Béji Caïd Essebsi: Peut-il reprendre la main?
Jeune proche collaborateur de Bourguiba dans la République naissante, au début des années soixante, Béji Caïd Essebsi était l’invité de la Radio nationale qui cherchait à mieux le faire connaître auprès du public. Au micro, Mohamed Ben Ismail lui a demandé le vœu qu’il voudrait faire au Bon Dieu. Sans hésiter, il lui répondra : «Celui de m’accorder le don de convaincre!» Il en bénéficiera dans une large partie. L’avocat de profession sait que c’est son outil le plus performant. L’homme politique sait que c’est l’arme fatale. Béji Caïd Essebsi, qui affûtera ce don tout au long de son expérience au pouvoir, comme lors de ses traversées du désert, en usera plus d’une fois après la révolution, jusqu’à son élection à la présidence de la République.
Aujourd’hui saura-t-il convaincre en laissant son initiative d’un gouvernement d’union nationale associant l’Ugtt, l’Utica, surtout, mais aussi d’autres partis de l’opposition? En prenant ce grand pari, fort de son magistère, il se met en première ligne. Il sait qu’il n’a pas le droit à l’échec. Mais il estime que c’est l’ultime solution pour dénouer la crise et relancer le processus. Habile à rebattre les cartes et relancer le microcosme politique, Béji Caïd Essebsi jette un gros pavé dans la mare à la veille du Ramadan et des grandes vacances. «Revoyons ensemble le contrat gouvernemental, propose-t-il en résumé à tous ceux qui veulent le suivre dans cette initiative. Mettons-nous d’accord sur des priorités, convenons d’un chef de gouvernement, si l’actuel n’est pas reconduit, et allons-y! Tout est ouvert au dialogue et au débat!».
Où est le nouveau projet politique mobilisateur attendu? Y a-t-il risque de fragilisation du gouvernement Essid sans la garantie de l’adhésion de l’Ugtt? Pourquoi cette initiative et pourquoi maintenant ? Quelles sont ses chances d’aboutir? Coulisses et éclairages.
Cela fait plusieurs mois que Béji Caïd Essebsi y réfléchissait. Guère personnellement intéressé mais fort inquiet pour le pays, Mansour Moalla était le premier à lui recommander l’implication de l’Ugtt et de l’Utica dans un gouvernement d’union nationale, comme à l’aube de l’indépendance. Et il l’expliquera dans une tribune publiée dans Leaders. Ahmed Néjib Chebbi plaidera sur Leaders Online en faveur de la même urgence. D’autres s’y rallieront, en proposant d’autres formats.
Nombre des visiteurs du Palais rapportaient à BCE des échos sur le sentiment profond d’insatisfaction des Tunisiens et ne se privaient pas de critiquer acerbement l’attitude «très lisse» d’Habib Essid, le retard accusé dans l’exécution des projets et le comportement de certains de ses ministres. Le la était donné par presque tous. A peine Essid alité, en février dernier, suite à des problèmes de santé, les candidats à sa succession se sont faits plus nombreux à demander à voir le président de la République et plus pressants à se faire valoir en se proposant en termes à peine voilés, pour assurer la relève. Sans se départir de sa capacité d’écoute et se gardant de laisser apparaître la moindre de ses intentions, BCE prendra le temps de réfléchir, c’est-à-dire de sonder, tester, consulter et évaluer les différentes options. Une chose était certaine pour lui : donner un électrochoc positif au gouvernement, à la classe politique, à la société civile et aux Tunisiens. Il lui restait de trouver la formule appropriée.
Un ultimatum
Au départ, Béji Caïd Essebsi penchait pour un ultimatum en guise de sursis. Il fixe des priorités pour le gouvernement, sollicite l’accord des partis et des organisations nationales et précise les échéances. Faute de quoi, le gouvernement doit partir, totalement ou partiellement, et un «nouveau contrat d’Etat» est à discuter avec les partis et les organisations concernées. Ses clauses s’articulent autour des priorités et de la manière de les mettre en œuvre, sur la base d’un engagement collectif qui sera endossé par l’Assemblée des représentants du peuple. Le non-négociable, c’est l’application de la loi, la guerre contre le terrorisme, la lutte contre la malversation et l’ancrage de la démocratie, ainsi que la prise en charge effective des problèmes du chômage, de la précarité, des jeunes, de l’éducation et de la santé.
Si le gouvernement a patiné, estime le Président, c’est que face aux vives critiques de toutes parts et aux entraves à la reprise de la production de phosphate ou d’énergie, il a dû battre en retraite, au lieu de foncer en faisant appliquer la loi. Il reconnaît que le passif laissé par les gouvernements précédents, depuis la révolution, aggravé par le manque à gagner du secteur touristique et la charge causée par la situation en Libye, est bien lourd. Mais, c’est le manque d’autorité pour faire appliquer la loi qui constitue un facteur fort pénalisant. BCE comprend toutes ces difficultés et les impute en partie au manque d’appui effectif de la plupart des partis politiques et certaines organisations nationales au gouvernement. Comment les impliquer alors à travers une participation significative au gouvernement? Le problème était alors clairement posé.
Implosion de Nidaa Tounès: les dommages collatéraux
«Je découvre, confiait fin mai dernier le Président de la République à Leaders, comment la démocratie est difficile à apprendre et à pratiquer. Nous avons tous vécu depuis soixante ans ou presque dans le système unique. Maintenant que les Tunisiens se sont affranchis, qu’une nouvelle constitution a été adoptée et que les premières élections législatives et présidentielles démocratiques ont été réussies, il n’est pas aisé de se mettre du jour au lendemain au diapason de la démocratie. Le chemin de son apprentissage, long et difficile, est cependant à faire !»
Ce que Béji Caïd Essebsi ne dit pas, c’est que sa marge de manœuvre est limitée. S’il n’entend pas se contenter de ses attributions constitutionnelles, il sait que les Tunisiens fondent beaucoup d’espoir sur lui. Pas seulement les millions de votants qui l’avaient élu à Carthage. N’avait-il pas été acclamé, lors du congrès d’Ennahdha, par un vieux militant islamiste qui lui a lancé à pleins poumons : «Nous aussi, on vous aime !» Ce jour-là, entrant à la salle omnisports de Radès archicomble et voyant toute cette imposante scénographie, il aurait sans doute aimé voir le parti qu’il avait fondé, Nidaa Tounès, réussir pareille démonstration. Mais il sait qu’il en est bien loin. L’implosion de Nidaa Tounès est à l’origine en grande partie des difficultés du gouvernement Essid, sinon de l’échec dont on l’accuse.
En lisant, avec la perspicacité qu’on lui connaît, la cartographie du paysage politique, Béji Caïd Essebsi relève l’ancrage d’un seul parti bien structuré, fort de milliers d’adhérents, présent dans toutes les localités du pays et à l’étranger, jouissant des moyens appropriés et aligné, malgré certaines divergences internes, derrière une vision bien tracée : Ennahdha. Tous les autres partis, en fait sans commune mesure en taille et puissance, se situent par rapport à lui, dans son sillage ou à son encontre. Les motions adoptées lors du congrès amorcent des changements censés être significatifs, ouvrant la voie à de nouvelles recrues indépendantes pouvant accéder directement aux instances exécutives. Aussi, seul le chef de parti est-il habilité à se présenter aux postes supérieurs de l’Etat.
Des leviers qui font défaut
Un parti fort, œuvrant à consolider son leadership sur l’échiquier politique et bientôt municipal, d’un côté, face à une fragmentation qui ne laisse guère lui opposer une force de contrepoids à même de le défier afin qu’il tienne ses promesses. Le grand réconfort de Béji Caïd Essebsi, lui qui avait milité en faveur du rééquilibrage du paysage politique afin d’éviter toute mainmise, c’est qu’il avait prévu cette nouvelle situation et tenu bon, quasiment contre tous, à associer Ennahdha au gouvernement Essid. C’est ce qui a prémuni aujourd’hui la Tunisie contre de graves secousses politiques et redoutables confrontations. Mais le rééquilibrage s’impose aujourd’hui, plus qu’hier, et en attendant l’émergence de nouvelles forces politiques, c’est à lui Béji Caïd Essebsi de reprendre la main et d’affirmer son leadership politique.
Au-delà de la constitution, c’est un devoir de magistère que ses proches le pressent d’exercer. Lourde et délicate mission à assumer et réussir. L’ont-ils édifié quant aux critiques auxquelles il sera exposé, les risques à encourir et le fort probable refus de l’Ugtt à subir? De quels leviers peut-il disposer?
Reproches, risques et inconnue
Le tout premier reproche qui lui sera fait, c’est que face à l’ampleur de la crise qui secoue la Tunisie, il ne propose qu’un réaménagement d’architecture gouvernementale, sans soumettre au pays un grand projet national, global et mobilisateur. «Peu importe qui siègera au gouvernement et qui le conduira, tant qu’il n’y a pas une vision nouvelle dont procède un programme d’urgence, affirment nombre d’analystes. Ce qui a échoué, ce n’est pas le gouvernement, c’est son fonctionnement, ballotté entre les institutions constitutionnelles, les partis politiques et les syndicats! L’union nationale recherchée doit se faire autour d’une grande mission de salut public, et non de quotas de sièges et la présidence du gouvernement.» D’autres reproches sont faits à BCE, notamment celui d’avoir laissé son parti Nidaa Tounès sombrer dans la dérive et de décevoir des centaines de milliers de ses électeurs. Ils lui font porter le chapeau de la situation actuelle.
Le grand risque qu’il encourt à travers son initiative est de fragiliser son chef de gouvernement, Habib Essid, à qui il a lancé, de fait, un préavis de départ s’il ne recueille pas l’assentiment de tous. Mais aussi des cinq ministres récusés par l’Ugtt (Saïd Aïdi, Mahmoud Ben Romdhane, Néji Jalloul, Kamel Ayadi et Mohamed Khelil). Sans oublier le relâchement général de tous les autres qui seront en position d’attente de confirmation ou à la recherche d’un parapluie pour leur départ. Avec la nonchalance habituelle du Ramadan et de l’été, inutile de vous dire quelle sera l’ambiance dans les ministères. L’effervescence ne sera que chez les candidats.
L’inconnue sera cependant la décision de l’Ugtt. Quelques heures seulement avant la révélation de l’initiative BCE, Houcine Abbassi avait annoncé la couleur. «Par principe, nous ne voulons pas entrer au gouvernement, a-t-il affirmé. Car notre rôle est de rester dans l’exercice de notre mission syndicale et de demeurer la grande force qui rassemble toutes les sensibilités. C’est ce qui nous permet d’ailleurs de pouvoir être utiles, comme lors du Dialogue national, et d’œuvrer pour rapprocher les points de vue et favoriser la concorde».
A la volonté de provoquer une onde de choc positive, qui lui redonne la main et affirme son leadership, Béji Caïd Essebsi engage une grande aventure politique. Lui qui a toujours (ou presque) gagné ses paris et emporté ses batailles est à présent confronté à une inextricable situation. Ce don de convaincre, tant invoqué, lui sera cette fois-ci fort précieux.
Taoufik Habaieb
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