Kaïs Saïed «C’est moi le Président !»
Le ‘’Professeur’’ (de droit constitutionnel) devenu ‘’Le Président’’ (de la République) et le chef de l’Etat s’impose de nouveau en ‘’Professeur’’ incontesté. Au risque de se laisser aller au populisme, si ce n’est déjà amorcé. Saïed serait alors une marque de fabrique bien tunisienne, post-2011.
Cent jours à Carthage auront, malgré des couacs d’allumage, transformé Kaïs Saïed. Il entend prendre le leadership. Elu à 72,71 % des suffrages, il est crédité, en plus d’un taux record de confiance, de pas moins de 84%. L’accès de forte popularité ne protège guère son bénéficiaire de verser dans le populisme. La Tunisie risque d’en faire la dure épreuve. Ses adeptes, exaltés par ces scores en or, portent leur regard sur une autre ligne de mire. Ils voient déjà le champion national briguer un second mandat. En attendant, le président Saïed doit tenir ses promesses et répondre aux attentes des Tunisiens. En sera-t-il capable sans une parfaite synergie avec le futur gouvernement et l’actuel parlement ? Est-ce acquis d’avance ? Ou doit-il songer à laisser se créer autour de lui son parti, dissoudre l’ARP, légiférer entre-temps par décrets-lois, et espérer un nouveau raz-de-marée au Bardo, qui lui donnerait également les clés de la Kasbah?
Le démarrage n’a pas été sans fausses manœuvres: limogeages successifs perçus en règlements de comptes (Abdelkrim Zbidi et Khemaies Jhinaoui), absence à la conférence de Berlin sur la Libye, esquive d’accueillir Sarraj et Hafter pour un dialogue avec des ministres européens des Affaires étrangères, rétropédalage au sujet de la ‘’vision’’ de Trump pour le Moyen-Orient et « dénonciation » de l’ambassadeur de Tunisie auprès de l’ONU (révoqué), séparation d’avec « son ministre-conseiller » Abderraouf Betbaieb et « de son chef de protocole»... Autant de déboires que son entourage essaye de gommer par une prise de parole plus fréquente, et plus tranchante et une alliance en montée de puissance avec Ettayar et Echaab . Au détriment d’Ennahdha qui ne l’ignore pas et fait, pour le moment, le dos rond.
Eclairages
Il n’y a qu’un seul Président, et c’est moi ! Kaïs Saïed hausse le ton et marque son territoire à la tête de la magistrature suprême. Les autres ne sont que président de (ARP, gouvernement...). Cent jours après son accession à Carthage, le 23 octobre 2019, il affiche sa détermination à passer du ratage au rattrapage, et imposer son magistère. Sa leçon de droit constitutionnel, professée d’abord un matin à Elyès Fakhfakh, puis répétée l’après-midi même au président de l’ARP et chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, ainsi qu’au chef du gouvernement sortant et président de Tahya Tounès, Youssef Chahed, devant les caméras, a été voulue comme une reprise en main des affaires de la République.
Si la création du «parti du Président», sous l’appellation de «Le Peuple veut» (Echaab yourid), se confirmait, et la dissolution de l’ARP intervenait un jour ou l’autre, cette année ou l’année prochaine, rien n’empêcherait Kaïs Saïed, en cas de nouveau plébiscite électoral, de dire alors, «ce sont mes députés, ce sont mes ministres, et c’est mon gouvernement !» Adieu le régime parlementaire ou semi-parlementaire, bienvenu dans le système présidentiel.
Un pari risqué
Elu au second tour, le 13 octobre 2019, avec un taux record de 72,71%, et focalisant en sa faveur dès début décembre dernier, un taux de confiance absolument exceptionnel de 84% (sondage IRI / Elka Consulting), Kaïs Saïed ne pouver qu’amorcer son mandat le vent en poupe. C’est à la fois un grand espoir fondé sur lui et une redoutable responsabilité qui lui échoit. Avec pour unique programme la Loi, et seule promesse «le Peuple veut», il rallie une immense majorité de Tunisiens non encartés, qui voient en lui «le sauveur» capable de changer leur quotidien et le stabilisateur du pays. (Voir encadré).
La perception des autres acteurs politiques lui est très avantageuse. «Alors que le président Kaïs Saïed a obtenu de bonnes appréciations (84% ont une opinion «très» ou «assez» favorable), la plupart des Tunisiens pensent que le parlement (75%), les partis politiques (69%) et les ministères (62%) ne font «rien» pour répondre aux besoins de la population, commente une analyste de l’IRI (International Republican Institute, du Parti républicain américain).
Ce désaveu en rejet total est significatif. Mais pour Kaïs Saïed, le pari est cependant très risqué: réussir ou perdre la face. Selon Patricia Karam, directrice régionale de l’IRI pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, «si le président veut conserver sa crédibilité, il devra travailler avec le parlement et les ministères pour mener des actions significatives sur les principales priorités des Tunisiens».
De nouvelles alliances pour assurer... et s’assurer 2024
La voie est tracée. Les attributions conférées par la Constitution ne confèrent pas au président de la République une large marge de manœuvre lui permettant de répondre efficacement et rapidement aux fortes attentes du pays. Si le chef du gouvernement se barricade à la Kasbah, et le parlement fait de la résistance au Bardo, Kaïs Saïed sera réduit au palais de Carthage à un magistère beaucoup plus honorifique de représentation et d’incarnation. C’est ce qu’il redoute le plus, c’est ce qui le taraude sans cesse. Déjà, il est sur le deuxième mandat 2024 -2029. Et pour pouvoir rempiler, il doit sceller ses axes et constituer d’ores et déjà sa propre majorité.
Le noyau dur de l’alliance recherchée commence à poindre. D’abord, un chef de gouvernement, Elyes Fakhfakh, qu’il a choisi lui-même, sans parti fort derrière lui, n’ayant obtenu que le microscopique score de 0.34% des voix à la dernière présidentielle, qu’il a coaché afin qu’il constitue son équipe et qu’il a sauvé d’une invalidité au Bardo. Sans lui faire de cadeau, cependant, il l’entoure de deux partis agissants, marqués dans la mouvance populaire et irréductible quant à la lute anticorruption et l’engagement nationaliste arabe, Ettayar (Mohamed Abbou & Co) et Echaab (Zouheir Maghzaoui & Co).
Ennahdha aux aguets et un mélange tonnant à la Kasbah
L’axe Saïed-Ettayar-Echaab n’a pas échappé à la vigilance d’Ennahdha. Sans s’y exprimer directement, le mouvement islamiste a laissé Mohamed Hamrouni, directeur de l’hebdomadaire Errai El Am, qui lui est très proche, le dire nettement. «Les tiraillements qui ont marqué la composition du gouvernement portent en fait, au-delà des noms et des ministères, sur trois questions fondamentales, écrit-il. D’abord, une conversion du régime parlementaire en un régime présidentiel concentrant entre les mains tous les pouvoirs. Ensuite, une manœuvre des partis relégués au milieu du classement, lors des dernières législatives, pour prendre d’assaut les premières positions et mettre la grippe sur le gouvernement Fakhfakh, arguant d’un poids politique plus important que le nombre de sièges au parlement. Et, enfin, une tentative d’exclusion d’Ennahdha, accusée de s’opposer à l’Etat national.» (Voir encadré)
Saïed yourid !
Au-delà de ces considérations de politique politicienne, c’est l’état du pays qui l’emporte le plus. Le jeu des compromis de dernière minute pour former le gouvernement ne favorise ni l’émergence d’une équipe cohérente et solidaire, ni l’adoption d’un programme commun de gouvernement. Alors que les urgences se font brûlantes sur tous les fronts, les premières semaines, sinon les premiers mois (ramadan approche à grands pas, dans moins de deux mois, les caisses sont vides et pas un bailleur de fonds à l’horizon) risquent d’être dilapidés dans la découverte des ministères (sauf pour Abdellatif El Mekki à la Santé), le placement des siens aux postes clés, les négociations des périmètres respectifs et les tirs croisés entre factions au pouvoir. A cela s’ajoute la guerre de tranchées des «conseillers» que chaque parti membre de la coalition s’obstinera à placer auprès du chef du gouvernement en œil de Moscou et mandataire politique. Ce qui se passe sous la coupole du Bardo trouvera écho et impact à la Kasbah.
Cette fragilité ne fera que renforcer la position du président Saïed qui se trouvera sans doute fréquemment sollicité pour arbitrer. Jusqu’à s’en lasser un jour ou l’autre, et se décider à tout chambarder. Ça ne sera plus le peuple veut, mais ‘’le Président veut !’’.
Les exégètes d’Ennahdha : pas d’axes, pas de dissolution de l’ARP
Deux chroniqueurs d’Erraï El Am se chargeront d’expliciter davantage l’argumentaire du mouvement islamiste. Bahri Arfaoui réfute le clivage entretenu entre «révolutionnaires» et «non-révolutionnaires», tout comme «l’accusation du parti islamiste de pactiser avec la corruption en défendant l’inclusion de Qalb Tounes dans un gouvernement d’union nationale. Ghannouchi ne fait pas confiance à Ettayar et Echaab et ses suspicions se sont confirmées avec l’axe qu’ils viennent de créer avec Fakhfakh et leur appui à des ministres présentés comme indépendants alors qu’ils appartiennent en fait à Ettakatol, le parti qui n’a pu obtenir le moindre siège à l’ARP. Les tiraillements vont s’exporter du Bardo à la Kasbah, prévient-il, avant de prononcer une prise de position très significative : Ghannouchi n’acceptera pas de passer cinq ans sous le feu nourri qui le vise, ainsi qu’Ennahdha. Ce n’est pas lui qui remettra les clés de sa chambre à coucher au veilleur de nuit !» A bon entendeur.
Pour pondérer ces propos, un autre éditorialiste, Lotfi Hermassi, tente d’apaiser les tensions, rappelant «tout le respect personnel et constitutionnel» que voue Ghannouchi au président Saïed. «Ne s’est-il pas rallié, contre l’avis de Noureddine Bhiri et Sami Trigui, à sa lecture des dispositions constitutionnelles (art. 89 et 97), conscient qu’il est de la nécessaire sérénité que doit revêtir leur relation, qui relève de la sécurité nationale», écrit-il. Plus encore, «la dissolution de l’ARP et le recours à des législatives anticipées seront la plus grande catastrophe qui puisse arriver au pays, ajoute-t-il, soulignant particulièrement l’absence de garanties quant à la légifération par décrets-lois, outre la situation explosive dans le pays.
Evidemment, à Montplaisir, on répètera que «ce sont des points de vue personnels qui n’expriment en rien la position officielle du mouvement et que le pluralisme des opinions est cultivé autant que la liberté de la presse».
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cessons de parler de popularité. Le taux de 72% de Ksar Saied au 2ème tour est biaisé. son vrai taux est celui du 1er tour. car personnellement je l'ai choisi par contrainte, faute de candidat valable au 2ème tour. nombreux sont qui étaient obligés. Ah si c'était à refaire ... !