Le tapis volant de Charles
Le 22 juillet, Charles Aznavour se produisait à Carthage. ce sera son dernier gala en Tunisie. Notre ancienne collaboratrice Anissa Ben Hassine était présente. En hommage à ce grand artiste, nous reproduisons son article:
Lorsqu’à 19 heures, les portes de l’amphithéâtre de Carthage s’ouvrent, les files sont déjà bien longues. A 20 heures, seules quelques places perchées bien haut attendent encore les spectateurs qui n’en finissent pas de monter. Même la grosse pierre rugueuse, vestige des temps romains, est prise d’assaut. Et les gens s’installent partout, sur les marches, aux passages, ne finissant pas de se serrer pour faire de la place aux derniers arrivants. Les derniers groupes de spectateurs se séparent. Chacun pour soi et tous pour Charles.
A la buvette, l’attente est longue mais bon enfant. Le café filtre est à 800 millimes, le paquet de pop-corn à 1DT. Quant aux canettes de boissons gazeuses servies à même les gradins, elles remportent un grand succès à 2DT la pièce. Ainsi vont les affaires !
A 21 heures, plus un seul centimètre de libre sur les gradins. Il reste pourtant une heure encore avant le début du spectacle mais on ne sent pas le temps passer. Une petite brise traverse les gradins et les chamailleries entre voisins occupent les esprits. Le ballet des invités qui arrivent sur les chaises alimente les discussions sur l’identité des VIP qui se présentent. Des publicités assourdissantes tournent en boucle sur l’écran géant et le vendeur de jasmin en tenue traditionnelle réchauffe le public avec une danse maladroite.
Les musiciens de l’orchestre commencent à prendre place et deux balayeurs s’affairent à mouiller consciencieusement toute la scène.
A 21h50, le public commence déjà à manifester son impatience mais Charles se fera attendre encore jusqu’à 22h15. Entre-temps, on s’inquiète dans les gradins parce que la scène est très mouillée et on plaisante à propos du vieux Charles qui pourrait glisser, tomber et se faire mal. Il arrive enfin accueilli par une ovation qui a dû s’entendre des kilomètres à la ronde. La démarche est peu assurée. On se demande si c’est à cause de l’eau de la scène ou des 85 ans, ou des deux.
Un hommage à tous les immigrants
En professionnel, Charles fait juste remarquer que la piscine est en train de se remplir et entame son tour de chant avec « les immigrants », modestie de l’artiste qui rappelle ainsi ses origines arméniennes et rend hommage à tous les immigrants, clin d’œil aussi aux Tunisiens qui ont suivi son chemin pour aller travailler en France. « Tous ensemble » entonne-t-il de sa voix exceptionnelle. S’ensuit une chanson peu connue que nous avons eu le bonheur de découvrir « Paris au mois d’août », une chanson de circonstance au moment où l’on s’apprête à accueillir « Tunis au mois d’août ». Et le public s’enflamme aux premières notes de « Mourir d’aimer ». "Les parois de ma vie sont lisses", chante-t-il tout comme le parquet sur lequel il tente quelques pas de danse, "je m’y accroche mais je glisse, lentement vers ma destinée …"
De cette situation, Charles Aznavour préfère rire et demande si l’on ne peut pas faire quelque chose pour sécher la scène. Les deux balayeurs se ramènent avec leurs raclettes. Tentative vaine, Charles glisse toujours et réclame de l’aide. Le théâtre retient son souffle, d’autres artistes auraient arrêté leur spectacle, pas lui. « C’est drôle, ce tour de chant, on continue », dit-il. Le théâtre respire. C’est alors que l’on voit arriver un grand tapis que l’on étale rapidement au milieu de la scène.
L’artiste interprète « A contre amour ». De contre-temps en contre-temps, on ne se voit qu’à contre jour et vivons à contre-courant, à contre amour. Le contre-temps ce soir là c’est la brise qui balaie l’amphithéâtre et qui replie le grand tapis sur lequel s’est installé l’artiste menaçant de le faire tomber dangereusement. Nouveau moment d’émotion dans les gradins. Un autre tapis très épais est alors envoyé sur la scène. On imagine la panique dans les coulisses …
Le préposé au tapis se prend les pieds en essayant d’enlever le premier tapis et faillit tomber devant les spectateurs qui bénéficient d’un double spectacle pour le prix d’un. Au prix où sont les billets, c’est bien.
Charles ironise toujours et se laisse faire. Il n’est là que pour un soir alors il entonne « l’amour, c’est comme un jour, ça s'en va, ça s'en va l'amour" nous gratifiant d’un infini sourire, nous remplissant d’une infinie tendresse, d’une infinie caresse …
Un public totalement conquis
Un peu triste quand même d’être limité à se mouvoir sur la surface de ce tapis, Charles chante « Que c’est triste Venise » au temps des amours mortes. Le public est bien échauffé désormais et fait un triomphe à la chanson du même nom. "Désormais, on ne nous verra plus ensemble" est entonné comme un seul homme par le théâtre désormais complètement conquis.
Le chanteur enchaîne avec « Sa jeunesse », nous rappelant que tous les instants de nos vingt ans nous sont comptés et jamais plus le temps perdu ne nous fait face, il passe. Et c’est au tour de « Mes emmerdes » à tous les parvenus, arrivistes, mais il n’y en avait pas ce soir-là.
Les cœurs flanchent, les premières larmes s’écoulent lorsque la voix profonde d’Aznavour nous transperce d’un « Il faut savoir » chanté en cœur par 8.000 spectateurs. Il a su, le grand Charles, garder toute sa dignité malgré ce qui lui en coûte prenant parfois le risque de s’aventurer hors de son tapis mais l’humidité nocturne a aggravé la situation du parquet qui, au lieu de sécher, est devenu suintant.
« Mon ami, mon judas » continue le chanteur, se moquant de tous les flatteurs « jure que tu es mon ami, dévoué, sincère et honnête, courtise moi, fais moi des courbettes » mais de ceux-là il n’y en avait point non plus ce soir-là à Carthage.
Les sons de la guitare déchirent alors la nuit pour l’air de « La Mamma », cette mère du sud de l’Italie, si proche de la nôtre. Et c’est au tour du hasard, si curieux, je souris malgré moi …non je n’ai rien oublié, non je n’oublierai pas cette soirée-là. Après une allusion à son statut d’immigrant, Charles rappelle ses racines chrétiennes avec « Ave Maria », une belle chanson triste mais pleine d’espoir. Interprétant ensuite« Les plaisirs démodés », le chanteur entame un tour de valse dansant joue contre joue avec une danseuse invisible … comme si sur la terre il n’y avait que nous.
Parmi les deux choristes qui accompagnaient Charles Aznavour, l’une est sa fille, Katia Aznavour, que l’artiste invite pour un duo que l’on connaît peu « Je voyage » sans bagage, par image, par le rêve et par la pensée, l’artiste nous fait voyager sur son tapis sur les vagues de notre passé, dans les limites de nos regrets et de nos remords.
Il prend ensuite la parole pour nous expliquer l’histoire de cet homme, qui pour l’amour d’une sourd-muette apprend le langage des mains et entonne « tu vis dans un silence, éternel et muet », le public est debout, exprimant son émouvant amour pour cet artiste hors pair qui enchaîne les chansons depuis plus d’une heure trente. Et c’est au tour de « hier encore », toujours ce thème nostalgique du temps qui passe mes amis sont partis et ne reviendront pas, …, j’ai gâché ma vie et mes jeunes années ….
Une autre guitare avec un air tzigane, cette fois, renforce l’ambiance nostalgie. Avec « ses deux guitares », Charles ranime du fond des nuits toute notre mémoire. Nos souvenirs qu’on croyait bien enfouis jaillissent sous le grattement des guitares. Oui, je veux rire, je veux chanter pour oublier le passé qu’avec moi je traîne … le public accompagne l’orchestre avec des applaudissements rythmés.
Et la chanson que tout le monde attend, annonçant la fin du spectacle, déchire le ciel avec quelques notes de piano, « La bohême », des spectateurs appellent les leurs restés à la maison, tu entends ?, « c’est la bohême » … oui nous étions jeunes, nous étions fous ce soir, fallait-il que l’on s’aime et qu’on aime la vie ! Finalement, Charles nous emmène sur « les docks », là où le poids et l’ennui courbent le dos, le pays des merveilles, là où la misère serait moins pénible, ne serait-ce pas notre beau pays, la Tunisie, plein de soleil, là où la rumeur raconte que Charles souhaite s’installer. Ainsi devait se terminer le spectacle. Mais l’artiste nous dit qu’à la demande de sa petite fille Leïla, il va nous gratifier d’une ultime chanson, la splendide « Je m’voyais déjà » à tous ceux qui sont restés dans l’ombre mais qui se disent un jour viendra, je leur montrerai que j’ai du talent. Il y en avait du talent pendant ce spectacle.
Le grand Aznavour quitte la scène. Le public est déchaîné. Tous debout, personne ne bouge applaudissant comme un seul homme. Les membres de l’orchestre attendent. Que va faire le maître ? Il n’a pas l’habitude de revenir. Mais nous sommes à Carthage et il revient pour chanter a cappella une chanson qu’il dit avoir chanté à ses débuts au Casino de Tunis.
Il est minuit. L’artiste se retire. Le public comprend que c’est bel et bien fini, quelques appels retentissent encore un peu partout sans grand espoir de voir cette chanson mythique interprétée.
Les yeux pleins d’étoiles, on quitte les lieux épuisés mais ravis !
Anissa Ben Hassine
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