«Toutes les ombres» : un roman qui s'appuie sur l'inadéquation au réel
Béchir Garbouj a été professeur de littérature française avant de se consacrer à la traduction et à l’écriture. Sa traduction de Mahmoud Messadi, Abou Hourayra prit la parole et dit… (Editions du Centre National de traduction),a obtenu en 2009 le Prix national de la traduction et son roman, Passe l’intrus (Editions Déméter) le prix Comar d’or en 2017. Son second roman, Toutes les ombres, vient d’être publié, toujours chez Déméter.
Dans ce roman le décor est vite planté :quatre personnages dans un hôtel au nord de la Tunisie, dans une ville qu’on devine grâce à des détails précis:
«L’hôtel domine les maisons, le fort génois, le port de pêche qui va devenir une marina… (p.14)
Ces quatre personnages, Amsar, un habitué de l’hôtel, ancien enseignant, devenu actuaire; Elyès, un étudiant venu de Paris, « une sorte d’adolescent aux cheveux long» (p.15) envoyé par ses parents à cet hôtel pour s’y reposer; Heinrich, «à la mâchoire avançant légèrement » et à «la lourde crinière blonde… Un homme du nord, tout à ses pensées» (p.14) …, originaire de l’Allemagne de l’est, ayant déjà travaillé à Bizerte; et Magda, sa compagne, une jeune femme à « la forme gracile», «aux yeux bleu noir» p.16)
Le style du roman, quant à lui, est volontiers lacunaire, rappelant le mode de la narration : des discussions brèves, des souvenirs sciemment sélectifs, surgissant aux moments propices, balisant la progression du récit, des bribes jaillissant parfois sans crier garde:
«Ils ont éteint presque rageusement jusqu’aux lumières d’escalier, et l’on entend, à présent, un bruit de pas, vers la réception, vers la porte extérieure. Heinrich a dit en souriant: «C’est quand ils décrètent le couvre-feu qu’il faut rester», et le gosse s’est réveillé: «Oui, on organise la résistance.» (p.37)
Ou encore: «Heinrich s’arrête au milieu d’un terre-plein ou s’assoit sur le bord d’une fontaine à sec, il mime les situations à mesure qu’il les raconte, et, soudain l’homme massif se fait léger, il lui vient même, sous la pipe, une sorte de sourire espiègle; j’aurais bien fait du théâtre, moi aussi, j’aurais pu. (p.78-79)
Si, dans ce roman, le ‘‘poids de vérité humaine’’, l’ordre causal et l’enchaînement des événements sont bien perceptibles, par contre le lecteur n’y découvre, en fin de compte, aucune poétique de l’hybris. Certes, on devine la souffrance existentielle du narrateur principal, Heinrich, incarnée par le vécu et le souvenir des traumatismes durant sa jeunesse, mais seule domine la survivance d’un personnage presque mythique, Martha, «une femme incroyablement belle» (p.80), une artiste, passionnée de théâtre, morteen pleine gloire, dans un accident d’auto. Elle était la compagne d’Heinrich et la mère de Magda. Mais cette dernière «n’était jamais sur les photos d’elle que l’on voyait de plus en plus souvent dans les magazines… A la presse, elle disait que Magda était sa grande réussite, et elle le disait avec une force telle qu’ils avaient fini par le croire». (p.92)
Il faut dire que ce nouveau roman de Béchir Garbouj s’appuie essentiellement sur l’inadéquation au réel et la souffrance de ces trois personnages, anciens citoyens allemands de l’est,la RDA, sur leurs états d’âme et sur les ressorts du comportement humain. Heinrich et Magda relatent, à tour de rôle, des expériences à vif, des souvenirs d’adolescence, des frustrations et autres secrets enfouis dans les sombres replis de leurs âmes.
Le cheminement dans ce roman, un constant va-et-vient entre la Tunisie et l’Allemagne, commence et se termine par l’image d’un cheval blanc s’enfuyant de l’hôtel dans la nuit. Magda et Elyès partent à sa recherche. Ils tardent. Heinrich et Amsar, l’omniscient et l’omniprésent, s’inquiètent. Un passant a vu un docteur passer sur un cheval blanc. Coïncidence ? Qu’advient-il de Magda et d’Elyès? Faut-il le préciser? le mystère s’épaissit à la fin de ce roman qu’on parcourt d’une seule traite.
Béchir Garbouj, Toutes les ombres, Déméter, Tunis, 219, 186 pages.
Rafik Darragi
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