News - 26.04.2020

Kamel Ayadi- Gestion de la Crise corona: lorsque la gouvernance fait la différence

Kamel Ayadi: Gestion de la Crise corona: lorsque la gouvernance fait la différence

Lorsque des stratégies low-cost déployées par les pays les moins pourvus de moyens,  comme la Tunisie, la Jordanie, le Viétnam pour faire face à la pandémie, s’avèrent plus efficaces que des stratégies mises en œuvre par les pays les plus riches comme les Etats Unis, l’ Espagne, l’Italie, ou même la France, il y a sans doute bonne matière à réflexion et des enseignements à tirer.

La déferlante de la pandémie du Corona nous révèle des réalités à peine croyables. Cette épidémie n’a pas cessé de susciter des réflexions et des interrogations diverses, sur ses conséquences immédiates et lointaines, mais aussi d’autres interrogations, sur ses effets dévastateurs d’un pays à l’autre et sur l’efficacité des politiques déployées pour la juguler.

Curieusement, et à en juger par le bilan du nombre des décès et des contaminés, les petits pays, les moins nantis semblent tirer leur épingle du jeu et s’en sortent nettement mieux que les pays riches. S’il est encore prématuré d’émettre un jugement définitif, car  personne ne peut prédire ce qu’il adviendra durant les semaines et les mois qui viennent avec les risques de nouvelles envolées de l’épidémie, personne ne peut contester ce constat du moins à l’heure actuelle.

Laissons aux spécialistes le soin de  nous renseigner plus tard, lorsqu’il y aura un consensus ,sur les capacités de mutation du virus et s’il génère des formes plus virulentes d’un pays à l’autre, pour trouver une explication à ce paradoxe, et contentons nous d’analyser les facteurs disponibles. Qu’est-ce qui fait qu’un même virus qui se propage de la même manière, indépendamment des espaces géographiques et qui s’attaque de manière identique aux individus et qui peut pénétrer les citadelles les plus fortes de confort et de pouvoir (des notables et dignitaires, rois et premiers ministres contaminés) puisse provoquer des effets dévastateurs dans des pays riches et des effets modérés dans les pays pauvres ?   La question est d’autant plus légitime que les stratégies déployées pour lui faire face sont fondées globalement sur la même recette : confinement, quarantaine, dépistage massif, etc.

Il y a sans doute des facteurs endogènes propres à chaque pays qui ont fait la différence et ont contribué à atténuer les effets de la pandémie sur certains pays dont on peut citer en particulier:

La pyramide des âges, surtout  dans un pays comme la Tunisie, tout comme dans les autres pays africains et ceux de la région MENA où les populations sont jeunes, moins vulnérables, comparées au vieillissement de la population en Europe. En Afrique la tranche d’âge 70 ans et plus ne dépasse pas 1%

Le niveau d’immunité acquise des populations surtout dans les pays avec des traditions de vaccination contre d’autres maladies, BCG en particulier.

Le niveau de la mobilité des citoyens qui est en lien direct avec le niveau de développement économique, et la densité de la population qui constituent des éléments protecteurs pour les pays pauvres : la densité de la population de 71 hab/km2 en Tunisie; 43 en Afrique alors qu’elle est de181 en Europe,

La savoir faire acquis dans certains pays en matière de gestion des épidémies surtout en en Asie où les populations ont acquis des habitudes et de l’expérience avec le SRAS,

Le facteur de distanciation géographique avec la faible densité de la population ou la faible mobilité due au ralenti de l’activité économique sont sans doute des facteurs qui expliquent la propagation relativement lente de l’épidémie. Nous l’avons bien constaté en Tunisie  dans les gouvernorats de la région du Nord Ouest à vocation agricole et avec une faible densité qui sont de loin moins affectés que le Grand Tunis ou les régions côtières, dont la densité est deux fois plus.

Le Tout est dans la Gouvernance de la crise

S’il n’est pas aisé de déterminer le degré d’influence de chacun des facteurs précités sur le bilan des porteurs de virus et des pertes humaines, il y a cependant un facteur sur lequel on ne peut pas se tromper et qui est déterminant dans la réussite des pays à juguler les effets de la pandémie. Ce facteur se rapporte à la qualité de la gouvernance de la crise qui a été visiblement différente d’un pays à l’autre.

L’analyse des expériences comparées montrent que les pays les moins nantis, qui sont conscients de la déficience, voire l’indigence de leurs infrastructures sanitaires, surtout en matière de lits équipés de respirateurs, ont misé dès le départ sur la prévention et l’ont érigée en salut public pour faire face à la pandémie. Il s’agit de l’état d’esprit qui a tout le temps prévalu en Tunisie et l’élément qui a le plus marqué sa stratégie.

L’analyse que j’ai faite des expériences de la Tunisie, la Jordanie et le Viêtnam m’a permis de relever des similarités dans la gouvernance de la crise, même si les résultats de ces deux pays sont nettement meilleurs que les nôtres à la date du 25 Avril surtout pour le cas du Vietnamien réputé pour son succès manifeste (96 M d’habitants, 270 infectés, zéro mort) , la Jordanie (8,8 M d’habitants,444 infectés, 7 morts ), la Tunisie (12M d’habitants, 939 infectés et 38 morts).Leurs expériences se sont caractérisées par une forte anticipation et un niveau élevé de réactivité. Les trois pays ont anticipé l’épidémie par une forte mobilisation des moyens en place, mais surtout par la création d’une dynamique sociétale.

On se souvient bien comment la Tunisie a adopté au fur et à mesure de la pénétration de l’épidémie successivement les mesures préventives correspondant au niveau supérieur de la situation épidémique. Bien avant même l’avènement du premier porteur du virus en territoire tunisien, l’opinion publique était déjà bien préparée et le branle-bas de combat déployé.

Cette dynamique a commencé, il faut le dire avec le précédent gouvernement.Combien de fois avons-nous entendu des témoignages de Tunisiens de retour d’Italie, au moment où ce pays voisin  était frappé de plein fouet, dire qu’ils n’avaient commencé à réaliser la gravité de l’épidémie qu’une fois arrivé sur le sol tunisien, au vu des mesures préventives déployées à l’aéroport. Ils étaient surpris d’être accueillis par la vigilance, la rigueur  et  les caméras de mesure de la température. Il y a eu bien entendu tout au long des dernières semaines des lacunes manifestes, surtout au niveau de la discipline des citoyens, ou aussi des comportements individualistes.

Cette stratégie avant-gardiste, avec les moyens du bord, qui a caractérisé la réponse de pays en développement comme la Tunisie, la jordanie, le Vietnam  au tout début de l’épidémie, contraste avec la tergiversation de certains grands pays dont la gestion de la crise fut empreinte par des considérations politiques et par un déni marqué de la gravité de l’épidémie surtout au départ.  Nous l’avons vu en France, avec les déclarations qui tentaient de minimiser l’épidémie pour la réduire à une ‘’petite gripette’, ou dans le maintien des élections municipales, ou aussi dans les déclarations, qui ont pêché par manque de transparence sur l’inutilité des masques. La France ne s’est ressaisie que relativement tardivement, avec le premier discours de Macron et  le durcissement des mesures préventives.

La réponse de la France, qui fut beaucoup critiquée est de loin meilleure à celles d’autres pays, comme les USA, le Brésil  ou même de l’Angleterre. Le Royaume a privilégié la piste de l’immunisation collective avant de l’abandonner après que le premier ministre Boris Johnson ait été contaminé et obligé à se mettre en quarantaine.

Aux Etats Unis, la gouvernance de la crise est très critiquée et est jugée sévèrement comme l’une des plus calamiteuses par des personnalités américaines de renom, comme le célèbre économiste Jeffrey Sachs. Les réponses folkloriques populistes livrées au départ par le président Trump et ses proches conseillers ont mis ce pays sur la voie du danger inévitable dès le premier jour. Après les remarques sarcastiques sur, tantôt le‘’virus chinois’’, tantôt ‘’le virus étranger’’ que le Président Trump utilisait dans ses discours,  les Américains ont eu droit au rejet de la menace que représente le virus et le déni de sa gravité.

Cette phase fut ensuite suivie par le débat sur le ‘’trade-off’’ entre l’économie et la perte des vies humaines. Beaucoup de voix ont appelé les personnes les plus âgées à sacrifier leurs vies pour sauver l’économie. La stratégie de Trump fut au départ dominée par les considérations politiques et par la crainte que les conséquences économiques du confinement affectent ses chances d’être réélu. Il est vrai que la maison Blanche a fini par céder aux avis des spécialistes en adoptant une politique de confinement et de dépistage massif, il n’en demeure pas moins que le mauvais départ a été couteux en vies humaines à la société américaine.

La gouvernance américaine n’a d’égale que celle du Brésil où le président a complètement ignoré les conséquences sanitaires de la crise du coronavirus, en se plaisant à l’appeler ‘’petite gripette’’, signalant au passage que ‘’les Brésiliens n’attrapent jamais rien’’.

Gouvernance technocratique versus gouvernance politique, populiste

On voit bien là toute la différence entre une gouvernance politique  populiste d’un fléau grave et la gouvernance technocratique des pays qui s’en sont remis dès le départ à leurs élites scientifiques pour demander conseil et concevoir les stratégies. La Tunisie comme d’autres petits pays se sont lancés dans un mode de gouvernance refondue qui repose sur l’implication de la société tout entière, l’éveil citoyen et l’appel à la mobilisation.

Ce mode de gouvernance est le plus efficace, mais il nécessite beaucoup de transparence, d’écoute et de réceptivité de la part des dirigeants pour conserver le lien de confiance qui nourrit l’élan de solidarité. Il a généré des initiatives individuelles et collectives et une forte implication citoyenne responsable. Nous l’avons constaté dans l’émergence des pratiques de  dénonciation sur les réseaux sociaux ou à travers les canaux dédiés des abus constatés que ce soit dans le respect du confinement ou dans les pratiques de spéculation.

Nous l’avons constaté dans la mobilisation institutionnelle pour accompagner les efforts du gouvernement. L’INLUCC s’est mobilisée pour recevoir sur sa plate forme des dénonciations de tout genre et enquêter sur leurs auteurs. Elle a fait une lecture extensive de ses prérogatives pour aller au-delà de ses missions classiques de lutte anti-corruption vers la lutte contre le non respect des mesures de confinement, de règles de commerce, etc. La panique collective et l’adhésion à la stratégie du gouvernement ont favorisé l’émergence de nouvelles pratiques citoyennes, telle que la dénonciation publique, en dépit des résistances culturelles par rapport à cette pratique habituellement dévalorisante dans l’imaginaire collectif. Jamais une politique publique n’a reçu autant de soutien et de confiance de la part des médias, et de la société civile.

La gouvernance tunisienne a été marquée par L’émergence du leadership scientifique et technocratique qui a permis la fusion entre l’évaluation du risque qui est du ressort de l’expert et la gestion du risque qui revient aux dirigeants politiques. Les conseils scientifiques dont les dirigeants se sont entourés, se sont presque transformés en instance de décision.
La légifération par décret-loi  qui fut la meilleure décision jamais prise par notre parlement tout au long des dix dernières années est un élément distinctif de cette gouvernance tunisienne de la crise. Sans revenir sur les circonstances du vote, cette décision est salutaire et a permis à fluidifier  le mode de gouvernance et de prise de décision.

La technologie à la rescousse de la gouvernance

Les pays asiatiques doivent également leurs réussites à la gouvernance efficace de la crise. Une gouvernance, il est vrai augmentée par les moyens logistiques : tests de dépistage massif, mobilisation des capacités technologiques high tech. La mobilisation de la technologie de géolocalisation et les procédés du ‘’ contact tracing’’ qui ont permis ( cas de la Corée du Sud) de retrouver des sujets malades et avec qui ils ont été en contact et de leur imposer des mesures d’isolement contrôlées par Smartphone et de pouvoir envoyer des alertes aux personnes saines s’ils croisent sur leur chemin une personne infectée, sans compter l’utilisation des drones, ainsi que les caméras de reconnaissance faciale et de prise des température à l’insu des individus.
 Certains pays sont allés jusqu’à déployer les technologies de surveillance qui sont d’habitude utilisées dans la lutte contre les terroristes. L’utilisation des technologies pour les besoins de la crise du Corona a été l’une des révélations de cette pandémie qui fut un moment décisif dans le déploiement des technologies de surveillance. Dans des pays de longue tradition démocratique, tel qu’en Europe cet usage de la technologie qui a été très utile, voire même déterminant dans la gouvernance de la crise dans les pays asiatiques suscite la suspicion, voire même le rejet. Il s’agit de deux cultures différentes. Le débat sur les dérives de l’utilisation du numérique n’est pas nouveau, mais il sera plus que jamais à l’ordre du jour avec le déconfinement.
La  gouvernance efficace  de la crise dans certains pays, notamment en Asie a été rendue facile surtout en présence des régimes forts qui ont réussi à imposer une discipline de société dans le respect des règles de confinement et de distanciation.Des analystes ne cachent pas leur fascination au totalitarisme dans les circonstances pareilles.Il est vrai que lorsque la vie est en danger la rengaine des  libertés individuelles devient secondaire .
C’est cette gouvernance efficace qui a permis à un pays comme Hong Kong avec une densité de population presque cent fois la Tunisie et 40 fois l’Europe où il est difficile d’imaginer l’organisation de la distanciation sociale avec une telle densité d’obtenir des résultats impressionnants .
Moralité !!!

Enfin, il ne faut pas lire cet article comme une lettre de satisfécit par rapport à la gestion de la crise, loin s’en faut ; le danger est encore entier, les défis sont nombreux et la mobilisation ne doit pas baisser. Il s’agit juste d’une valorisation des bonnes pratiques et des réussites, car il y ‘ en a. Mais il s’agit surtout d’un appel à la pérennisation de ces pratiques et à l’analyse des leçons à tirer de cette expérience. Parmi ces leçons et les pratiques à pérenniser, j’entrevois trois qui à mon avis sont d’une grande priorité:

La gestion technocratique des affaires publiques. Là où ils ont été les technocrates avec une sensibilité politique, un sens de la communication et un bon leadership ont donné les meilleurs résultats, que les politiciens parachutés à la tête de départements techniques.

La relation pouvoir exécutif pouvoir législatif est à revoir complètement. Il ne s’agit pas uniquement du souci de l’accélération de l’adoption des lois qui sont soumises par l’exécutif, qui constitue un frein, mais aussi de la qualité des lois. Le processus de conception des projets de loi par l’exécutif obéit aux principes de la consultation, l’intégration des avis de toutes les structures de l’Etat, y compris la société civile. L’exécutif propose des lois souvent bien faites, car elles sont rédigées par des experts de l’administration pour les besoins spécifiques de l’exécutif. Les lois entre au  parlement dans un état  et en sortent parfois dans un autre totalement différent, en termes de qualité, de pertinence.

Le débat utile sur les vrais défis doit remplacer les débats et les querelles politiques.

Kamel Ayadi

Cet article est le produit d’une réflexion libre et ne traduit pas forcément l’opinion de l’institution à laquelle j’appartiens

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
oueslati - 27-04-2020 14:53

On lit à Monsieur Ayadi ; Votre article un peu orienté je vais me consacrer sur son coté scientifique, les spécialistes ne s’occupent pas uniquement de l’étude ou la recherche d’une mutation, ils essayent d’observer lire poser des questions à plusieurs regards et orientations Dans ce sens et pour enrichir le débat sur votre papier je vais vous avancer cette réflexion Le virus Corona parait provenir de chauve souris (Voir annonce OMS), la question comment se passe la relation Chauve souris-virus ? d’après mes connaissances les vétérinaires du monde (Afrique-America -Asie- Australie- Europe) n’ont pas signalé un taux de mortalité élevé chez les chauves souris ! (Réflexion avancé lors du cours d’Immunologie janvier-Fevrier 2020 Faculté des Sciences de Bizerte)

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