Jacob Walles, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Tunis (2012-2015): Moins d’enthousiasme à Washington, mais...
Maintenant qu’il a pris sa retraite après une longue carrière diplomatique l’ayant mené notamment dans nombre de pays arabes, l’ambassadeur Jacob Walles se laisse aller à la confidence. Son dernier poste hors siège étant Tunis, du 21 juillet 2012 au 5 septembre 2015, une période charnière dans la transition démocratique.
La Troïka, formée par Ennahdha, Ettakatol et le CPR, venait alors de s’imposer — étant majoritaire à l’Assemblée nationale constituante (Mustapha Ben Jaafar) — et de se hisser à la présidence de la République (Moncef Marzouki) et au gouvernement (Hamadi Jebali). L’ambassadeur des Etats-Unis vivra alors des évènements particulièrement significatifs : l’assassinat de Chokri Belaïd, puis de Mohamed Brahmi, l’attaque, contre son ambassade, le sit-in du Bardo, la constitution du Quartet en charge de conduire le Dialogue national, le départ du gouvernement Ali Laarayedh qui passera le relais à un gouvernement de technocrates indépendants conduits par Mehdi Jomaa, l’adoption de la nouvelle constitution et la tenue des élections législatives et présidentielles. Chacune de ces séquences est en soi un moment fort déterminant.
En arrivant à Tunis en 2012, l’ambassadeur Walles avait remis ses lettres de créance au président provisoire de la République, Moncef Marzouki. A la fin de sa mission, en 2015, c’est le premier président de la République démocratiquement élu, après le 11 janvier 2011, Béji Caïd Essebsi, qu’il devait saluer avant son départ. Une tranche très particulière de l’histoire toute récente de la Tunisie.
Même silhouette fine, même regard perçant et même discrétion. Cool, chemise au col ouvert, et sourire accueillant, l’ambassadeur Jacob Walles, savourant une retraite entrecoupée de quelques missions de consultant, profite de cette journée printanière qui baignait en ce mois d’avril la capitale fédérale américaine, pour marcher et rencontrer des amis. C’est avec plaisir qu’il a immédiatement accepté de recevoir l’envoyé spécial de Leaders et de répondre à nos questions.
Tant d’évènements vécus, les relations bilatérales et leurs perspectives d’avenir, la politique de la nouvelle Administration Trump, le terrorisme, la situation dans la région, Ennahdha et l’islam politique, ce qu’il aurait accompli et ce qu’il recommanderait de poursuivre... Aucune question n’a été éludée. On en apprend beaucoup en révélations éclairantes. Il s’empéchera pas de dresser un portrait express de ses principaux interlocuteurs tunisiens, Caïd Essebsi, Ghanouchi, Marzouki et Mehdi Jomaa.
Interview.
Quelle a été la séquence la plus difficile que vous avez dû vivre à Tunis?
Portraits express
Quel portrait l’ambassadeur Walles dresse-t-il de ses principaux interlocuteurs lorsqu’il était en poste à Tunis ?
Béji Caïd Essebsi
Des yeux qui brillent. Il m’a beaucoup impressionné par son parcours historique, par sa connaissance profonde des relations tuniso-américaines depuis l’indépendance, voire avant, et des grandes figures dirigeantes des Etats-Unis, à commencer par le président Eisenhower. En fait, c’est un habitué de Washington DC où il entretient depuis longtemps de bonnes relations avec le personnel politique, dans l’Administration et le Congrès. C’est un homme qui jouit d’une grande expérience, et il est très sage. Il comprend rapidement les nouvelles dynamiques. J’ai eu le privilège de préparer sa visite à Washington DC en mai 2015 et y avais travaillé avec lui très étroitement. C’était une grande visite d’Etat, avec comme point d’orgue le petit-déjeuner qu’avait tenu à lui offrir le vice-président Joe Biden, chez lui, puis l’entretien qu’il a eu à la Maison-Blanche avec le président Barack Obama, qui lui a réservé un accueil chaleureux. Mais aussi d’autres rencontres utiles au Congrès et avec la communauté d’affaires. Les résultats ont été très bénéfiques pour la Tunisie.
Rached Ghannouchi
Très pragmatique. En tant que leader de son parti, il est toujours en train d’inventer son agenda. Il avait commencé en montant la Troïka. Puis, il a shifté en faveur du Tawafuk...
Moncef Marzouki
Je n’ai pas eu à beaucoup traiter avec lui. C’était surtout des entretiens officiels.
Mehdi Jomaa
Nous avons travaillé ensemble et il était venu à Washington DC, début avril 2014, renouer les contacts et relancer la coopération bilatérale. Particulièrement, le programme des bourses Thomas Jefferson ainsi que celui des bourses d’études en mastère et PhD ont été renforcés.Le moment le plus critique aura été l’attaque contre l’ambassade américaine, le 14 septembre 2013. Il y avait près de 100 personnes qui y travaillaient, entre Américains et Tunisiens. Heureusement qu’en définitive, ça été bien géré, mais tous avaient peur. Aucune perte déplorable, et aucun blessé... Finalement, des forces de sécurité sont arrivées à l’ambassade.
Nous savions qu’une manifestation était annoncée, comme cela s’était passé des vendredis dans d’autres capitales de la région, au Caire, à Khartoum, à Sanaa. Mais, jamais nous n’avions cru que les autorités sécuritaires n’allaient pas prendre toutes les mesures préventives appropriées, et arrêter l’avancée des manifestants dès leur sortie de la mosquée El Fath, au centre de Tunis.
Plus tard, Ali Laarayedh, alors ministre de l’Intérieur, m’avait indiqué que les autorités sécuritaires n’avaient guère pensé que les manifestants allaient s’attaquer à l’ambassade. Je ne crois pas que ce soit la bonne explication.
Après l’attaque, le ministère de l’Intérieur a envoyé un bus pour permettre l’évacuation du personnel. De son côté, le président Marzouki a proposé de nous accueillir au palais de Carthage... Mais, j’ai préféré un autre lieu, la Résidence des Etats-Unis.
Et quels sont les moments politiques forts que vous avez vécus?
L’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, puis celui de Mohamed Brahmi, le 25 juillet de la même année, auront été des moments chocs. Nous avions reçu des alertes sécuritaires que nos services ont partagées avec leurs homologues tunisiens, comme il est systématiquement d’usage. Nous avons été surpris de constater que ces renseignements n’avaient pas été pris suffisamment au sérieux...
Il y a aussi le sit-in sur la place du Bardo durant l’été 2013...
Tout comme les élections législatives et présidentielles de 2013. Il était très, très important que ces élections se tiennent. Si nous n’y sommes pas directement impliqués, nous y avons aidé à travers nos contacts avec toutes les composantes et nos différents relais. Jamais nous n’avons été dans les détails, en recommandant ce qui est à faire et ce qui n’est pas à faire. Notre unique souci était de promouvoir le compromis.
Un jour particulièrement heureux?
Indéniablement, le jour — ou en fait la nuit du 26 au 27 janvier 2014 — de l’adoption de la nouvelle Constitution restera gravé dans ma mémoire. C’est l’aboutissement d’un long chemin qui a pris beaucoup de temps, se prolongeant jusqu’à trois années. Mais, c’était crucial. Une balise importante et un grand travail d’accompli. L’essentiel, c’est que la Tunisie se soit dotée d’une bonne Constitution, ce qui ne s’était jamais produit dans la région auparavant. Un véritable point de transformation majeure.
Des frustrations sans doute éprouvées?
Tout et rien, à la fois. En fait, rien ne peut avoir une fin et tout reste à accomplir. Ce que je regrette cependant, c’est la lenteur prise par l’économie pour redécoller...
Quelles sont vos principales réalisations?
Je citerais particulièrement la restauration de la sécurité après l’attaque de l’ambassade, le 14 septembre 2013. Mais aussi, les excellentes relations avec les Etats-Unis. Beaucoup de choses ont changé, grâce à cette coopération renforcée. La sécurité est meilleure dans le pays. Les programmes d’assistance sécurité-défense y ont contribué. Il y a aussi la coopération économique, culturelle, scientifique, et autres, ainsi que le soutien au secteur privé et la promotion des startups. Au lendemain de la révolution, l’Administration du président Obama était bien disposée à soutenir la Tunisie dans différents domaines : sécurité, économie, éducation... Je me souviens que lors de la visite du chef du gouvernement Mehdi Jomaa à Washington DC, en avril 2014, il avait été question de présenter une dizaine de jeunes étudiants tunisiens boursiers du programme Thomas Jefferson au vice-président Joe Biden. La réponse était venue directement de la Maison-Blanche : pourquoi pas au président Obama lui-même. Et c’est ce qui fut fait.
Et aujourd’hui?
La nouvelle Administration a eu une attitude différente à l’égard de la situation dans le monde. L’intérêt en faveur de la Tunisie demeure le même, surtout que votre pays garde le même appui des Démocrates et des Républicains à la fois. Il est vrai que dans certains cercles de décision, l’enthousiasme en faveur de la Tunisie n’est pas des plus forts. Mais, rien de négatif non plus cependant.
Si vous étiez le conseiller de l’Administration américaine, quel conseil lui auriez-vous prodigué?
Poursuivre le programme de coopération en exprimant plus de soutien à la démocratie, particulièrement cette année, qui est une année électorale.
Et si vous deviez conseiller les autorités tunisiennes?
Maintenir des relations étroites avec le Congrès, à la fois avec les Démocrates et les Républicains. Rien de spécifique, juste garder toutes les composantes du programme de coopération. Et c’est essentiel.
Qu’en est-il du terrorisme?
C’est une menace sérieuse, y compris pour les Etats-Unis. Ce qui est important pour la Tunisie, c’est de poursuivre, et chaque jour, ce qui est à faire.
Et pour ce qui est de l’Islam?
En Tunisie, la liberté d’expression bénéficie à la fois aux islamistes comme aux séculiers. La grande erreur serait de laisser un seul point de vue s’exprimer et non l’autre. Mais, soyons clairs, le salafisme et l’extrémisme violent, c’est une autre histoire.
Les Etats-Unis ont soutenu Ennahdha?
Nous n’avons soutenu aucun parti politique, Ennahdha ou un autre. Jamais ! Nous respectons, mais nous ne soutenons pas. Je crois qu’il y a une mauvaise compréhension de notre position. Nous respectons leurs droits, pas plus que ceux des autres formations.
L’islam politique est-il aujourd’hui de mise?
Une distinction est à faire entre Ennahdha et le salafisme. Le pic de l’amalgame a eu lieu avec la montée en puissance de Daech. Mais, aujourd’hui, l’islam politique est en déclin, en Tunisie comme partout ailleurs.
Quelle est la politique de la nouvelle Administration Trump dans notre région à la lumière de ce qui se passe en Algérie et en Libye notamment?
Pas de concentration particulière sur l’un ou l’autre, ni les deux pays. Les Etats-Unis ne jouent pas un grand rôle en Libye. Pas d’intérêt particulier.
Pourquoi?
La grande attention est plutôt portée sur la Corée du Nord et l’Iran. C’est une question de sécurité.
Et au Moyen-Orient?
C’est la question israélo-palestinienne. C’est un intérêt très politique. Le soutien à l’Etat d’Israël est pris avec une grande importance par l’Administration Trump, surtout en perspective des prochaines élections.
Quid de la Syrie?
La même grille d’analyse.
L’Arabie saoudite et les autres pays du Conseil du Golfe bénéficient-ils d’un intérêt particulier?
Les Etats-Unis parviennent à obtenir ce qu’ils veulent. Et ces pays demandent ce qu’ils peuvent demander. Chacun en est satisfait.
Le président Trump est-il si puissant?
Aux Etats Unis, le président est investi d’un très grand pouvoir. Le Congrès aussi. Mais, on observe actuellement que le pouvoir du Congrès diminue de plus en plus.
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