Haykel Ben Mahfoudh- Monsieur le Chef du Gouvernement: un office des cultes au lieu d’un ministère des affaires religieuses
L’épisode récent du limogeage du ministre des affaires religieuses et l’immédiate désignation d’un autre membre du gouvernement pour gérer,ad intérim, les affaires de ce ministère, a révélé la difficulté que l’actuel chef de gouvernement devait rencontrer, dès le départ, pour composer, organiser et articuler la structure de son gouvernement.
Loin de la polémique qu’ont suscitées les déclarations de l’ancien ministre et dont il en est le seul responsable, force est de reconnaître l’embarras politico-institutionnel dans lequel se retrouve actuellement le chef du gouvernement du fait de cet imprévu ayant précipité la chute de son ministre. Pourquoi ne pas penser donc à changer d’organisation et de formule, et partant de cadre juridique, pour gérer autrement, plus efficacement et surtout de façon plus rationnelle les affaires religieuses dans ce pays.
C’est alors que l’idée de se séparer non plus de son ministre seulement, mais du ministère en tant qu’entité politico- administrative, et de le remplacer par une nouvelle structure sous la forme juridique d’un Office, ayant pour mission principale la gestion des cultes dans ce pays et non pas les affaires religieuses seulement.De nombreux avantages sont à comptabiliser, outre le fait de dégrossir le gouvernement.
Entendons nous bien, ce n’est pas d’une énième structure administrative se superposant à d’autres dont il s’agit, ni d’un Diwan de l’Iftâa non plus, mais d’un organisme public intégrant et articulant les différents intervenants publics et administratifs dans l’espace religieux et la gestion du culte dans le pays.
Des arguments institutionnels, d’opportunité politique, d’efficience et de respect des principes démocratiques inscrits dans la constitution plaident en faveur de cette proposition. Sans vouloir heurter le sacerdoce politico-religieux, je me limiterais aux arguments pouvant éclairer les décideurs à résoudre l’insoluble équation de la sphère publique et de la sphère privée en rapport avec la religion et les convictions cultuelles. En tout cas, la Constitution vous en donne les moyens.
Premier argument est d’ordre procédural, puisque le remplacement d’un membre du gouvernement par un autre doit se faire selon les formes constitutionnelles. A la base, en mettant fin aux fonctions de son ministre des affaires religieuses, le Chef du Gouvernement n’a fait qu’actionner l’article 92 de la Constitution faisant de « la cessation de fonction d’un ou de plusieurs membres du Gouvernement ou l’examen de sa démission » une de ses prérogatives en cette qualité. Reste à savoir comment va-t-il s’y prendre pour pourvoir le poste vaquant et donc désigner un nouveau ministre des affaires religieuses ?
À moins que les orientations du Gouvernement ne soient toutes autres, la désignation d’un nouveau ministre, à la tête du département des affaires religieuses, doit passer impérativement par les voies constitutionnelles. Or, à l’examen, la Constitution n’a pas directement envisagé le cas de remplacement d’un ministre démissionnaire ou démis de ses fonctions, mais seulement l’hypothèse générale de démission de l’ensemble du Gouvernement via son Chef (Article 98).
Deux cas de figure – lectures même de la Constitution - se présentent alors. Une première – pas très conventionnelle, mais en tout cas envisageable si l’on s’en tient aux seules dispositions de l’article 92 de la Constitution -, le Chef du gouvernement serait en droit de procéder au remplacement et ainsi à la nomination d’un nouveau ministre, sans le passage par le préalable constitutionnel du vote de confiance. Le fait même d’y penser me vaudrait une horde de critiques, et ce raisonnement est de toute manièrebattu en brèche par l’article 142 du Règlement intérieur de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), très explicite sur la question, puisqu’il requiert le vote de confiance aussi bien pour le Gouvernement que pour l’un de ses membres, le cas de remplacement y étant inclus.
Ne pouvant faire fi de cette rigueur procédurale, la décision de remplacement – elle même politique - devra intervenir alors non seulement, selon les formes constitutionnelles auparavant indiquées, mais en plus à un moment politique opportunément choisi. Or c’est là où les choses se compliquent et que l’argument politique en faveur de l’abandon de l’actuel ministère des affaires religieuses pour une autre structure posant moins de contraintes pour son Chef prend tout son sens.
Le Chef du Gouvernement a deux options : la première est de choisir et nommer un nouveau ministre en passant par le Bardo ; la deuxième serait d’attendre un proche remaniement ministériel devant toucher deux ou plusieurs départements-clé, pour procéder au changement dans la foulée, le faire avaliser par les députés de la majorité d’union nationale, sans avoir à répéter l’acte chaque fois qu’un membre quitte le gouvernement pour une raison ou une autre. Le précédent de l’ancien ministre de la justice du premier gouvernement Essid nous porte à croire que c’est ce second scénario qui serait dans l’orbite du pouvoir exécutif.
Laissons de côté les spéculations sur l’avenir de l’actuel Gouvernement et contentons-nous des problèmes de fond. Les faits très frais, ayant entouré la constitution du présent gouvernement d’union nationale et la polémique autour du choix d’une personnalité à la tête du ministre des affaires religieuses, nous rappellent les tergiversations de la dernière heureet les tractations politiques sur la composition du gouvernement. Le risque de voir de telles contraintes peser encore sur le choix du prochain ministre vont donc continuer, et il n’est pas exclu de voir jouer la théorie du troc jouer une fois de plus, soit pour accepter un candidat en contrepartie d’un département plus souverain, soit pour barrer la route à un autre pour garder le levier de l’action religieuse sous contrôle.
Or, la question n’est ni une affaire de personne, ni de partage du pouvoir, mais essentiellement de gouvernance démocratique de la religion dans le pays. Le Chef du Gouvernement dispose des moyens constitutionnels et politiques pour actionner les bons leviers et rendre à la religion sa place de choix dans l’esprit et les pratiques des personnes et institutions, en faisant valoir le libre arbitre et en immunisant la société contre l’extrémisme, le dogmatisme et la violence au non des croyances religieuses.
C’est le sens d’ailleurs qu’a voulu ancrer notre Constitution en garantissant l’Islam comme religion de l’Etat, en exprimant l’attachement de notre peuple à un Islam caractérisé par l’ouverture et la tolérance, en définissant de façon claire la nature civile de l’Etat et en faisant de l’Etat le protecteur de la religion, le garant de la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. La neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane étant par dessus tout une obligation constitutionnelle fondamentale.
Donc pourquoi continuer à pratiquer le même modèle d’administration et de gestion des affaires religieuses hérité d’une politique partiale, alors qu’il a démontré ses limites, révélé ces insuffisances et surtout son incapacité structurelle à résoudre définitivement les problèmes des mosquées échappant à l’autorité de l’Etat (et pas uniquement au ministère), de nominations d’autorités religieuses fiables et compétentes, de gestion des pèlerinages et Omras, de protection des lieux de culte et de mise à terme à des formes multiples d’insoumission religieuse machiavéliques.
Un office des cultes constituerait une opportunité pour rompre définitivement avec le modèle et les désordres actuels. La création d’un « Office des cultes » répondrait à des impératifs tant d’efficience que de neutralité. Elle permettrait surtout à l’Etat d’imposer le respect de la loi, de protéger les cultes et de défendre la nature civile des instituts publiques.
Le modèle que nous préconisons éviterait au gouvernement une recentralisation du pouvoir religieux au sein de structures administratives figées, de même que l’érosion de l’autorité de l’État par ce phénomène d’occupation de la sphère religieuse par des groupes et individus dont les visions et visées religieuses sont opposées aux valeurs de notre système démocratique.
Aux traditionnelles taches administratives de gestion, d’organisation et d’orientation du culte dans le pays, sa mission serait essentiellement de développer les grandes attentes d’un Islam moderne et tolérant dans ses rapports avec les autres religions et communautés de conviction, de définir comment se fait le dialogue avec les structures administratives de l’Etat, de saisir et améliorer à une échelle décentralisées – et c’est fondamental – les réalités et pratiques mises en œuvre par les fonctionnaires et personnel religieux (Imams, éducateurs, etc.) en charge de ces questions.
La question du dialogue est au cœur de cette gouvernance que nous voulons décentralisée. Le mode managérial d’un Office (en tant qu’organisme public non administratif) permettrait d’offrir une gestion de proximité du culte, des organismes religieux (associations notamment) et des lieux, et d’être cet interlocuteur – médiateur des individus, groupes et même pouvoirs publics. Ainsi, vous seriez en mesure, sur ces bases, d’envisager une meilleure coordination entre les différents services en charge du culte dans le pays.
Dernier argument est de type opérationnel. La forme juridique d’Office donne l’avantage d’une gestion plus souple en termes d’actes, de financement ; surtout une autonomie managériale plus importante loin des lourdeurs administratives traditionnelles. Ceci serait bénéfique en vue d’une meilleure organisations d’importantes pratiques cultuelles telles que les pèlerinages, Omras et autres grandes manifestations religieuses. Il serait même envisageable d’intégrer les structures actuelles responsables de l’organisation de ces opérations lourdes et complexes en une seule et unique entité plus éfficiente.
Enfin, l’enjeu est de préserver la neutralité des structures et autorités en charge des affaires religieuses dans le pays, d’en améliorer la gestion et l’encadrement, de promouvoir la culture du dialogue, de la paix et de la tolérance parmi les citoyens et les communautés religieuses dans notre région. L’expérience montré son véritable potentiel chez nos voisins, pourquoi pas nous ?
Haykel Ben Mahfoudh
Professeur universitaire de droit public
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