis à leurs adhérents et sympathisants n’y ont pu rien faire. De part et d’autre, dans les deux camps mais avec des nuances, il y a des mécontents et des révoltés, car dans les faits, malgré « le consensus » chaque parti poursuit son propre agenda même si tous les deux usent de la même stratégie, la triangulation.
L’aile Nidaa Tounes
Le parti réputé moderniste et séculier, dès son accession au pouvoir, s’est mis à dédiaboliser son partenaire pour ne pas dire son allié islamiste. En effet, aux préalables déjà mentionnés : préservation de l’unité nationale et des « acquis de la révolution », consolidation de la « transition démocratique », sont venus s’ajouter d’autres points d’accord comme la réconciliation nationale, le refus de tout clivage oul’évitement de tout ostracisme. Cet irénisme et cette naïveté se sont trouvés accentués par la captation de certaines valeurs nahdhaouies. Ainsi le Président BCE, président laïc ou tout du moins séculier puisque nourri du bourguibisme, s’est-il mis par mimétisme (ou conviction ?) à émailler systématiquement ses discours et ses interventions par des versets coraniques, des expressions et des tics bigots.
Par ailleurs, BCE mais aussi certains cadres et dirigeants de Nidaa Tounes, ne manquent pas une occasion sans exalter les notions d’équilibre, de modération et de centrisme captant ainsi des valeurs chères à leurs partenaires islamistes. Et lors de l’ouverture du fameux congrès consensuel, dans un discours qui, par parenthèses était très moyen, ponctué d’hésitations et de déchiffrements laborieux, BCE a tenu à affirmer que Nidaa est un parti centriste et qui le restera et d’avertir : « Quiconque s’écarte de cette ligne n’a pas sa place à Nidaa. Dieu n’a-t-il pas dit dans le Coran : « Nous avons fait de vous une nation modérée », a-t-il ajouté.
L’aile Ennahdha
Finalement le butin « triangulé » par Nidaa reste modeste, ce qui est compréhensible puisque ce parti a remporté les élections et de prime abord rien d’autre ne lui est demandé sinon de rester fidèle à ses valeurs et de tenir ses promesses. Il en va tout autrement pour Ennahdha. Formation forcée de quitter le pouvoir et suspectée, du fait de sa généalogie frériste, de refuser la démocratie et l’égalité des femmes et de projeter l’application de la Charia et l’instauration d’un Califat, valeurs et projets en contradiction totale avec le modèle social tunisien.
Cette peur et cette suspicion vont, au fur et à mesure, s’atténuer exactement comme lors du congrès de Nidaa. Au début de son allocution, Rached Ghannouchi a été hué, mais petit à petit, il a capté l’attention, et par des paroles calmes, des mots bien choisis et des métaphores convenues mais consensuelles, il a endormi le sens critique, fait oublier les différences et su gagner la sympathie mettant ainsi les assistants de son côté. Et la salle de se lever pour l’ovationner plus que le Président. Cette « stand ovation » est le fruit d’un long travail de communication. Que d’interviews, que de rencontres, que de conférences … pour marteler la modération d’Ennahdha, pour démontrer le sens démocratique des Nahdhaouis, pour dire la compatibilité de l’Islam avec la démocratie, avec la modernité, avec les droits de l’homme et de la femme. Tout ce qui lui était dénié, tout ce qui caractérisait Nidaa. Et l’apogée de cette triangulation, n’est pas seulement la métaphore de l’oiseau Tunisie dont les deux ailes sont : Nidaa et Ennahdha, non. L’apogée a été de délester Nidaa de son logiciel, de son ADN, en reconnaissant l’héritage de Bourguiba ! Quel revirement incommensurable !
C’est une triangulation croisée mais inégale comme il a été dit et donc ses conséquences sont inégales aussi. Alors que le parti islamiste affiche pour le moment une unité à toute épreuve, le parti séculier s’est trouvé ébranlé par une scission. Des cadres et des dirigeants qui ne reconnaissent plus leur parti et qui ne s’y reconnaissent plus, des ambitions personnelles, des infiltrations affairistes et maffieuses et une dérive dynastique ont abouti le deuxième jour du « congrès consensuel » de Nidaa à la démission d’une vingtaine de dissidents qui ont organisé le 10 janvier un « meeting populaire » préfigurant une nouvelle formation politique avec laquelle il faudrait compter.
Slaheddine Dchicha
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