L’ALECA: Une analyse sectorielle des funestes retombées
L’objectif de cette énième contribution que je consacre au controversé Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) proposé par l’Union Européenne (UE) à la Tunisie est d’éveiller, susciter, sensibiliser,… nos responsables aux risques réels qu’encourt notre pays en raison de ce type de traité.
Cependant, avant de rentrer dans le vif du sujet, je commencerai, dans un premier titre, par m’interroger sur la réalité et la teneur –le sérieux- du débat en Tunisie à propos de ce discutable projet ; un Accord qui nous engage sur une voie inconnue. Cette partie préliminaire est importante car elle nous permettra d’en saisir les enjeux et les rapports de force. Je dévoilerai ensuite les conséquences des anciens Accords de libre-échange et engagements internationaux sur notre économie (titre 2) et les effets funestes de l’ALECA sur notre pays (titre 3). Je finirai cette esquisse par suggérer quelques recommandations.
1/ L’ALECA : Un projet controversé en quête d’un vrai débat?
Le débat en Tunisie sur l’Accord de Libre Echange complet et Approfondi (ALECA) avec l’Union Européenne (UE) serait-il anormal, biaisé, déformé ? Dans le positif, quelles en sont les raisons ? Sont-elles internes ou externes ? Y a-t-il des pressions européennes ? Ou plutôt, c’est les responsables tunisiens qui redoutent que les économistes spécialistes des questions internationales mettent en danger leurs agendas politiques et économiques avec l’UE ? Sinon, la balle serait-elle, tout simplement, dans le camp des médias tunisiens qui n’ont pas su identifier les véritables enjeux de cet Accord pour mieux s’emparer du sujet afin d’en faire une cause nationale ? D’ailleurs, leurs invités sont-ils toujours crédibles, des spécialistes qui connaissent les véritables dangers de ce funeste projet ? A en juger par certaines prestations, je suis assez dubitatif !
Ces questions se posent avec force d’autant plus que les dirigeants algériens viennent de mettre fin à l’importation de plusieurs produits auprès de l’Union Européenne pour mieux préserver leurs équilibres financiers et commerciaux. Aussi, les Marocains à leur tour viennent de suspendre les pourparlers à propos de l’ALECA, après la décision de la Cour de justice de l'UE (CJUE) d'annuler l’accord commercial sur les produits agricoles conclu en 2012 avec le royaume.
Les dirigeants tunisiens continuent à faire donc la sourde oreille. Pire, certains Hauts responsables font tout pour satisfaire au mieux cette infernale machine institutionnelle (l’EU) à broyer les peuples. Ces responsables s’inscrivent-ils dans des trajectoires personnelles qui ne sont guère compatibles avec l’intérêt général, c’est-à-dire l’intérêt suprême de la nation?
2/ Illustration des conséquences des anciens Accords de libre-échange
Pour se convaincre des dangers certains de l’ALECA sur la souveraineté et l’avenir de notre nation, il convient de commencer par rappeler les principaux Accords de libres échanges signés par la Tunisie et leurs conséquences sur notre tissu industriel et économique:
2.1/ Principaux Accords et traités internationaux
Lors de ces 25 dernières années la Tunisie a signé plus de 25 accords et traités internationaux portant sur le commerce, en voici les plus marquants:
- « Accord de partenariat euro-méditerranéen » : Il a été signé en juillet 1995, est entré en vigueur en 1996. Cet Accord a instauré une zone de libre échange entre l’UE et la Tunisie portant sur l’industrie manufacturière tout en excluant certaines branches : Le textile et l’industrie agroalimentaire ont fait l’objet de protocoles différents ; des protocoles qui vont dans le sens de la préservation des intérêts européens.
- « Accords de Libre-échange avec les pays de l’Association européenne de Libre-échange (Suisse, Norvège, Islande, Liechtenstein) : Il a été signé en 2004.
- « Accords de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) » : il a été signé en avril 1994, est entré en vigueur le 29 mars 1995. Ce traité avait imposé à la Tunisie le démantèlement de ses barrières tarifaires et non tarifaires pour faciliter les échanges entre les pays membres, au nombre de 162, le 30 novembre 2015.
2.2/ Les conséquences de ces multiples Accords
Une étude de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) avait évalué le manque de recettes fiscales causé par ces accords, particulièrement celui avec l’UE, entre 18 et 24 milliards de dinars et ceci seulement pour la période 1996 et 2010. Aujourd’hui, ce chiffre devrait se situer entre 24 et 30 milliards.
En 1985, la part de l’industrie dans le PIB était de 37,5%. En 2013, cette proportion est à peine de 30% (industries manufacturières 18% et non manufacturières 12%) et emploie 32,5% de la population active contre près de 37,5% en 1985.
La libre circulation des marchandises va de pair avec la libre circulation des capitaux. Concrètement, ceci s’est traduit d’une part, par de nombreuses prises de participation par des groupes étrangers dans des entreprises tunisiennes nationales (STAR, Banque de Tunisie, Tunisie télécom,..) ou privées (Tunisiana absorbée par le groupe Qatari Ooredoo, Sagaz absorbée par le groupe français Total, 52,34% du capital de l’UIB est détenu par la Société générale, UBCI appartient au Groupe BNP Paribas,…) et, d’autre part, par l’arrivé de nouveaux opérateurs comme Orange Tunisie (Directeur Général M. Didier Charvet) dans le secteur de télécommunication.
En conclusion de ce premier titre, nous pouvons constater que la déréglementation et le désengagement de l’Etat se sont traduits par des privatisations totales ou partielles des entreprises publiques. Le lecteur, remarquera deux choses importantes:
- Une désagrégation partielle de notre tissu industriel (processus désindustrialisation) ;
- Les membres des différents Conseils d’Administration des entreprises privatisées sont majoritairement des étrangers, essentiellement des Français ! Les Directeurs, Aussi !
3/ Les dangers certains de l’ALECA
Après ce bilan, il convient à présent d’étudier les dangers qu’encourt notre pays, si par malheur ce funeste projet aboutirait:
3.1/ Les services
- Les grandes cliniques européennes pourraient venir s'installer en Tunisie et exercer en toute liberté ; elles pourraient aussi accéder à la propriété : Vu le « faible » des Tunisiens pour la médicine occidentale, le risque de désertion de nos cliniques et laboratoires nationaux est réel ! En fait, nous auront une médicine à 2 vitesses : une pour les riches…. Et une pour les pauvres… !!
Aussi, vu le différentiel de change, d’emblée ces structures médicales européennes disposent d’un pouvoir d’achat bien supérieur à celui des nôtres. Elles seront donc dotées des meilleurs équipements et avancées technologiques dans ce domaine. Ainsi, l’arrivée massive de ce type de firmes se traduira dans les faits par une concurrence insurmontable pour nos modestes cliniques et laboratoires. Ceux-ci finiront très rapidement par jeter l’éponge. Ils seraient probablement absorbés par leurs concurrents étrangers. - Idem pour les cabinets d’avocats, d’expertises, les sociétés de gestion immobilière et même de gardiennage.
Pire encore, d’après le projet de l’ALECA ces firmes, même en étant en Tunisie, relèveraient de droit étranger. En clair, en cas de conflit avec l’Etat tunisien les procédures seraient à entreprendre auprès des pays d’origine ou des tribunaux relevant de l’Institution européenne.
Je peux multiplier ainsi à l’infini ce type d’exemple dans le secteur des services.
3.2/ L’agriculture et la pêche
L’ALECA cherche à spécialiser l’agriculture tunisienne dans l’exportation vers l’Europe des produits bios. Ainsi, en suivant la logique de la spécialisation en terme davantage comparatif, le consommateur tunisien aurait à consommer les produits européens ; des produits subventionnés pleins d’insecticides et de pesticides. Précisons que ces subventions sont d’ailleurs en contradiction totale avec les principes de la théorie de l’avantage comparatif de David Ricardo tant défendue par les bureaucrates de Bruxelles.
Le secteur agricole est un secteur clé en Tunisie, il participe à hauteur de 9% du PIB et emploi près de 17% de la population active. L’agriculture est la seule source de revenu pour environ 45% de la population active rurale. Il a donc une vertu sociale incontestable. L’adoption de l’ALECA impliquerait la suppression des barrières protectrices pour ce secteur en phase d’émergence. L’État tunisien n’aurait plus donc de réelle marge pour protéger son agriculture de la concurrence Européenne.
En outre, les tailles de nos exploitations agricoles et de nos pêcheurs sont sans commune mesure avec leurs concurrents européens. En effet, en Tunisie les secteurs agricole et de la pêche sont composés de petits agriculteurs et entreprises qui ne survivront pas à la concurrence des machines et produits subventionnés par l’UE. Cela tuera à coup sûr l’agriculture et le tissu économique locaux ; et, nous rendra encore plus dépendants au niveau alimentaire.
Ce qu’il faut retenir
En conclusion, je tiens à lancer un appel solennel aux autorités tunisiennes pour suspendre immédiatement les pourparlers avec l’UE à propos de l’ALECA. Il faut engager au préalable une véritable réflexion sur les choix et orientations stratégiques : Quelle stratégie de développement ? Quel paradigme ? Quelles trajectoires ? Il faut aussi commencer par mettre à niveau nos structures productives ; identifier les secteurs potentiellement porteurs, diversifier nos clients, etc.
Notre structure économie actuelle est une « enclave » de l’UE. Il faut chercher donc à sortir –à échapper- de telles conditions. Cette situation porte en effet un réel préjudice à notre souveraineté nationale. En filigrane, la France, en utilisant les institutions européennes, cherche à externaliser sa pauvreté et spécialiser la Tunisie dans certaines activités qui relève de l’économie des services.
En l’état actuel des choses, aucun dialogue n’est donc envisageable avec cette terrible « machine institutionnelle ». Nous verrons plus tard ce dialogue tant voulu par nos voisins du nord. Mieux, tout futur dialogue à ce propos doit mettre comme condition préalable, sine qua none : La réciprocité de la libre circulation des personnes. C’est seulement à cette condition que l’UE pourrait entreprendre des projets communs porteurs de savoirs-faires et de transferts technologiques : c’est le principe de la «co-localisation» qui s’oppose en partie à la délocalisation intensive le plus souvent seulement en travail.
Dr. Ezzeddine Ben Hamida
Professeur de sciences économiques et sociales (Grenoble)
Ezzeddinebenhamida.jimdo.com
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