Consortium Méditerranée 2030 : quelle vision?
Je commencerai par une présentation des travaux du « Consortium Méditerranée 2030 », tâche à laquelle j’ai été mandaté par le consortium que je présenterai et dont l’ITES, que je dirige est membre et dont beaucoup d’autres membres sont présents parmi nous.
Par la suite je demanderai aux membres du panel d’intervenir pour enrichir le débat et donner leur point de vue et apporter leur contribution quant à la question de savoir si la Méditerranée existe en tant que région à part entière dépassant la dimension géographique et quelles sont les raisons des visions fragmentées qui se développent autour de cette région géographique ? et quelles pourraient être les évolutions possibles et/ou souhaitables pour la région c.à.d. pour l’ensemble de ses populations ? et comment faire émerger une région à part entière au regard des autres grandes régions du monde ? et en quoi l’exercice de prospective partagée pourrait contribuer à construire une vision commune de la méditerranée partagée par tous les riverains ?
La démarche prospective
La prospective est une approche des systèmes et des organisations permettant la clarification des avenirs possibles en faisant le point sur les défis et les opportunités que rencontre un système donné et les voies d’y faire face ou de les mettre à profit.
La prospective permet aux experts et acteurs de réfléchir sur les conséquences des choix présents pour la construction de l’avenir souhaité et réalisable qui tient compte le mieux possible des incertitudes futures et des aspirations des populations. La démarche prospective fournit aux décideurs un cadre d’analyse et une vision aussi claire que possible permettant de rationaliser les décisions et choix présents qui déterminent l’avenir.
Mais il est important de rappeler que la décision est de la responsabilité du décideur qui mobilise les moyens nécessaires et assume les conséquences de la décision.
La prospective n’est pas la prévision basée sur l’extrapolation. Elle essaye d’intégrer les ruptures. Elle ne consiste pas à deviner le futur, un futur qui est le résultat d’actions passées, présentes et futures et qui n’est donc pas à prévoir mais bien à construire. La prospective essaie d’appréhender les meilleurs choix à faire à l’heure actuelle pour aider à suivre les meilleures orientations futures. Mais comme le futur est changeant, les meilleures décisions prises aujourd’hui seront celles qui laisseront la possibilité de modifier notre orientation au moment opportun. La bonne décision prise aujourd’hui est celle qui nous rapprochera le plus du futur que nous souhaiterions sans pour autant nous imposer des choix qui limiteraient notre capacité à concilier nos objectifs avec des situations nouvelles qui apparaitraient plus tard.
Ces entretiens de la Méditerranée sont placés sous le Haut Patronage de Son Excellence le Président Zine El Abidine Ben Ali et je voudrais saisir cette occasion pour rappeler que le Président Ben Ali a fondé une démarche essentiellement prospective dans son approche de la problématique du développement et dans ses analyses et choix au niveau des relations internationales. Dans son programme électoral 2009-2014 « Ensemble relevons les défis », le Président dit en effet :
« Nous préparons la Tunisie pour nos générations futures. Et, autant nous œuvrons pour que les infrastructures de base et de communication soient un facteur de développement et de stimulation de l’activité économique et sociale, autant nous sommes attachés à tracer les contours de l’avenir, conformément à ce que nous ambitionnons pour notre pays dans ce domaine au terme des trois premières décennies et de ce nouveau siècle ».
Je rends hommage au Président Zine El Abidine Ben Ali en rappelant qu’il est un fervent défenseur de la démarche prospective en général et un méditerranéen convaincu que le futur passe par l’intensification de la coopération porteuse d’avenir plus radieux pour tous les riverains donc par un développement solidaire et harmonieux et une prospérité partagée basée sur le respect mutuel dans un climat de stabilité et de tolérance et de paix.
Présentation du Consortium Méditerranée 2030
C’est à l’initiative de l’Institut de Prospective Economique du Monde Méditerranéen, IPEMED, et en collaboration avec des organismes d’études euroméditerranéens (CARIM, CIHEAM, FEMISE, OME,…) que ce consortium ou réseau de prospective regroupant des institutions publiques et privées en charge d’études prospectives dans les pays méditerranéens a été développé.
Le consortium s’est fixé comme mission de mener une étude prospective sur la Méditerranée en 2030 et de résumer et communiquer ses analyses et les résultats de ses investigations au sommet des Chefs d’Etats et de gouvernements de l’Union pour la Méditerranée (UpM).
En plus du partenariat avec les organismes d’études euroméditerranéens, le réseau a défini 3 groupes de travail qui approfondissent les questions en rapport avec les thèmes suivants :
- Valeurs communes de la méditerranée,
- Intégration régionale,
- Modélisation et quantification.
Présentation du document synthétisant les premiers résultats du consortium
La Méditerranée en 2030 : Les voies d’un avenir meilleur
A première vue, le diagnostic n’est pas immédiatement favorable à l’intégration méditerranéenne. La convergence des revenus peine à se réaliser entre les pays du bassin méditerranéen ; les échanges commerciaux et de capitaux y ont moins progressé qu’avec les autres zones du commerce mondial (pays émergents). La croissance des flux d’investissement extérieurs a plus fortement orienté les pays arabes méditerranéens vers le développement de l’immobilier, des télécommunications et, dans une moindre mesure, des services financiers. La diversification des échanges de biens et de capitaux pourrait constituer une opportunité si elle s’accompagnait d’une montée en gamme et de niveau technologique permettant des gains de productivité favorables à la croissance et à l’emploi. Or force est de constater que la dynamique centrifuge de l’Europe n’a pas conduit à un flux d’investissement majeur autorisant des transferts technologiques significatifs ni à une co-traitance industrielle comparable à celle organisée avec les pays d’Europe de l’Est ou au sein de l’Asie émergente (investissement stagnant autour de 2%).
SI L’ENSEMBLE MÉDITERRANÉEN en rattrapage par rapport à l’Europe a bénéficié de la dynamique passée de la croissance mondiale tirée par les pays émergents, cette croissance reste faible, comparée à celle des aires géographiques les plus dynamiques du monde. L’Europe est également entrée dans la zone d’étiage due à son ralentissement démographique et à la faiblesse de ses gains de productivités. En 2030, l’Inde et la Chine compteront 3 milliards d’habitants de 25% du PIB mondial, contre 12% aujourd’hui et seulement 3% en 1990. Ce basculement de l’économie mondiale présente des opportunités inédites de marché, de convergence mondiale des revenus et de sortie de la pauvreté, mais fait aussi courir un risque de marginalisation des régions moins dynamiques. L’Euro-Méditerranée pourrait ainsi être confrontée à un affaiblissement de sa capacité d’influence sur des régulations internationales qui pèseront sur sa destinée du fait de l’extraversion croissante des économies. Le règlement de la sortie de crise actuelle, emmené par le couple Chine-Amérique, témoigne du recul de la multipolarité. Cette domination des Etats-continents et des marchés émergents pourrait imposer à la région méditerranéenne un modèle social plus inégalitaire et moins protecteur dans une course à l’attractivité, maintenant au Sud des conditions de travail dégradées et accentuant au Nord la dualité des marchés du travail et le spectre des délocalisations. Car si la puissance économique des pays émergents sera en 2030 équivalente à celle des pays avancés, leur revenu par habitant n’aura pas connu la même progression : ils seront globalement riches mais individuellement pauvres, prolongeant la mise en concurrence de la main d’œuvre mondiale. Bien évidemment, les perspectives pourraient être plus ouvertes si le nouveau contexte géopolitique conduisait à un monde multipolaire et si les pays émergents, sous pression sociale interne, mettaient en place un système social plus redistributif.
Des complémentarités à exploiter pour une vision pleinement méditerranéenne
POURTANT LES COMPLÉMENTARITÉS euro-méditerranéennes sont patentes. Complémentarité des forces vives d’abord, entre une Europe vieillissante, dont le déclin probable du nombre d’actifs affecte la croissance potentielle, et une rive sud et est méditerranéenne où les jeunes entrants sur le marché du travail seront nombreux durant une génération, de surcroît plus qualifiés que par le passé étant donné l’investissement dans l’éducation (entre 20 et 60 % de la population y détiendra, selon les pays, un niveau secondaire ou supérieur en 2030).
Si les actifs seront au Sud demain plus encore qu’aujourd’hui, La dynamique d’emploi est incertaine. Maintenir le taux de création d’emploi en Europe (1,3%) aboutirait à un déficit de main d’œuvre de 40 millions de personnes en 2030 même en allongeant raisonnablement la durée d’activité. Symétriquement, le maintien des taux de création d’emploi des pays sud et est méditerranéens (2%) est insuffisant à 2030 pour réduire substantiellement les taux de chômage et d’inactivité « formels » très élevés de la région. Si les suppléments des uns ne viendront pas mécaniquement compenser les carences des autres, tant en raison du cloisonnement des marchés du travail que des politiques migratoires restrictives, deux facteurs plaident en faveur d’une plus grande mobilité au sein de la région euro-méditerranéenne : (I) elle peut pallier la faiblesse de la mobilité intra européenne, et combler les déficits sectoriels de main d’œuvre; (2) elle peut renforcer le niveau et l’adaptation des qualifications des travailleurs du Sud et des Balkans aux besoins de l’économie et encourager une migration plus circulaire.
Les complémentarités de dotations naturelles plaident également en faveur d’une plus grande intégration régionale. Cette complémentarité est évidemment énergétique non seulement du fait des énergies fossiles mais peut-être surtout par la disposition naturelle en ressources renouvelables des pays sud et est méditerranéens. Elle est aussi agricole entre une Europe aux terres arables et aux ressources en eau relativement abondantes, où l’emploi agricole est devenu marginal, et un Sud où l’activité rurale reste conséquente et dont la production méditerranéenne est menacée par le stress hydrique, l’urbanisation rampante et l’impact du changement climatique.
La complémentarité euro-méditerranéenne ne saurait se limiter à une complémentarité commerciale asymétrique. Les dotations « naturelles » sont elles-mêmes en raréfaction, ce qui renforce certes leurs avantage comparatif à court terme mais impose une transition qui à 2030 sera très largement entamée.
Quelle que soit la disponibilité ou non de ressources naturelles, très variables selon les pays, la logique d’offre doit céder le pas à une logique de demande.
PASSER D’UNE LOGIQUE d’offre à une logique de demande signifie surtout favoriser la création de marchés solvables et non maintenir les économies en rattrapage par rapport à l’Europe dans une sous-traitance appauvrissante, mue par les seuls différentiels de salaires. Il ne s’agit pas seulement dans cette perspective de faire jouer à ces économies le rôle de plate-forme low cost à destination du marché communautaire.
Dans ce contexte, le renouvellement de l’organisation productive euro-méditerranéenne passe aussi par les services dont tous les pays sont ou peuvent être bien dotés. Il ne s’agit pas simplement de valoriser les avantages comparatifs de chacun, mais de prendre en compte une complémentarité accrue entre services et biens qui peut permettre une intégration euro-méditerranéenne plus profonde et plus harmonieuse. Il n’est pas de services sans biens, comme en témoigne l’essor concomitant dans la téléphonie mobile de biens physiques et de services associés. De la même manière, à l’agroalimentaire et à l’énergie sont associés les services de transport et de distribution. Ce sont les services qui procurent déjà la plus forte valeur ajoutée aux biens dont la production est de plus en plus standardisée et considérablement fragmentée au niveau international. Au-delà, les échanges de services encouragent une harmonisation des normes qui, avec la libéralisation commerciale multilatérale, ne doivent plus représenter des obstacles au commerce. Ils imposent une circulation des hommes via la prestation de services ou la liberté d’établissement qui favorisent la convergence des compétences et des rémunérations.
Enfin, la Méditerranée est un espace où les valeurs des individus convergent du fait de l’importance des migrations, où la circulation des idées et des hommes va de pair avec une plus grande homogénéité des modes de vie et des aspirations :
- Défiance à l’égard des institutions
- Liberté, bien – être, mobilité
- Comportements de fécondité proches
Des Défis communs à relever
LES ÉCONOMIES EURO-MÉDITERRANÉENNES NE CRÉENT PAS ASSEZ D’EMPLOIS. Les économies sud et est méditerranéennes où se conjuguent faiblesse de l’entrepreneuriat et de l’innovation, prédominance du secteur public sur l’ensemble de l’économie, enregistrent de faibles performances en terme d’emploi. En Europe, à la fin du rattrapage du gap technologique avec les Etats-Unis est venu s’ajouter la baisse de la population active que l’investissement seul ne saurait compenser. Au total, la dynamique des gains de productivité sera essentielle pour la croissance de demain au Nord comme au Sud. Ces gains de productivités seront obtenus par trois facteurs fondamentaux : une amélioration sensible du capital humain et de sa circulation ; une rationalisation de l’organisation productive ; un accroissement des performances technologiques et de l’innovation. Dans ces trois domaines, les fondements d’une coopération déjà existante mériteraient d’être renforcés, permettant d’accélérer les transferts de technologie et de savoir-faire.
Défi du développement durable : Energie-Eau
Défi du changement climatique
Défi de la sécurité alimentaire
Défi des migrations
Scénarios examinés par l’étude
- La marginalisation : convergence par le bas
- La divergence : insertion disparate dans l’économie mondiale
- La convergence par le haut
La marginalisation : convergence par le bas
- Tendances actuelles : croissance UE <2%, PSEM 3-4%
- En 2030 :
- Maintien des écarts de revenu en Méditerranée
- Pas de montée en gamme des PSEM ni de transfert technologique
- Ralentissement rural
- Accroissement des pressions environnementales
- Pression migratoire forte
- L’intégration euromed en 2030 :
- Intégration institutionnelle limitée
- Élargissements prévus repoussés sine die
- UpM en mal de projets
- Libéralisation des services entravée
- Marginalisation globale de la Méditerranée
- Convergence euromed par le bas
- Divergence européenne forte
La divergence : insertion disparate dans l’économie
- En 2030 :
- Renforcement de la compétitive au détriment du pouvoir d’achat et de la demande intérieure
- Spécialisations industrielles des PSEM et Balkans : nouvelles plateformes low-cost de l’Europe
- Avantage aux économies les plus compétitives qui ont déjà eu un rattrapage
- Accroissement des divergences intra-européennes et intra-méditerranéennes.
- Progrès dans la libéralisation agricole, mais pas des transferts
- Libéralisation des services limitée (pas de liberté d’établissement)
- Facilitation de la migration qualifiée
- Méditerranée : zone de transit de l’économie monde
- Forte dualisation des économies et des territoires
- Déclin de l’agriculture
La convergence par le haut
- Besoin d’une action politique volontariste forte consolidant un climat de paix et de stabilité
- Valorisation des complémentarités euromed : croissance forte et riche en emplois
- Besoin d’une plus grande migration circulaire
- L’intégration euromed en 2030 :
- Cadre institutionnel renforcé
- Accélération de l’harmonisation des normes
- Système régional intégré et 4 libertés
- Des coopérations renforcées
Pour nous rapprocher des conditions de réalisation du scénario de convergence par le haut souhaitable, 10 propositions ont été formulées :
- Investir dans le capital humain en favorisant la mobilité (autoriser la migration temporaire pour des services contractualisés et des projets co-financés par l’UPM) et la qualification des personnes (création d’un socle de base commun et d’un réseau euro-méditerranéen de formations professionnelles et de reconnaissance-accréditation des compétences et des diplômes; soutenir le projet d’Université euro-méditerranénne et approfondir ErasmusMed,…).
- Accélérer les transferts de savoirs, de compétences et de technologies (I) en favorisant l’émergence de « pôles de compétitivité » (clusters) et de recherche euro-méditerranéens sur des secteurs porteurs ou riches en emploi (technologies de l’information et de la communication pour les services, techniques agricoles et d’efficacité énergétique, etc.) ; en resserrant les arbitrages de localisation sur une base régionale : de ce point de vue, la mise en place d’un système de préférences régionales allant au-delà du libre-échange et fondée sur des critères de qualité sociale, sanitaire et environnementale contribuerait à accélérer les transferts de capitaux et de savoir-faire.
- Créer un espace institutionnel commun accompagné de transferts, un statut avancé bénéficiant de fonds de « préadhésion » au marché intérieur (signifiant l’établissement progressif des quatre libertés de circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes).
- Engager un processus de certification méditerranéenne centrée sur les services et l’agriculture dans un premier temps, avec un label méditerranéen garantissant une qualité sanitaire (mise en place d’une agence sanitaire) et environnementale en matière agricole, un niveau de compétence et de qualité de services pour les prestations de services.
- Sélectionner les projets de l’UPM (co-financement) sur leur potentiel de création d’emploi et/ou de sobriété énergétique.
- Créer un fonds méditerranéen environnemental visant, d’une part à renforcer la capacité d’adaptation au changement climatique des pays sud et est méditerranéens et des Balkans, d’autre part à financer les projets d’infrastructures de transport d’énergies renouvelables et de transport collectif alternatif au mode routier, les projets de développement propre réduisant les gaz à effet de serre, les projets de rationalisation de la demande en eau et d’efficacité énergétique en particulier dans le résidentiel-tertiaire. Mettre en place un fonds solaire euro-méditerranéen.
- Mettre en place une banque méditerranéenne d’investissement, fondée sur les mêmes principes que la BEI, et conçue pour favoriser le financement des PME, acteurs clés en matière de création de richesse et de l’emploi.
- Intensifier les réseaux de transports au sud de la méditerranée en vue de favoriser la fluidité des échanges commerciaux Sud-Sud, avec une attention particulière au transport multimodal permettant une meilleure optimisation du coût de la logistique.
- Elaborer une politique commune de sécurité alimentaire (dispositifs mutualisés d’assurances des risques agricoles ; constitution de stocks de sécurité et élaboration de mécanismes d’intervention d’urgence) et de développement rural.
- Créer un observatoire euro-méditerranéen permanent chargé de suivre la convergence ou la divergence du développement de la Méditerranée, d’évaluer l’efficacité des mesures éventuelles qui seront prises pour l’intégration méditerranéenne et de sensibiliser les opinions publiques de tous les pays riverains sur ces questions.
Par le Pr Taieb Hadhri
Directeur Général de l’ITES
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