R. Ghannouchi à Leaders el Arabya : la réconciliation nationale, priorité des priorités (2e partie) vidéo
«Celui qui vient en Tunisie se Tunisifie ». Dans cette deuxième partie de l'interview qu'il a accordée à la revue leaders el Arabiya, Rached Ghannouchi revient sur cette question de l'identité qui le taraudait avant son retour en Tunisie. «Aujourd'hui, la cause est entendue». Il n’y a plus de place pour les débats identitaires. D’ailleurs à la question de savoir si l’identité est désormais une affaire classée, le président d’Ennahdha a répondu à brûle-pourpoint : oui, parfaitement. «On a fait des concessions, la société a, de son côté, fini par admettre des choses que l'élité rejetait».
Cela ne méritait pas un mot de plus. Il faut tourner la page et passer aux choses sérieuses, d'abord, la réconcilation nationale. c'est le cheval de bataille du leader d'Ennahdha, il y consacre, désormais, l'essentiel de son énergie : «Nous avons besoin de réconciliation globale», politique, mais aussi économique, sociale. «Elle s'exerce indépendamment des convictions et des appartenances identitaires d'origine». c'est ce qu'il appelle la Tunisie plurielle. Il faut aussi penser au retour des Tunisiens des foyers de tension au Proche-orient, au Sahel. «C'est une bombe à retardement», commente-t-il, «un grand défi pour la démocratie naîssante», aux prochaines élections municipales.
Qui de la Société ou d’Ennahdha a changé l’autre?
Ne dit-on pas que « celui qui vient en Tunisie se ‘’ tunisifie’’ »? Un dicton qui peut trouver une application dans le cas d’espèce. Nous sommes le produit d’une pensée dont on peut dire qu’elle s’est forgée bien au-delà de nos frontières, plus exactement dans l’Orient arabe, mais qui est entrée avec le temps en synergie avec l’environnement tunisien. La Tunisie a bien eu sa part dans la maturation de cette pensée, et continue à assumer cette part, en la plongeant, peut-on dire, dans un moule qui sied à la culture tunisienne. D’un autre côté, nous avons peu ou prou marqué de notre influence la société tunisienne. Point aujourd’hui de lutte identitaire en Tunisie, une lutte qui a été bien présente par le passé.
Les débats identitaires? la cause est entendue
Croyez-vous que l’identité est désormais affaire classée et que nous sommes arrivés à un point de non retour ?
Oui. Parfaitement. On peut dire ça. Il existe bien évidemment des tentatives pour remettre sur le tapis le vieux débat autour de l’identité. Mais je suis persuadé que la constitution a tranché sur cette question qui n’est plus à l’ordre du jour. Nous étions de tout temps au cœur de cette lutte identitaire, et avons contribué à la trancher, non pas en s’évertuant à couler la société dans un moule de notre choix, mais plutôt à travers une espèce de règlement et de consensus. Entre la société et nous, il y a eu, comme je l’ai dit, tant d’interférences qui ont fait qu’aujourd’hui, il n’y a point de place pour la lutte identitaire. Notre mouvement a fait bien de concessions, la société a fini de son côté par admettre tant de choses que l’élite rejetait.
Des liens de réciprocité ont été tissés au fil des années entre le courant islamique et la société tunisienne ; chacun faisant un pas en direction de l’autre. Que quelque 1,5 million d’électeurs tunisiens portent leur choix sur les députés du Mouvement Ennahdha, sur un total de 4,5 millions d’électeurs, cela n’est pas chose aisée. Cela veut dire qu’une large frange de la société tunisienne accepte de voir Ennahdha s’ériger en parti politique.
On peut estimer que la lutte met aujourd’hui face à face principalement un courant rassembleur d’une part, et de l’autre, un courant de refus, d’exclusion, de déracinement ; et je suis persuadé que le second est en régression au profit du premier. Ce qui veut dire que les Tunisiens sont pour une Tunisie plurielle, qu’ils aspirent à plus de coexistence entre les islamistes et les destouriens par exemple.
Islamistes et destouriens se sont combattus pendant un demi-siècle ou plus, un combat qui a commencé bien avant l’indépendance du pays, peut-on dire. Aujourd’hui, on s’accepte mutuellement, un rapprochement se dessine, il y a même comme une volonté de former une espèce d’alliance pour le bien du pays. Cela contribue certes à la neutralisation du courant fondamentaliste, celui qui représente la laïcité pure et dure, au profit de l’autre courant séculier, représentatif d’une laïcité à demi teinte, modérée ou de l’islam modéré.
Ce sont les courants radicaux irréductibles qui font problème, ceux qui prétendent parler au nom de l’Islam à l’instar de « Daech » ou d’autres partis extrémistes, comme ceux qui prônent un extrémisme laïc ou un modernisme intégriste. Tous ces courants font peser une réelle menace sur la société dans la mesure où ils rejettent l’idée d’une Tunisie plurielle, attachée à ses intérêts supérieurs, à son islam, à son histoire et à ses grandes figures. Ils rejettent toute idée de réconciliation.
Le président Beji Caïd Essebsi qui a entrepris de réconcilier Yousséfistes et Bourguibistes de l’époque s’inscrit bien dans cette lignée. Cette tendance à la réconciliation, on se doit de la développer, de l’étendre jusqu’aux familles, d’en faire l’instrument pour un meilleur rapprochement et une meilleure symbiose entre les régions. Notre pays a bien besoin de cette culture du juste milieu qui intègre et rassemble, qui est tout le contraire de la pensée totalitaire et extrémiste qui exclut, qui prône le refus de l’autre. Le port du hijab est un signe patent de l’évolution sociale du pays, de l’attachement du Tunisien à cette Tunisie plurielle, tolérante et réconciliée. On peut citer à cet égard l’exemple d’Ennahdha qui, en acceptant le code de statut personnel, a apporté sa pierre à l’édifice de l’intégration sociale, après avoir mis en sourdine ses critiques longtemps adressées contre une partie de son contenu. C’est la preuve que la société tunisienne s’engage dans la voie de l’intégration de ses forces essentielles et rejette toute tendance de refus du juste milieu, de l’intégration et de la coexistence.
Le retour des terroristes tunisiens, une bombe à retardement
Le retour des Tunisiens des foyers de tension dans le monde, quelle appréciation portez-vous sur cette question?
Ce retour équivaut à une bombe à retardement et représente un grand défi à la démocratie naissante en Tunisie. Comment traiter ce problème somme toute marginal, bien antérieur à la révolution ? Quelque chose qui nous est venu d’un temps bien antérieur à la révolution, une manifestation issue en réalité d’une dictature fondée sur l’exclusion de l’autre. Quand Ennahdha était partie prenante dans le pays, ces créatures n’avaient aucune existence. Quand se sont-ils manifestés ? Ils ont émergé quand le pays était pris dans l’étau de l’exclusion, quand le Tunisien croyant cherchait en vain le moyen de pratiquer sa religiosité, de porter sa foi et de la vivre, à tel point que les manifestations religieuses les plus anodines, les plus courantes comme faire sa prière, comme porter le hijab etc. étaient contrariés et jugés inopportunes et extrémistes. La vague de l’exclusion n’a pas épargné des secteurs aussi sensibles que l’enseignement, l’information, la politique, la police etc. C’est tout cela à la fois qui a favorisé l’émergence de ces mauvaises herbes dans un climat pourri.
Mais le phénomène a pris de l’ampleur après le 14 janvier 2011?
Ce phénomène s’est amplifié chez nous à la faveur d’un environnement arabe favorable. On aurait pu parfaitement le maitriser, le contenir et le neutraliser après la révolution s’il n’y avait pas ce terreau propice à l’épanouissement du terrorisme qui a été trouvé en Irak, en Afghanistan, en Libye et dans d’autres pays. D’aucuns estiment qu’il est possible d’éradiquer le phénomène rien que par des moyens sécuritaires. C’est une grande erreur à mon avis. Ces gens prétendent qu’ils font partie de l’élite cultivée, qu’ils sont porteurs d’idéologie, et qu’ils poursuivent de nobles idéaux. C’est précisément à ce niveau qu’il faut porter le combat. Il faut les amener par la persuasion à reconnaitre qu’ils se sont fourvoyés dans un chemin sans issue en se prévalant de preuves factices et en prônant une religion fausse. Faute de quoi, ils risquent d’essaimer et de se démultiplier dans nos prisons.
Pourquoi continuer à traiter ce phénomène comme s’il était parfaitement endogène ? Pourquoi ne pas profiter de certaines expériences réalisées sous d’autres cieux ? Pourquoi notre élite ne s’interroge t-elle pas sur les raisons qui font que le terrorisme gagne plus de terrains dans certains pays arabes et épargne d’autres, comme le Maroc ou la pauvreté est plus répandue que chez nous ? Le seul acte terroriste perpétré dans ce pays a eu lieu à Casablanca, dont l’un des instigateurs prêcheurs, un certain Fezzani je crois, était un imam qui a été jugé et condamné à trois ou quatre années en prison. Il a été finalement élargi et réaffecté dans son poste d’imam dans la même mosquée où il prêchait avant sa condamnation. Le Roi Mohamed VI s’est même joint une fois au premier rang de ses fidéles. Si le phénomène ne s’est pas répandu dans ce pays, c’est parce que les Marocains ne se laissent pas duper par ceux qui leur disent que l’Etat est impie et infidèle, ou que l’Etat n’a aucun respect à l’endroit de l’islam. Tous les symboles religieux sont présents avec force autour du Roi : des théologiens, des écoles, des universités et des élites. Les oulémas vont dans les prisons, discutent avec ces jeunes dévoyés, entreprennent de les persuader et arrivent à extirper le démon de l’extrémisme qui les habite.
Qui prendra sur lui d’engager un dialogue avec ces jeunes détenus ? Et à propos de La laïcité et des laïques ! où en sommes-nous en Tunisie ? La vie religieuse y est réduite à la portion congrue, complètement asséchée. Plus d’Oulémas ! « Les ressorts de la connaissance scientifique ont cessé de fonctionner », disait Cheikh Mokhtar Sallami. L’école d’islamologie a suspendu ses activités depuis la disparition de l’université de la Zitouna. Ce phénomène terroriste en Tunisie est le fruit de cet acharnement à vouloir évacuer le facteur religieux qui est pourtant à la base de notre renaissance et de notre patrimoine.
Un nouveau cheval de bataille: la réconcilation globale
On parle beaucoup ces derniers du projet de réconciliation nationale. Vous avez lancé votre initiative sur la « réconciliation globale ». S’agirait-il plutôt d’une « transaction » comme disent les mauvaises langues?
« Transaction » dites-vous ! Voici un terme qui est sur toutes les lèvres aujourd’hui. C’est comme si la politique se réduisait à des « transactions ». En fait, il n’en est rien. C’est de réconciliations globales que la Tunisie à besoin aujourd’hui, plus que jamais. On s’est contenté jusqu’à présent de réconciliations partielles isolées les unes des autres. Il y a la loi sur la justice transitionnelle qui est du ressort de l’instance Vérité et Dignité qui dispose jusqu’ici de pas moins de 38 mille dossiers, qui a épuisé presque la moitié du temps qui lui est imparti. S’y ajoute le projet de réconciliation économique proposé par le Président Béji Caïd Essebsi, en plus de l’instance nationale de lutte anticorruption. Par delà cette multitude de projets et de structures, le pays a besoin d’un projet englobant toutes ces ramifications, envisagé sous l’angle d’une approche unique. Nous avons besoin d’une réconciliation qui fait place à l’ensemble de ces ramifications et qui ouvre la voie à une thérapeutique à grande échelle permettant de panser les blessures profondes qui meurtrissent la chair des Tunisiens. Nous avons à cœur de venir à bout de cette profonde affliction qui frappe le corps social, de ce mal qui le meurtrit. Ce sont des questions qui nous interpellent aujourd’hui et sur lesquelles on est entrain de nous pencher. Il faut les envisager dans toutes leurs ramifications, dans toute leur diversité sous l’angle d’une approche intégrée.
Ce projet de réconciliation n’appelle t-il pas un paysage politique différent dans lequel l’Etat s’érige en partenaire sans prééminence ?
Ce qui s’est passé en Tunisie au lendemain de la révolution ressemble à bien des égards à une réplique sismique, car il s’agit ni plus ni moins d’un véritable tremblement de terre qui a ébranlé alors le pays, qui a fait disparaitre des reliefs entiers, qui en a engendré de nouveaux. Les partis qui occupaient la scène avant la révolution ont carrément disparu. Les secousses sismiques dévastatrices fissurent le relief et le dénaturent produisant plusieurs réajustements avant de retrouver une configuration stable. Pas étonnant alors que de grands partis voient rapidement le jour, qu’un grand parti bien en place se fissure et se disloque, les parties le composant se disjoignant avant de se disperser dans tous les sens. Le relief reste mouvant. Mais le parti Ennahdha tient en place dans ce paysage apocalyptique, bien debout, entier. Les autres formations politiques en présence se définissent en rapport avec notre mouvement ; telle formation sollicitant une forme de cohabitation avec nous, telle autre nourrissant une vive hostilité et une grande aversion à notre endroit. Mais elles s’identifient toutes en lien avec nous, non indépendamment, si bien qu’Ennahdha occupe désormais une place de premier plan dans le nouveau paysage qui a pris forme après la révolution. Notre mouvement n’est pas le produit de la révolution, ayant existé bien avant son avènement, et beaucoup milité pour son triomphe.
La réconciliation recherchée n’est pas exclusive. Elle est globale en ce sens qu’elle n’exclut personne, qu’elle s’exerce indépendamment des convictions et des appartenances identitaires d’origine. Il s’agit d’instituer le principe de citoyenneté qui n’exclut pas. Dans toutes les démocraties, il y a un noyau central qui assume le pouvoir en alternance, et des périphéries. Il y a une extrême droite et une extrême gauche qui forment ces périphéries en gardant leur autonomie vis-à-vis du noyau central, mais continuent à exister sans possibilité d’exercer le pouvoir, faute d’alliances et de compromis.
Y aura-t-il une alliance Nida-Ennahdha à l’occasion des prochaines élections municipales?
Ce n’est pas exclu en principe. Mais la question n’est pas pour le moment à l’ordre du jour. Le sujet n’est pas abordé par le parti Nida, et Ennahdha garde encore le silence sur sa stratégie électorale.
Avec qui nous allons faire alliance ? Allons-nous opter pour une coopération sur le terrain avec d’autres partis ? Y aura-t-il constitution d’alliances ? Les grands partis à l’instar d’Ennahdha s’engagent généralement seuls dans la compétition électorale, donc sans listes communes. Nida Tounes sera peut-être amené à adopter une telle démarche. Mais cela n’exclura peut-être pas la possibilité d’une coopération entre certaines formations en présence dans certaines zones bien définies. Quand un parti estime que ses chances sont minimes dans telle ou telle circonspection, il peut être amené à solliciter un appui auprès d’un autre parti dont les chances sont plus conséquentes et vice versa.
Comment donner un contenu concret à cette notion d’intégration que vous avez évoquée tout à l’heure? Comment l’institutionnaliser compte tenu de la nature de la pensée islamique à dominante exclusive?
Il existe deux courants qui s’affrontent, pas seulement en Tunisie, mais dans l’ensemble du monde arabe. Il y a le courant du rassemblement d’un côté, et le courant du refus et de l’exclusion de l’autre. Refus et exclusion qui se situent au niveau de la pensée dans un premier temps, mais qui conduisent à la guerre civile ensuite. «La guerre était parole au commencement», comme on dit dans notre jargon arabe. C’est la pensée belliqueuse et exclusive qui engendre la guerre. Le processus d’exclusion de l’autre commence par la parole, avant de prendre une tournure plus dramatique et se transforme en tentative de dénégation, d’extinction et d’éradication. Mais le fait de neutraliser cet autre ne va pas mettre un terme à ce processus. C’est comme un cancer métastasique qui, après avoir affecté un membre, attaque un autre et puis un autre.. Les adeptes de la violence vont se dévorer les uns les autres et il n’y a pas de limite à ce carnage.
C’est une bataille qui vaut la peine d’être engagée, une bataille contre cette pensée unique et ravageuse qui exclut et extermine. L’altérité et la diversité sont des fondements essentiels de la civilisation. Voyez ce qui se passe en Irak aujourd’hui. Les Irakiens sont les héritiers d’un pays aux multiples visages, une myriade de cultes y ont trouvé refuge. C’est à l’image d’un musée historique des religions. Il existe des religions qui ne se trouvent nulle part ailleurs qu’en Irak. De petits groupements religieux sont chassés des cathédrales et des églises. Leur présence est la preuve que l’Irak abrite de grandes civilisations. Maints peuples fuyant la persécution y ont planté leurs pénates. C’est en Irak que la civilisation humaine a vu le jour. Ce pays est aujourd’hui le théâtre de guerres atroces d’extermination, où la civilisation a disparu, où règnent le sous-développement et sévissent les guerres civiles sur fond d’exclusion. L’autre devient l’ennemi à abattre. Point d’alternatives à cette crise irakienne hors d’une concorde basée sur le compromis, la modération, la pluralité et l’acceptation de l’autre. L’intégration de toutes les diverses composantes nationales est fortement requise.
Cette culture de la diversité, de la différence, de l’intégration n’est pas en régression. Nous sommes les représentants d’un courant qui est de plus en plus accepté dans le monde arabe. Au Maroc à titre d’exemple, au parti de la justice et du développement, les militants reconnaissent qu’ils prennent leurs sources d’inspiration dans l’idée islamiste en Tunisie et dans le modèle islamique tunisien. Les mêmes sources inspirent le courant du centre en Algérie. En Mauritanie, le courant islamique modéré se considère comme le prolongement de l’école tunisienne. En Libye, le courant que représente le parti de la justice et de la construction est proche de cette même école islamiste tunisienne, une école prise pour modèle dans le contexte de la pensée islamique. Elle se pose comme une alternative à « Daech », à l’esprit terroriste et à l’extrémisme. Pour vaincre le terrorisme islamiste, les moyens sécuritaires ne suffisent pas. Le tout sécuritaire ne suffit pas. Le terrorisme est la plus grande incarnation de la pensée unique, mais il y a à côté moult courants représentatifs de cette pensée. La solution consiste à approfondir la pensée inclusive et de juste milieu qui prône le principe de citoyenneté pour tous.
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