News - 21.05.2025

L’Allemagne face au monde arabe: La quête d’une crédibilité perdue

L’Allemagne face au monde arabe: La quête d’une crédibilité perdue

Le poids du passé, l’aveuglement du présent

Par Elyes Ghariani - Le 27 janvier 2025, sous les rayons pâles d’un hiver berlinois, le chancelier Friedrich Merz déclarait devant la Porte de Brandebourg que, pour l’Allemagne, «plus jamais» signifierait désormais «jamais sans Israël». Quelques semaines plus tard, son gouvernement autorisait un nouveau transfert d’armes vers Tel-Aviv — au moment même où les rapports accablants de l’ONU sur Gaza rappelaient le prix humain de cette militarisation.

Ce contraste illustre toute l’ambiguïté de la diplomatie allemande : un devoir de mémoire devenu ligne rouge intangible, mais de plus en plus difficile à défendre face à une région en recomposition, impatiente d’un traitement équitable des normes.

Depuis la fondation de la RFA, le soutien à Israël est passé d’un geste de réparation morale à un principe sacralisé, institutionnalisé sous le nom pudique de «culture de responsabilité».

Le dernier déplacement du président Steinmeier en mai 2025 en est une parfaite illustration: il s’est limité à Israël, alors que sa visite à Riyad et Amman, plus tôt en février, s’était déroulée sans grande portée. Ce déséquilibre diplomatique — proximité chaleureuse à Jérusalem, froideur à Riyad — incarne la ligne étroite sur laquelle Berlin s’efforce de marcher: défendre une alliance inconditionnelle tout en prétendant jouer un rôle de médiateur dans une région où la cause palestinienne reste centrale, et le double discours de moins en moins toléré.

Quand la justice internationale trouble la certitude allemande

Il est des moments où le poids des principes se heurte frontalement à la rudesse des choix politiques. Lorsque la Cour Internationale de Justice rendit en 2024 son avis consultatif sur les violations des droits palestiniens, le silence qui régna alors au sein du Ministère allemand des Affaires étrangères en disait bien plus long que n’importe quel communiqué officiel. Ce mutisme n’était pas seulement une posture diplomatique: il révélait un malaise profond.
Comment une nation qui revendique le rôle de gardienne du droit international peut-elle continuer à proclamer ses engagements universels tout en les suspendant, dès lors qu’ils concernent un allié privilégié? 

Lorsque les mandats d’arrêt émis par la Cour Pénale Internationale à l’encontre de responsables israéliens sont qualifiés de «contre-productifs», c’est l’ensemble de la crédibilité allemande en tant que défenseure d’un ordre mondial fondé sur le droit qui vacille.

Désormais, la question dépasse les cercles diplomatiques: jusqu’où cette fidélité rigide à une mémoire tragique peut-elle justifier une politique perçue comme partiale, dans un monde arabe jeune, connecté et de plus en plus exigeant quant à l’universalité des normes?

Quand la morale devient politique étrangère 

L’histoire de cette relation singulière remonte à 1952, avec les Wiedergutmachungsabkommen, ces accords de réparation qui établirent entre Bonn et Tel-Aviv une alliance à la fois morale et stratégique. Ce qui fut d’abord un acte de repentance s’est progressivement figé en doctrine. Sous l’ère Merz, ce soutien est devenu une Staatsräson — une raison d’État érigée en dogme, parfois au mépris des principes universels que Berlin revendique.

Lors de sa dernière visite en Israël, le président Steinmeier affirma que la sécurité d’Israël constituait une «ligne rouge absolue». Il ne dit mot, en revanche, des colonies illégales, qui sapent chaque jour un peu plus le droit international. Ce silence n’est pas une omission : il révèle une contradiction profonde — celle d’un État qui se veut garant des normes mais choisit de les ignorer lorsqu’elles concernent un allié.

Un équilibre fragile, entre aide humanitaire et exportations militaires

Sur le papier, Berlin tente de maintenir un discours équilibré:

• En 2024, 287 millions d’euros d’aide humanitaire ont été envoyés à Gaza, soulageant un peuple meurtri.
• Parallèlement, les livraisons d’armes à Israël atteignaient 1,2 milliard d’euros — un record inquiétant pour une puissance neutre.
• Les déclarations officielles proclament le soutien à une solution à deux États.
• Pourtant, le silence persiste face à l’expansion continue des colonies, actes contraires au droit international.

Ce double langage, si souvent dénoncé dans les capitales arabes, ne trompe personne. Il dessine un paradoxe : un pays qui se veut modèle de cohérence morale semble incapable de concilier ses actes avec ses valeurs.

La Crise de la Crédibilité: Quand l'Histoire Enchaîne la Politique

15 mars 2025 : Une date qui révèle les fissures allemandes

Le 15 mars 2025 a cristallisé l’une des contradictions les plus révélatrices de la posture allemande. Ce jour-là, Berlin s’est opposé à une résolution des Nations Unies condamnant les déplacements forcés de Palestiniens à Jérusalem-Est — tout en finançant, dans ces mêmes quartiers détruits, des projets de reconstruction portés par son propre Ministère des Affaires Etrangères.

Difficile de ne pas y voir l’expression d’un malaise plus profond, que l’ancien président du SPD et ancien vice-chancelier, Sigmar Gabriel, avait qualifié avec justesse, de «poids insoutenable de notre histoire».

Lorsque le passé impose une ligne diplomatique rigide, il empêche une lecture cohérente des enjeux actuels. Ce décalage brouille le message de l’Allemagne et affaiblit sa capacité à être perçue comme un acteur impartial et crédible dans la région.

Trois fissures majeures dans la posture allemande

Cette rigidité morale se traduit aujourd’hui par trois défis cruciaux:

1. Une érosion juridique : Le droit international en berne
En ignorant systématiquement les avis de la Cour Internationale de Justice (CIJ) et de la Cour Pénale Internationale (CPI), Berlin fragilise sa propre légitimité en tant que défenseur du droit international. Chaque refus de reconnaître ces institutions affaiblit la crédibilité de l’Allemagne sur la scène mondiale.

2. Un déficit démocratique : La liberté d’expression sous pression
La montée des poursuites pour «antisémitisme» liées à des prises de position sur la Palestine (42 cas en 2024) inquiète jusqu’aux plus ardents défenseurs des libertés civiles outre-Rhin. Lorsque le débat devient interdit, la démocratie elle-même vacille.

3. Un coût géopolitique: Des partenariats en péril
Les capitales arabes, de Rabat à Doha, en passant par Tunis et le Caire, observent avec amertume que le pays qui sanctionne la Russie avec fermeté adopte soudainement une rhétorique de «prudence» face aux actions israéliennes. Cette perception de partialité coûte cher: non seulement en influence, mais aussi en confiance.

Le déclin silencieux du «Made in Germany»: Entre mémoire et myopie stratégique  

Symbole longtemps incontesté d’excellence et de fiabilité, le Made in Germany a bénéficié d’un prestige solide dans le monde arabe. 

Mais cette image s’effrite peu à peu, affaiblie par une recomposition géopolitique défavorable et un recul dans des secteurs stratégiques naguère dominés par Berlin. Les chiffres restent flatteurs — près de 95 milliards d’euros d’exportations vers les pays arabes en 2023 — mais la dynamique s’essouffle, pendant que d’autres acteurs, comme la Chine, avancent discrètement mais sûrement.

Ce reflux ne s’explique pas uniquement par la concurrence économique. Il révèle une fracture plus profonde: celle d’un positionnement diplomatique perçu comme déséquilibré. L’alignement sans réserve de l’Allemagne sur les positions israéliennes, en particulier sous les gouvernements Netanyahou, a entamé l’image de neutralité que Berlin avait su bâtir avec soin. Dans de nombreuses sociétés arabes, ce soutien jugé unilatéral alimente un rejet diffus mais croissant.

Les manifestations de ce désenchantement se multiplient: campagnes de boycott, gel de coopérations universitaires, déclin de la fréquentation des centres culturels allemands. Autant de signaux d’un affaiblissement du soft power allemand dans une région où il semblait pourtant solidement ancré.

L’ironie est saisissante : alors que les échanges avec Israël ne représentent qu’une infime part du commerce extérieur allemand, ce sont des décennies de relations denses et variées avec le monde arabe qui se délitent.

La rupture dépasse désormais le champ diplomatique. Elle s’étend aux sphères culturelles et académiques. En 2024, l’annulation d’une conférence sur la Palestine par l’Université libre de Berlin a suscité une vague d’indignation. Plus de 500 intellectuels arabes ont dénoncé une forme de censure intellectuelle et une «criminalisation du débat» sous couvert de lutte contre l’antisémitisme. Le retrait de travaux palestiniens des bibliographies universitaires n’a fait que renforcer le sentiment d’une liberté académique conditionnée.

Ce n’est donc pas seulement la diplomatie officielle qui s’érode, mais aussi les ponts culturels, intellectuels et humains patiemment construits. Berlin, en négligeant les équilibres sensibles de la région, risque de dilapider un capital de confiance qu’elle avait mis des décennies à consolider. Une alerte silencieuse, mais lourde de conséquences.

Vers une nouvelle Staatsräson? L’heure des choix pour Berlin

À l’ombre du Mémorial de l’Holocauste, où l’Allemagne ancre sa mémoire nationale et sa responsabilité historique, une question politique centrale s’impose: comment articuler fidélité au passé et engagement envers un ordre international fondé sur le droit et l’égalité?

Le soutien inconditionnel à Israël, devenu principe intangible de la diplomatie allemande, entre désormais en tension ouverte avec les attentes du monde arabe — partenaire stratégique de longue date, aujourd’hui désorienté par une position jugée déséquilibrée.

Berlin ne peut éluder ce moment de vérité: maintenir une influence durable dans une région en recomposition exige plus qu’un héritage moral — cela suppose une capacité à réajuster sa posture, à entendre d’autres récits, et à défendre les mêmes principes partout, avec la même rigueur.

Des alternatives possibles: Une diplomatie renouvelée

Pourtant, des alternatives existent — à condition que Berlin ose repenser sa posture, non pas comme une rupture, mais comme une évolution nécessaire.

1. Sécurité oui, impunité non

Il est temps de distinguer clairement la sécurité d’Israël de toute approbation tacite de politiques contraires au droit international.  
Le soutien militaire pourrait s’accompagner de pressions discrètes mais fermes pour un gel des colonies, tandis que l’aide humanitaire à Gaza gagnerait à être déliée de toute conditionnalité politique.

2. Dialogue restauré, partenariats relancés

Berlin doit restaurer le dialogue avec les capitales arabes, non pas comme un suppliant, mais comme un partenaire exigeant.

Relancer les forums euro-méditerranéens bloqués, soutenir des projets transfrontaliers concrets — voilà des gestes capables de réparer des ponts fragilisés.

3. Une initiative audacieuse: Un Plan Marshall pour la Palestine

Pour répondre à l’urgence politique et humanitaire, l’Allemagne ne pourra faire l’économie d’un engagement plus structurant, porté par une diplomatie européenne cohérente et solidaire.

Aux côtés de la France, elle pourrait initier une démarche ambitieuse : un véritable « Plan Marshall » pour la Palestine, articulant investissements massifs, garanties de sécurité et pression diplomatique en faveur de négociations authentiques.
Mais une telle vision ne saurait voir le jour sans convoquer ce qui a trop souvent manqué : le courage politique de faire primer les principes sur les logiques d’intérêt immédiat.

Le moment de choisir: Mémoire figée ou justice vivante

Le temps est venu pour Berlin de choisir:

• Continuera-t-elle d’être le gardien d’une mémoire douloureuse mais figée?
• Ou saura-t-elle devenir l’architecte d’un avenir où justice pour les uns ne signifie plus injustice pour les autres?

La réponse déterminera non seulement son rôle au Moyen-Orient, mais aussi son âme de nation éclairée dans un monde en quête de boussoles morales.
Alors que le monde arabe évolue et recompose ses alliances, l’Allemagne voit vaciller l’un des fondements de son influence régionale: sa capacité à incarner une diplomatie éthique, équilibrée et respectée. En persistant dans une ligne perçue comme déséquilibrée, elle risque non seulement d’éroder ses partenariats, mais aussi de compromettre la légitimité morale qui faisait sa singularité sur la scène internationale.

L’histoire a conféré à Berlin une responsabilité particulière : celle de porter haut les principes du droit, de la dignité humaine et de la justice. Mais cette responsabilité, pour demeurer audible, ne peut s’exercer à géométrie variable. À l’heure où le multilatéralisme se fragilise, où les normes sont contestées, la constance éthique n’est pas un luxe diplomatique : c’est une nécessité politique.

Face à un monde arabe qui ne réclame plus de symboles, mais des positions claires et cohérentes, l’Allemagne ne peut plus se réfugier dans le confort moral de son héritage. Elle est appelée à assumer une posture plus lucide, plus engagée, à la hauteur des principes qu’elle revendique.

La fidélité à l’Histoire n’excuse ni le silence ni l’aveuglement face aux réalités du présent. Car c’est dans la capacité à unir mémoire et justice, responsabilité et courage, que se joue désormais la crédibilité de Berlin — et sa place parmi les acteurs respectés d’un ordre international équitable.

Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur
 

 

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