Slaheddine Sellami: Rêvons d’un avenir meilleur
Décembre 2010 un soulèvement populaire spontané a vu le jour en Tunisie. Ce soulèvement avait quatre grandes composantes. Les jeunes chômeurs du monde rural, les jeunes désœuvrés des quartiers périphériques des grandes métropoles où règnent délinquance et trafics de tous genres, les salariés aux emplois précaires, et même la classe moyenne, qui était la base et le ciment de la société tunisienne, mais qui s’est retrouvée en quelques années plus proche des couches pauvres que de la vraie classe moyenne. Ces quatre composantes de la population tunisienne se sont soulevées en Décembre 2010, d’abord dans les zones oubliées et les zones les plus défavorisées pour toucher par la suite les grandes villes du littoral et arriver à la capitale jusqu’à un certain 14 Janvier 2011. Ces jeunes n’étaient encadrés par personne, ils ne se reconnaissaient dans aucun parti, ils n’avaient pas de leaders, ils n’avaient aucune idéologie et malgré cela ils sont arrivés à bout d’une dictature bien installéequi s’appuyait sur une police bien entrainée et omni présente. Ils ont ainsi réussi à faire partir la tête du régime et abattre la dictature.
Certains refusent jusqu’à aujourd’hui de qualifier ce soulèvement de révolution. Nous laisserons aux historiens le soin de recueillir les témoignages des différents acteurs, de faire les recoupements nécessaires et de nous dire ce qui s’est réellement passé pendant cette période et le rôle éventuel de certaines forces occultes qu’elles soient intérieures ou extérieures .
Un certain nombre de points doivent cependant être soulignés:
- Personne ne peut nier le rôle de ces jeunes, et leur détermination à abattre le régime de Ben Ali, même si des éléments exogènes ont pu faciliter cette tâche.
- Les revendications de ces jeunes étaient surtout économiques et sociales,elles sont dues à l’arrêt net et brutal de l’ascenseur social avec comme conséquences :chômage, précarité, inégalités sociales et régionales, privilèges de certains groupes et de certaines familles. Aucun slogan (avant le 14 Janvier) ne demandait la dissolution du parti et l’exclusion de ses membres, aucun slogan ne demandait le rétablissement de la charia ou au contraire l’évolution vers un pays laïque, aucun slogan ne parlait de notre identité et d’une manière générale aucun slogan ne pouvait montrer que la société tunisienne était profondément divisée. Même la liberté d’expression a étébeaucoup plus une conséquence de la révolution qu’une revendication essentielle. Ces jeunes n’avaient pas grand-chose à perdre, ils étaient prêts à s’exposer aux balles, aux matraques et aux bombes lacrymogènes. Certains sont morts en martyrs, d’autres ont étéblessés et garderont des séquelles indélébiles.
- Ces jeunes n’ont aucune responsabilité dans la situation dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui. Ils ne sont pas responsables de ce qu’est devenu ce rêve né le 14 Janvier 2011 et qui s’est transformé progressivement en un véritable cauchemar au point où certains n’hésitent plus à crier haut et fort leur nostalgie pour l’ancien régime.
- Ces jeunes ont repris leurs activités quotidiennes et ont gardé leur frustration. Certains ont voté en 2011 pour les islamistes et leurs alliés, non parce qu’ils étaient profondément convaincus ou qu’ils aspiraient à ce que le régime se transforme en califat, mais parce qu’ils pensaient que ces islamistes allaient appliquer certains préceptes du « vrai islam » comme l’égalité, l’équité, la solidarité, le partage et le rejetdu vol et de la corruption, mais ils ont été déçus. Aux élections suivantes beaucoup de voix de jeunes et de femmes se sont portés vers Nida ou même le front populaire en espérant que les éléments progressistes soient nombreux à les défendre dans un gouvernement qui les auraitécouté, compris le sens de leur soulèvement et trouvé des solutions à leurs problèmes. Hélas les alliances post électorales et la politique suivie n’ont fait qu’accentuer Leur déception.
- La responsabilité des politiques, de certains intellectuels et même de certaines organisations de la société civile est grande dans la faillite de l’Etat, la situation catastrophique des finances publiques,l’accroissement du chômage et la dégradation du pouvoir d’achat des citoyens. Ils sont d’une manière générale les vrais responsables de la crise politique, sociale et économique. Si la situation ne s’améliore pas , l’histoire retiendra que les élites tunisiennes ont failli à leur responsabilité et qu’elles ont raté un grand rendez-vous avec l’histoire du pays.
- Les causes qui étaient à l’origine du soulèvement populaire n’ont pas disparu. La corruption s’est généralisée, les petits poissons carnivores se sont transformés en vrais requins, d’autres qui étaient en situation d’hibernation se sont soudain réveillés et veulent leur part du gâteau. Ceux qui gravitaient autour de la famille ont dans un premier temps fait profil bas, mais face àl’impunité,à l’absence de jugement des responsables et de ceux qui ont profité de l’ancien régime, ils ont décidé de prendre la place de leurs maîtres avec beaucoup plus de réussite et d’agressivité vu la faiblesse de l’Etat.
- La transition démocratique a trop duré, l’absence de continuité dans la gestion des affaires de l’Etat a été à l’origine de décisions qui ont été catastrophiques pour le pays. L’absence de solidarité entre les membres des différents gouvernements a aggravé le déficit publique, certains ministres ont pris des décisions qui impliquent des dépenses considérables sans l’aval de leurs premiers ministres ou de leurs chefs du gouvernement ou même des ministres des finances et ce pour améliorer leur image auprès de l’opinion publique, de leurs administrés ou bien pour calmer les syndicats. Les exemples sont très nombreux. Certains n’ont été rendus publics que ces derniers jours.
- L’administration tunisienne a peut-être sauvé le pays d’un désastre en Janvier 2011, dans la mesure où elle a continué à fonctionner et a permis à l’Etat de rester debout. Cette administration est devenue l’un des points faibles du régime. Pour de multiples raisons, elle doit être réformée et en urgence. Elle est gangrénée par la corruption, selon l’aveu même des responsables de la lutte contre la corruption. Elle est responsable du maintien et même de l’aggravation de la bureaucratie qui ne sert que ses intérêts. Malgré un nombre considérable de fonctionnaires, au moins le double de ce qui est nécessaire, elle est d’une inefficacité jamais égalée. Elle a enfin pris tellement de mauvaises habitudes qu’elle refuse toute réforme.
- La justice transitionnelle qui était refusée juste après la révolution, a été imposée par l’Assemblée Constituante et confiée à une personne qui n’a ni le profil ni les qualifications pour la mener. Elle est censée durer cinq ans pour des résultats incertains. A titre d’exemple en Afrique du sud, elle a certes été confiée à un militant et représentant de l’église mais elle a été menée en six mois.
- Les médias et les journalistes qui sont pour l’instant les plus grands bénéficiaires de la révolution doivent jouer leur rôle de quatrième pouvoir. Malheureusement certains ont failli à la déontologie en cherchant le buzz ou en essayant de blanchir certaines figures qui rappellent les jours sombres de la Tunisie au lieu de contribuer à la naissance d’un vrai débat sur les vrais problèmes du pays afin de dégager de véritables solutions capables de nous sortir du tunnel.
Ainsi la situation désastreuse dans laquelle se trouve le pays est due à l’échec des élites et de la classe politique et non des jeunes qui ont mené la révolution. Cette classe politique n’a jamais tenu compte des aspirations des jeunes démunis. Aucune réforme profonde n’a vu le jour. Des dialogues sociétaux ont été menés sans aucun résultat tangible sur le terrain.Au fait une grande partie de la classe politique actuelle n’a même pas les moyens intellectuels pour imaginer ces réformes. Seule la lutte contre le terrorisme a réalisé des résultats importants grâce à un savoir-faire accumulé durant plusieurs années par la police, la garde nationale et l’armée. Tous doivent être félicités d’autant qu’ils ont été durement touchés par ce fléau avec un grand nombre de martyrs et de blessés.
Le problème du pays est avant tout politique. Les différentes élections n’ont pas pu dégager une majorité stable et homogène capable de gouverner le pays avec un programme bien établi et une vision claire conforme au programme sur lequel les députés ont été élus. Des promesses non tenues , des alliances contre nature , le principal parti qui a gagné les élections disloqué, tous ces facteurs ont compliqué le travail du gouvernement et ont fait perdre à la majorité une grande partie de sa crédibilité. La classe politique a oublié que la démocratie c’est avant tout des élections mais c’est aussi un équilibre entre deux grandes forces capables de réaliser un équilibre entre une majorité qui gouverne et une opposition responsable. Le consensus doit se faire sur des valeurs communes qui unissent tout le peuple, mais toute tentative d’affaiblir l’opposition ne profitera ni à l’opposition ni à la majorité. Un retour vers la pensée unique et le parti unique serait un désastre pour le pays. On a besoin aujourd’hui d’un grand parti centriste, moderniste capable de faire un contrepoids au parti islamiste. Ce parti doit naître d’un esprit patriotique et fédérateur capable de mettre l’intérêt du pays au-dessus de tout intérêt personnel qui doit défendre aussi bien le chômeur que le salarié, l’agriculteur ou l’homme d’affaire à l’instar du grand parti destourien qui a mené la lutte pour l’indépendance puis permis la naissance de la société moderne et solidaire.
La classe politique n’a malheureusement pas voulu comprendre et concrétiser ce vœu.
Le problème est aussi d’ordre économique et social et nécessite des sacrifices de tous, chacun en fonction de ses moyens et de sesrevenus. Les débats qui ont eu lieu depuis 2011 étaient dans l’immense majorité des cas loin des préoccupations des tunisiens, ils ont divisé les tunisiens en destouriens et révolutionnaires, puis en musulmans et « mécréants », puis en Nahdhaouis et anti Nahdha. On a même essayé de réveiller les velléités régionales entre le nord et le sud, le monde rural et le monde urbain et même entre certaines villes ou quartiers parfois proches ou même cousins. Les vrais problèmes ont été laissés de côté. Aucune réforme profonde n’a été initiée, très souvent parce que ces réformes risquent de toucher les intérêts de certains lobbies syndicaux,corporatistes,d’affairistes ou même étrangers. Sous l’influence d’une administration omniprésente, des politiciens sans expérience ont continué à appliquer les recettes de l’ancien régime qui ont montré pourtant leurs limites puisqu’ils ont débouché sur une révolution. En plus L’argent sale commence à couler à flot pour financer les partis, les associations, la contrebande et même le terrorisme.
Le gouvernement doit avoir un programme clair et des priorités urgentes. On a gagné en grande partie la lutte contre le terrorisme, même si on n’est jamais à l’abri d’un attentat, on doit donc pouvoir gagner la lutte contre la corruption, qui reste la priorité absolue et sans laquelle ni l’équilibre régional, ni l’égalité entre citoyens, ni une justice indépendante et juste, ni une relance de l’économie ne peuvent être entrepris.
Oublions nos querelles idéologiques, nos intérêts personnels et pensons à l’avenir proche, et à long et moyen terme de notre pays et des générations futures.
Le gouvernement d’union nationale bénéficie, il est vrai, d’une large majorité au parlement mais ne semble pas capable d’initier les réformes nécessaires même s’il bénéficie d’un large consensus car les intérêts des uns et des autres sont en réalité contradictoires. Le pacte de Carthage est une liste de priorités mais ne constitue nullement un vrai programme de gouvernement.
Il faudrait surtout éviter de reproduire le même climat et les mêmes erreurs qui ont conduit au 14 Janvier 2011, car cette fois-ci, les répercussions seront autrement plus destructrices. Même si, des élections libres et transparentes et une avancée en matière de liberté d’expression représentent une certaine soupape pour évacuer la frustration et la colère des laissés-pour comptes. Un nouveau soulèvement populaire ne peut être exclu en l’absence de mesures concrètes pour rétablir la justice et l’équité.
Un gouvernement fort est une nécessité vitale pour le pays, il doit non seulement tirer sa légitimité des urnes mais aussi parce qu’il prend des décisions justes et parce qu’il veille à l’application de lois justes pour tous et contre tous contrevenantsquelle qu’en soitla fortune, la position sociale, les relations familiales, régionales, ou même les rapports avec les organisations, les partis ou les corps les plus influents de l’Etat.
Le cauchemar peut-il évoluer vers un nouveau rêve ? Il est temps d’arrêter de creuser et d’entamer notre mission de sauvetage. Le monde entier nous regarde, plusieurs de nos amis sont prêts à nous aider. Mais c’est à nous de montrer qu’on est capable de sauver ce pays merveilleux.
Slaheddine Sellami
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