Adel Chehida: Pêcheurs tunisiens en Italie
C’est début du dix huitièmes siècles que l’ancestrale immigration des italiens en Tunisie a connu un pic historique. Des dizaines de milliers d’Italiens ont pris la mer pour la Tunisie. Il s’agissait essentiellement marins pécheurs siciliens et sardes. Ils se sont installés à Tabarka, Sousse, Sfax, Kélibia, ce qui a incité en 1852 la compagnie Rubattino à mettre en place une ligne maritime Genova - Cagliari - Tunis. Le flux n’a cessé d’augmenter pour atteindre en 1911 les 88 000 migrants les Italiens, étaient plus nombreux que les français, les 2/3 étaient siciliens et souffraient de famine et d’un dénuement total. C’est à partir des années soixante que flux a changé de direction et ce sont bien les tunisiens cette fois ci qui migrent vers l’Italie. (1) De fait dans l’histoire récente les flux dans les deux directions n’ont jamais cessé, la Tunisie a été romaine 7 siècles et la Sicile arabe 7 autres siècles.
Samedi 15 juillet 2017, dans une petite ville portuaire en Italie je fixe un rendez-vous à Si Mejri doyen des pécheurs tunisiens dans cette ville. Une petite ville typique de la côte adriatique, touristique et industrielle dotée d’un port. C’est la journée du “mercato” l’équivalent du souk chez nous, journée de rencontre de la plupart des pécheurs toutes origines confondues. Il fait déjà chaud à 9 h du matin, difficile de trouver une place au parking. Je rencontre enfin un homme d’une soixantaine d’année bronzé avec des traces de brulures au visage ? A ma question que s’est-il passé, labess ? Il sourit et me répond que c’est à cause de l’explosion d’une petite bombonne de gaz à bord durant une partie de pêche, heureusement que c’est des brûlures superficielles. Il m’accompagne au café pour des retrouvailles avec des compatriotes, évidemment ils se connaissent tous, je suis l’intrus. Des petits groupes de 4 à 5 personnes tous bronzés, visages consommés par le sel et le soleil. Chacun a son histoire à lui. Fahmi (les noms ont été changé pour respecter la vie privée de mes interlocuteurs) me rappelle qu’il s’est fait opéré du genou transpercé par un bout de fer durant le travail, il a dû mettre une prothèse du genou et il souffre de séquelles encore…Un autre, Jamel a subi une opération à l’épaule à cause d’un glissement sur la barque…des corps meurtris par un travail harassant, des travailleurs sans réelle protection, exposés à tous les dangers de la mer.
On commande un café italien ristretto qui nous réveille et délie les langues. Ils sont presque tous originaires de Kerkennah, des professionnels de la mer et de la pêche. Ils me disent qu’il n’y a pas une seule barque de pêche dans ce petit port où il n’y a pas au moins deux tunisiens à bord et si un jour, les tunisiens décidaient pour une raison ou une autre d’arrêter, c’est tout le port qui s’arrêtera.
Je leur demande combien sont-ils ici? Environ 80, quid alors de toute l’Italie?
Ils ne savent pas (la même question a été posée à notre représentation diplomatique en Italie et qui attend encore une réponse). Ils sont éparpillés sur toutes les villes côtières le long de l’adriatique, en Sicile (Mazara del vallo) et en Sardaigne.
D’après le rapport annuel de décembre 2016 du ministère du travail et politiques sociales italien(2), en 2015: 18% de la main d’œuvre tunisienne était dans le secteur pêche et de l’agriculture, soit 7 500 des 42000 travailleurs tunisiens officiellement recensés en Italie, 64% de ces travailleurs sont de sexe masculin et tous les marins sont des hommes, on pourrait donc extrapoler ce chiffre à la baisse pour arriver à environ 5000 marins pêcheurs (en excluant le secteur agricole et ajoutant ceux qui ont obtenu la double nationalité car l’étude ne concerne pas ceux de la double nationalité).
A première vue ce chiffre semble bas? A mon avis il ne l’est pas ! Car ce sont bien 5000 familles tunisiennes qui sont concernées. Leur bien-être est de notre responsabilité et surtout celle de leurs représentants au sein de l’ARP, de la responsabilité de notre représentation diplomatique et du gouvernement en général.
Mais mon problème est ailleurs ! Le chiffre officiel italien est de 42 000, il ne coïncide pas avec les chiffres officieux de nos autorités qui est de 70 000 travailleurs et…de 70 000 autres au chômage. Je laisse le lecteur se faire sa propre idée sur cet écart de 100 000 personnes entre les chiffres officiels et les estimations.
Nos compatriotes exilés sont payés, disons le, au “SMAG Italien” avec des contrats bien particuliers relatifs au travail à la mer (contrats non différents de ceux des Italiens, il faudrait le souligner). La fiche de paye montre bien un salaire de base bas entre 600 et 900 euros, le reste est gonflé par des primes et autres pour arriver au SMAG soit aux alentours de 1200 euros ce qui compromet automatiquement le taux de retraite car elle sera calculée en fonction du salaire de base.
Ils ne sont pas tous inscrits aux syndicats, toujours d’après cette étude du ministère italien (page 63) seulement 28 544 tous métiers confondus sont inscrit auprès des trois principales représentations syndicales.
A la fin de la discussion, on se promet avec Si Mejri de se revoir, d’enquêter dans un premier temps sur leurs droits à travers une consultation d’un expert en droit du travail maritime ou d’un avocat et d’établir des contacts avec les politiciens italiens responsables du secteur pour chercher au moins d’améliorer les conditions de travail. L’idéal serait de soutenir la proposition de loi sur la pénibilité du travail et de considérer ce métier comme épuisant afin de pouvoir aller en retraite 3 ou 4 ans avant l’âge légale. Enfin essayer d’avoir un recensement ou quelques autres indications auprès de nos autorités diplomatiques.
Pour finir c’est à leur demande que je lance un appel, pour attirer l’attention de nos politiciens et de nos concitoyens sur les conditions de vie des travailleurs tunisiens à l’étranger. Quitter son pays et aller travailler à l’étranger n’est pas une partie de plaisir, c’est un énorme sacrifice. Rechercher une situation meilleure pour assurer une vie digne à sa famille, contrairement à ce que véhiculent les médias et les démagogues, fait partie de l’histoire de l’humanité depuis toujours. Le sentiment d’abondant, d’exclusion et même d’ostracisme dont souffrent nos compatriotes à l’étranger n’est pas exagéré, il est bien réel notamment envers ceux qui vivent et travaillent en Italie. Les préjugés ont la vie dure.
Il est grand temps pour que la question des travailleurs tunisiens à l’étranger soit abordée de façon plus professionnelle.
Mohamed Adel Chehida
Coordinateur Albadil Ettounsi en Italie
(1)AbdelKarim Hannachi Professeur Univirsité Koré di Enna, Dossier statistique immigrazione 2012.
(2)La communità tunisina in Italia, Rapporto Annuale sulla presenza dei migranti 2016. Ministero del lavoro e delle politiche sociale.
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