Pourquoi la mission de Khayreddine en Allemagne en 1863 a échoué
Dans le chapitre consacré à la Prusse, et en soulignant les mérites du roi Frédéric II en matière de justice et d’Etat de droit, l’auteur de Aqwam al-masâlik fî ma’rifati ahwâl al-mamâlik, Khyareddîn at-tûnisî, cite comme exemple révélateur le cas du meunier de Potsdam qui refusa de céder son moulin au besoin de l’aménagement du château royal de Sansouci et eut gain de cause devant le roi et la justice prussienne. Khayreddine conclut en précisant qu’il s’était bien assuré de la véridicité des faits en voyant de ses propres yeux ce moulin à sa place dans la banlieue de Berlin.
La visite dont il est question remontait à avril/mai 1863. Il s’agissait d’une mission diplomatique auprès de la cour prussienne, au fait la deuxième dans la même direction. Une première rencontre de Khayreddin, en qualité d’émissaire du Bey de Tunis, avec le roi de Prusse eut lieu, deux ans plus tôt, mais bien loin de la capitale de la Prusse, exactement à Baden-Baden, la célèbre station thermale dans le Grand-duché de Bade, au sud-ouest de l’Allemagne.
L’apôtre d’une régénération du monde de l’Islam, qu’il fut, Khayreddine n’était sans doute pas resté à l’écart des sentiments d’admiration et de haute considération envers l’Allemagne, naguère et longtemps encore largement répandus dans le monde arabo-musulman, notamment depuis la victoire éclatante des forces allemandes sur la France en 1870. Il n’est certainement pas demeuré insensible à la percée sensationnelle de la nation allemande au courant de la seconde moitié du 19e siècle et l’émergence de l’Allemagne comme nouvelle puissance militaire, politique et industrielle de premier ordre. Jusqu’à la parution de «Aqwam al masalik» en 1867/68, c’était bien entendu l’Etat prussien qui, avant la réunification, incorporait essentiellement cette dynamique allemande. Déjà l’anecdote évoquée au début force à admettre que les chapitres qui y sont consacrés à cet Etat ne s’appuyaient pas uniquement sur les sources, essentiellement françaises, que l’auteur avait pu consulter, mais certainement aussi sur des observations directes et impressions immédiates résultant des visites évoquées.
Dans l’histoire de la Régence de Tunis précoloniale, l’an 1861 est, comme on le sait, marqué par la proclamation d’une Constitution moderne. Aussitôt après son entrée en vigueur, le 13 avril, des messages de félicitations à l’adresse de Sâdaq Bey affluèrent en provenance de diverses Cours européennes. Sâdaq Bey, dans un élan de gratitude certes, mais sans doute aussi pour ne pas rater une aussi précieuse opportunité de se faire traiter en pair par ces monarques de l’Europe civilisée, et marquer ainsi sa souveraineté contestée, s’empressa d’organiser une ambassade pour faire parvenir à leurs Majestés les expressions et signes de sa reconnaissance.
Dans sa tournée européenne de 1861, Khayreddine avait effectivement été reçu par tous les souverains auxquels il était adressé, mais aussi, et en plus de l’Empereur autrichien, par le Roi de Prusse, Guillaume 1er, le futur chef d’Empire. Non programmée, la rencontre fut au fait le fruit d’une improvisation en cours de route. Contrairement aux autres monarques, le Roi de Prusse n’avait pas pensé congratuler le Bey de Tunis. A son départ, Khayreddine n’avait donc pas de consignes relatives à ce prince et son gouvernement.
Khayreddine quitta Tunis le 23 juin à bord du vapeur beylical «El Beji». Il était accompagné, selon Ahmad Ibn Abi Dhiaf, de «Muhammad, le fils du Ministre Mustapha Khaznadar, du secrétaire Mohammad Baccouche, d’El Arbi Zarrouq, le vice-président du Conseil Municipal, et d’autres personnes.» Il faut y ajouter notamment Charles Tulin qui, dès 1865, succédera à son père en tant que Consul Général du royaume de Suède, et Chargé d’affaires du royaume de Prusse, avant d’être nommé en octobre 1870 Consul général de la Confédération de l’Allemagne du Nord, puis du Reich, proclamé (à Versailles) le 18 janvier 1871. Il sera officiellement l’interprète de l’ambassade beylicale. Il jouera particulièrement un rôle d’intermédiaire dans les prises de contact du chef de la mission avec les Cours sollicitées, plus particulièrement celles de Stockholm puis de Berlin.
Le 5 juillet, et après s’être rendu compte que ni l’Empereur, Napoléon III, ni le ministre des Affaires étrangères, Thouvenel, n’étaient sur place pour le recevoir, Khayreddine et ses compagnons quittent Paris pour se rendre à Stockholm. Ils durent traverser l’Allemagne par train jusqu’à Stettin au nord-est, d’où ils s’embarquèrent pour traverser la mer Baltique. Le 15 juillet 1861, Khayreddine écrit à Mustapha Khaznadar pour l’informer qu’ayant quitté la Suède, il venait tout juste de débarquer à Lübeck au Nord de l’Allemagne, et qu’il comptait prendre, le jour même, la direction de Baden-Baden, afin d’y rencontrer le roi de Prusse, «car, ajouta-t-il, nous avons appris qu’il y est allé pour changer d’air.»
Ayant reçu l’aval du Bardo pour se rendre au lieu indiqué, l’Envoyé et ses compagnons se mirent en route.Une lettre de la main du même Mohammad Baccouche nous renseigne sur l’itinéraire suivi, à partir de la prestigieuse ville hanséatique de Lübeck. On y lit :
«وفي اليوم الذي كـتبنا من لـبـيـك سافـرنـا منها لـبلـد هـامـبـور احدى قاعدات ممالك الـمانـيه المستقلة في نفسها وبتـنا بها ليلـتين وسافـرنا منها في الساعة السادسة من صبيحة يوم السبت لـبلـد كـاسـيـل وبتنا بها لـيلة واحدة وسافـرنا منها صبيحة اليوم المذكور الى بلد فـرانكفـورت وهي قـاعدة مستقلة في نفسها ايضا اذ هي محل اجتماع العـصبة الجرمانية وبتـنا بها لـيلة وسافـرنا منها صبيحة يوم الاثنين الى بلـد مـيانـس ومكـثـنـا بها بعض ساعات ثم سافـرنا منها لـباريس حيث لم يتيسر الـتوجة لـبـادن بـاد ووصلـنا لـباريـس قـبل زوال امس بساعة ومن هنا نرجعـوا للـبلجـك واولانـده».
«Le jour où l’on [vous] a écrit de Lübeck, nous l’avons quittée pour Hambourg, l’une des capitales des royaumes allemands souverains. Nous y avons passé deux nuits puis nous l’avons quittée à six heures au matin du samedi pour la ville de Kassel où nous avons passé une seule nuit. Au matin, nous avons pris la direction de la ville de Francfort qui est également une capitale autonome. Car elle est le siège de la diète de la Confédération Germanique. Nous y avons passé une nuit, et le lundi matin, nous sommes partis à la ville de Mayence où nous sommes restés quelques heures. Comme il ne nous a pas été donné d’aller à Baden-Baden, nous avons pris la direction de Paris où nous sommes arrivés à une heure avant midi de la journée d’hier. D’ici, nous comptons retourner en Belgique et en Hollande.»
L’intention de se diriger droit sur Baden-Baden montre que ladite rencontre a été déjà mise au point à Stockholm et qu’un accord de principe avec Berlin était d’ores et déjà acquis. En effet, le 24 muharram (1278/1961), Khayreddine informa son chef hiérarchique, Mustapha Khaznadar, de Paris :
«بعد ان عـرفـتكم بالعـزم على الـتوجه لـبـادن بـاد لمقـابـلة راي الـبروسـيه بها بمقـتضى ما وقع بيني وبين وزير السـويـد وامبـشادور البروسـيه باسـتكـولـم من الاتفـاق على ذلك وكـتبـوا للـوزير ببـرلان بذلك واجابهم بان عمل الشروط امر جزءى يقع عملها بتونس بواسطة قـنصلهم اما مقـابلة الـراي تكون ببـادن فظهر لي اني نوجه ابن القـنصل تولان لبادن اولا حتى نرى كيفـية الاحوال هناك فـبقـيت بفـرانكـفـورت وارسلته لـبادن ...»
«Après vous avoir fait part de l’intention de partir pour Baden-Baden pour y rencontrer le Roi de Prusse, conformément à ce qu’il a été convenu entre moi, le ministre suédois et l’ambassadeur prussien à Stockholm, qui avait écrit à ce propos au ministre à Berlin, lequel a répondu que la signature d’un traité serait une affaire de détails à régler à Tunis par l’intermédiaire de leur consul, tandis que l’audience avec le Roi se déroulera à Baden, il m’a paru bon de commencer par envoyer le fils du Consul Tulin à Bade pour y scruter les circonstances ; ainsi, je suis resté à Francfort et je l’ai envoyé.»
Il s’avère ainsi que le Bardo aspirait précisément à la signature, avec l’Etat prussien, d’un traité d’amitié et de commerce, un soi-disant عقد الخلطة والمودّة. Les documents d’archives allemandes révèlent que de ce côté, on avait retenu essentiellement le désir de nouer des rapports commerciaux. Mais les autorités prussiennes avaient des réticences. Il fallut d’abord beaucoup de tractations pour se décider enfin à accorder l’audience sollicitée par la partie tunisienne, et elle eut lieu en dehors du territoire prussien.A ce moment, Guillaume 1er, depuis octobre 1858 Régent à la place de son frère Frédéric Guillaume IV, et depuis le 2 janvier 1861 son successeur sur le trône prussien des Hohenzollern, se trouvait en effet à Baden-Baden, célèbre ville thermale au sud-ouest de l’Allemagne. Située sur le territoire du Grand-duc de Bade, Frédéric II, au même titre que le roi de Prusse, membre souverain de la «Confédération Germanique» (Deutscher Bund), Baden-Baden était, dix ans avant l’unification de l’Allemagne, encore effectivement l’«étranger» pour la politique souverain prussienne. Ce fait avait sans doute favorisé l’aval de Berlin pour qui le Bey de Tunis était alors non un prince souverain mais juste un vassal du sultan ottoman. Quoique visiblement tenté par un éventuel élargissement du marché national sur les côtes nord-africaines, on voulait cependant éviter toute mésentente avec la Porte. Comme le révèlera plus tard une note de Bismarck, Berlin dut mettre en branle son appareil diplomatique et déclencher toute une enquête auprès de ses ambassades à Londres, Paris et Vienne, pour s’enquérir de la position de ces gouvernements à cet égard. Ce n’est qu’à l’appui des divergences et des nuances révélées qu’on finit par accéder à la requête tunisienne, tout en maintenant l’option de Baden-Baden. Malgré ces précautions, la réaction contestataire d’Istanbul ne tarda pas à venir. Bientôt après la rencontre de Khayreddine avec Guillaume 1er de Prusse à Baden-Baden, Berlin dut accuser réception d’une note des autorités turques, en date du 18 septembre 1861, faisant valoir leurs objections «contre les tentatives des Pachas de Tunis» de s’arroger des droits qui ne leur appartenaient pas, et en appelant aux « Cours amies et alliées, afin de ne laisser aucune équivoque sur nos sentiments à ces égards». Le compromis de Baden-Baden n’avait donc pas suffi pour s’assurer le consentement tacite d’Istanbul. La réaction désapprobatrice avait sans doute été une raison majeure pour expliquer le revirement de la partie prussienne, après avoir donné lieu à Kheyreddine de croire à un succès de sa mission. En effet, après maintes péripéties et autant de suspense, l’audience eut lieu le 3 août 1861 et se déroula à sa satisfaction. C’est ce qui ressort du rapport qu’il envoya aussitôt au Bardo :
الصدر الهمام جناب الوزير الاكبر امير الامراء سيدي مصطفى خزندار ادام الله عزه وحرس كماله وفـوزه اما بعد اهـداء مزيد السلام التام المودي لحسن المقـام واداء ما يجب من الاجلال والاكرام فالمنهى لجنابكـم السامي انـا سافـرنا صبيحة امس التاريخ من بـاريس الى بـادن بـاد ووصلـنـا لها في الساعة التاسعة بعد الزوال فكاتـبت صبيحة يوم التاريخ وزير الـبـروسـيه نعـلمه بقـدومي لمقابـلة الراي فاجابـني في الحين بانـا نقابـل الراي ماضي ساعـتين من زوال يوم التاريخ فـتوجهـنـا في الوقـت المذكـور لمقابـلته فـاستقـبلـنا بسرور ثم خاطبته مشافهة بما يصل لجنابكم نسخته داخل هذا مما كـلفـني به مولانـا ايـده الله (…)فاجابني بانه يشكـر لـطف مولانـا دام عـلوه على التهـنية الذاتية اولا ثم على مراده في عقـد الخلطة والمودة بين الدولـتين وانه سيكـلف وزيره في الخارجـيه بان يكون واسطة في عقـد الخلطة والمودة بين دولـته ودولة مولانـا ويـومل انها تـنتهي على احسن حال ثم اطال في الكلام معـنا بما محصله السوال عن سفـرنـا وقـدومنا اليه بكلمات وجيزه حسنة وبعد ذلك رجعـنا من عنده ويظهر لجنابكم السامي من تعجيل قـبولـنـا وحسن القـبول مع كونه في غير مملـكـته وليس معـنا مكـتوب مولانـا له الذي يقـتضي التعـريف بوجهـتـنا انـا لا نومل احسن مما وقع منه في حسن القـبول هذا والمرجو من السياده التقـبيل بيـد المعظم مولانـا ايده الله ودمتم ودام لكم الاسعاد وبلوغ المرام –والسلام من الفقـير للله تعالى امير الامراء خير الدين وزير البحر –في 27 المحرم الحرام ببادن سنة 1278
«Le jour précédant la date (de cette lettre), nous sommes partis, le matin, de Paris vers Baden-Baden, où nous sommes arrivés à la 9e heure après midi. A la date de la lettre, j’ai écrit au ministre de la Prusse pour l’informer de mon arrivée pour rencontrer le Roi. Il m’a répondu sur le champ que l’audience est fixée à 2 h de l’après-midi de ce même jour. A l’heure indiquée, nous sommes allés à sa rencontre. Il nous a reçu agréablement; je lui ai parlé pour lui dire de vive voix ce que notre Seigneur m’a chargé de transmettre, et que vous trouvez consigné ci-joint […] Il m’a répondu qu’il remercie notre Seigneur[…] pour sa délicatesse, d’abord pour les vœux [Kh. félicita le Roi de Prusse, au nom du Bey, d’avoir échappé à un attentat terroriste dans les rues de Baden-Baden] puis pour son désir de conclure un traité de commerce et d’amitié entre les deux Etats et qu’il va charger son ministre des Affaires étrangères de mettre au point des liens de bons rapports et d’amitié entre son Etat et celui de notre Seigneur, et qu’il espère que cela s’achèvera dans les meilleures conditions. Ensuite, il prolongea l’entretien avec nous, au sujet de notre voyage et la visite que nous lui rendons, en des termes concis et amènes […]Aussi, il apparaît clairement à Votre Excellence, de l’empressement à nous recevoir et de la bonne réception, bien qu’il soit en dehors de son royaume, et que nous n’avions pas en main la lettre de notre Seigneur à son adresse, qui l’aurait éclairé sur notre objectif, que nous n’aurions pu espérer mieux que ce qu’il nous a réservé comme réception…».
Un addenda à la même missive dégage davantage l’objectif politique de la mission. Il y est question d’une entrevue, à la suite de l’audience du Roi avec son ministre des Affaires étrangères (von Schleinitz), qui, relativement au Traité brigué par le Bardo, fit savoir que Berlin n’y voit pas une chose urgente, «vu le peu de commerce que leurs sujets entretiennent avec nous, et qu’en tout cas, son Gouvernement s’apprête à envoyer un nouveau Consul en Espagne et qu’il sera chargé par le Roi de se diriger d’abord sur Tunis, tant pour rendre la visite à notre Seigneur que pour des consultations à propos du Traité, et que le cas échéant celui-ci serait conclu sur le même pied que celui de l’Autriche avec nous.
Le rapport de Khayreddine sur sa prestation diplomatique du 3 août 1861 semble avoir suscité beaucoup de satisfaction au Bardo. Dans un message du 11 safar 1278, Mustapha Khaznadar combla l’Envoyé d’éloges, en lui assurant entre autres :
وعلمنا من كتابكم المؤرخ في 28 محرم رحلتكم من باريس لـبادن باد وبلوغكم لها على خير وما تلقـتكم به الدولة من التبجيل الذي ذكرتم أنه لا يومل اكـثر منه وما خطبتم به عند الري مما اطلعـنا على نسخته ولقد استحسنت كل الاحسان في تهنية جنابه بالعافـية مما اراده من رام قـتله وما تكلمتم به في شان عقد الشروط في اجتماعكم الخصوصي بالوزير وهو من المقاصد المهمة ونرجو من الله تعالى اتمام ماموريتكم على وفق غرض مولانا دام عزه واستحسنا اسراعكم بالارتحال للسبب الذي شرحتموه
« … Et tu as très bien agi en félicitant Sa Majesté pour son rétablissement […] ainsi qu’en ce qui concerne ce que vous avez dit relativement à la conclusion d’un traité lors de votre audience privée avec le Ministre, ce qui constitue l’un des principaux objectifs».
Toutefois, et aussi sincère l’engagement prussien puisse avoir été, l’affaire demeura sans lendemain. Le traité si convoité par le Bardo ne vit pas le jour et la nomination d’un consul général de Prusse/Allemagne ne se fit qu’en octobre 1870, en marge de la guerre franco-allemande. La seule visite importante en provenance de Berlin, après cette première mission de Kheyreddin fut celle qu’effectua en octobre 1862 le Prince Héritier Frédéric Guillaume, le futur (et éphémère) Empereur Frédéric III, à Tunis, en compagnie de son épouse, la princesse anglaise Victoria et son beau-frère, le Prince de Galles, mais qui – en dépit de l’accueil distingué dont l’entoura le Bardo, selon Ibn Abi Dhiaf– ne dépassa vraisemblablement pas le cadre touristique. Il n’eut pas de nouvelle convention entre les deux parties, et la représentation diplomatique de la Prusse à Tunis continua à se faire au niveau d’un simple chargé d’affaires de nationalité suédoise. Cette réticence va s’accentuer avec l’arrivée de Bismarck à la tête du gouvernement prussien en octobre 1862. C’était donc à lui que Khayreddine aura à faire lorsqu’il sera de nouveau mandaté par le Bardo en vue d’établir des rapports officiels entre Tunis et Berlin.
En avril 1863, Khayreddine fut de nouveau chargé de remettre un message au roi Guillaume 1er. Contrairement à la précédente, plutôt improvisée, cette seconde mission vers l’Allemagne prussienne fut dûment mise au point. Il serait long de spéculer sur les motifs réels qui ont alors amené le gouvernement de Sâdaq Bey et Mustapha Khaznadar à ambitionner avec insistance le rapprochement avec l’Etat germanique. L’on sait toutefois qu’en 1863, c’était d’abord les difficultés financières et la question des emprunts étrangers qui dominaient les préoccupations de ce gouvernement. Il n’est pas exclu qu’on eût pensé qu’un traité officiel avec la Prusse serait à même de créer des conditions favorables pour contracter des emprunts en dehors des sphères françaises ou anglaises. Les Erlanger, Bamberger et Oppenheimer, avec lesquels on finira par s’arranger, étaient d’abord, et avant d’être Français, sujets allemands.
Un rapport de Bismarck, alors ministre-président et ministre des Affaires étrangères de la Prusse, au Roi Guillaume 1er, en date du 27 avril 1863, nous renseigne sur la réaction de Berlin, à l’annonce de la visite de l’émissaire du Bardo et de sa position vis-à-vis de son objectif. Aussitôt qu’il fut mis au courant (par Charles Tulin, déjà à Berlin) de l’arrivée imminente de l’ambassade tunisienne avec Khayreddine à sa tête, Bismarck écrit: «Je suis encore dans l’ignorance des desseins profonds de cette ambassade». Ayant certainement consulté le dossier de la mission précédente, il présuma toutefois: « Il est probable qu’il sera de nouveau question de l’établissement d’un traité de commerce, sujet pour lequel le Général Khéréddine était déjà venu en mission à Votre Maj. en 1861, lorsque Votre Majesté, afin de prévenir d’éventuelles réclamations de l’Ambassade de Turquie, aviez daigné le recevoir non ici mais dans le cadre du séjour à Baden.» En vue d’aviser à «l’accueil à réserver au Général Khereddine», Bismarck s’appliqua d’abord à élucider la question : «Si le Bey de Tunis est à considérer comme un Prince indépendant, et de ce fait, et en termes de droit international, s’il se trouve en droit de dépêcher des envoyés, autrement dit, sur la situation de Tunis par rapport à la Porte». La conclusion à laquelle aboutit le ministre-président et futur Chancelier d’Empire, au terme d’une mise au point à la lumière des résultats de l’enquête menée en 1861 pour déterminer la position des puissances européennes envers Tunis, ne fut pas à l’avantage de la partie tunisienne. Il opta toutefois pour le compromis suivant : «Je me permettrais plutôt de suggérer humblement que Votre Majesté déclineriez tout accueil officiel du Général Khereddine comme Envoyé du Bey et le recevriez éventuellement juste comme un haut officier tunisien, sans le moindre caractère diplomatique. Dans ce cas aussi, il est possible que l’Envoyé turc à Berlin prétende à un rôle d’intermédiaire. Une telle prétention pourrait être prévenue par la précaution de n’accorder aucune véritable audience au Général, et de se contenter, au lieu de cela, de l’inviter occasionnellement à table par Votre Majesté.»Ainsi, les conditions d’accueil de l’ambassade beylicale à Berlin ne s’annonçaient pas à souhait. Khayreddine, qui se trouvait encore à Paris, en prit connaissance par une lettre de Charles Tulin, resté à Berlin. L’Envoyé tunisien en fut frustré; néanmoins il crut avoir encore une carte à jouer, pour faire changer les Prussiens d’attitude. Etant donné que ceux-ci se référaient à l’exemple d’autres puissances européennes à l’égard de Tunis, il jugea utile de se tourner d’abord vers l’Autriche, un pays avec lequel la Régence entretenait depuis longtemps des liens diplomatiques. Il ajourna donc Berlin et prit le train pour Vienne, où il fut dignement reçu. Dans sa correspondance avec le Bardo, Khayreddine relate tous les honneurs et sollicitudes dont il fut entouré, y compris de la part de l’Empereur François-Joseph. Fort de ce succès, dont il avait pris le soin de mettre à témoin l’envoyé prussien à Vienne, il prit le train pour Berlin, espérant que l’accueil y sera plus favorable. Mais la suite ne semble pas avoir été aussi parfaite que prévue. Khayreddine n’eut pas d’audience officielle avec Guillaume 1er et dut se contenter de remettre les insignes de l’Ordre hussaynite au prince héritier, donc conformément au scénario initialement mis au point par Bismarck.
Qu’est-ce qui explique ce dédain de Bismarck à l’égard de la Régence de Tunis et son rejet catégorique de l’initiative du Bey de Tunis. Il est vrai que le risque d’une brouille avec Istanbul y fut pour quelque chose. Mais on imagine mal Bismarck, le père de la Realpolitik, dès lors le véritable et intransigeant décideur de la politique prussienne, reculer devant une telle perspective, s’il y avait vu un intérêt solide pour la Prusse – cette Prusse qu’il était d’ores et déjà, depuis sa nomination à la tête du gouvernement, en train de propulser avec habileté et beaucoup de circonspection à la tête d’une Allemagne réunifiée. Dans cette perspective, un engagement accru du côté de Tunis risquait même d’être préjudiciable à ses plans. L’objectif majeur qu’il s’était assigné entre 1862 et 1870, la réunification de l’Allemagne sous la tutelle de la Prusse, devait impérativement tenir compte de la France de Napoléon III et prévenir ses réactions. Jusqu’à l’acte final de 1870, il s’imposait autant que possible de ménager ce voisin et éviter de susciter ses susceptibilités. Un accord ostensible avec le Bey de Tunis et une présence prusso-allemande plus marquée dans ce pays limitrophe à l’Algérie française, et où les Français, au su de tout le monde, se comportaient déjà en maîtres, recelaient bien ce risque.
Quant à l’émissaire lui-même, notre Khayreddin, qui aura longtemps encore affaire à Bismarck, celui-ci l’avait déjà définitivement catalogué comme étant «l’homme des Français».
Mounir Fendri
Prof. de Littérature et Civilisation allemandes (retraité)
Publications et travaux de recherche sur le thème des relations culturelles et sociales entre l’Allemagne et la Tunisie/le Maghreb
- Ecrire un commentaire
- Commenter
La lecture de ce texte est un vrai régal. cela m'a révélé une dimension du personnage historique Kheireddine Pacha, mais surtout éclairé sur les démarches suivies pour conclure des conventions diplomatiques et des traités de commerce. La langue arabe des cercles officiels de l'époque beylicale surprend par son registre très particulier, et très tunisien en fait. A part cela, c'est un document précieux sur la situation prusso-allemande et son acheminement vers la réunification. C'est un effort louable de l'honorable auteur.