Exclusif - Nizar Yaïche: Comment maintenir la Tunisie à flot
«On ne s’interdit rien d’utile ! Toutes les options restent ouvertes tant qu’elles s’inscrivent dans l’intérêt général, sans obérer notre endettement, pour répondre aux exigences d’un contexte très difficile.» C’est le programme du ministre des Finances, Nizar Yaïche, qu’il résume en une phrase. Un vaste programme de redressement économique et financier, étendu à tous les secteurs, est sur le point d’être finalisé, révèle-t-il dans une interview accordée à Leaders. Une augmentation sensible de la garantie de l’Etat aux prêts bancaires en faveur des entreprises sinistrées figurera parmi nombre de nouvelles mesures urgentes.
La marge de manœuvre est cependant réduite quant aux recettes fortement en baisse et aux dépenses nécessaires à maintenir, reconnaît Yaïche. Sans instaurer de nouvelles taxes, encore moins un impôt sur la fortune, des gisements de recettes fiscales sont à explorer dans l’évasion fiscale, la sous-déclaration ou le secteur informel, ajoute-t-il. Pas de nouvelles privatisations en vue cette année, le plus important est d’engager une restructuration au cas par cas, en concertations avec les organisations nationales concernées, déclare-t-il. Et d’ajouter : sans une perspective positive, il sera difficile à l’État d’engager à l’aveuglette l’argent du contribuable.
Les budgets votés sont entièrement alloués, assure Nizar Yaïche, et la loi de finances pour 2020 est appliquée, sans de nouveaux arbitrages, mais une rigueur particulière est à observer à l’avenir. Le principe d’une loi de finances rectificative et son timing seront décidés dans les semaines à venir, précise-t-il. Une sortie sur les marchés extérieurs est difficile à considérer actuellement, estime le ministre des Finances, tant les conditions offertes sont coûteuses et pénalisantes. Un nouveau programme avec le FMI est en cours de préparation pour des négociations cet été, indique-t-il.
L’appui consenti aux entreprises est-il suffisant ? La restitution du trop-perçu en TVA et autres impôts sera-t-elle simplifiée et accélérée ? Comment le ministre des Finances perçoit-il l’action des banques, des compagnies d’assurance et de leasing, ainsi que des établissements de microcrédits durant cette crise ? Quelle est l’ampleur des dégâts subis par les entreprises publiques et comment sera traité ce dossier brûlant ? Et qu’est-ce qui a changé pour lui personnellement. Nizar Yaïche n’a esquivé aucune question de Leaders.
A cinq heures du matin, il est déjà au bureau. Comme nombre de ses prédécesseurs. Dans cette prestigieuse bâtisse à la Kasbah en face de Dar El Bey, le poids de l’héritage est lourd à porter. Longtemps y avaient officié du temps du protectorat français les secrétaires généraux successifs (français) du gouvernement, puis sous la République d’illustres ministres de Bourguiba : Nouira, Ben Salah, Moalla, Rassaa, Mathari, Sfar, Ghannouchi, Zorgati… Du temps de la Troïka, Elyès Fakhfakh y avait brièvement atterri (19 décembre 2012-29 janvier 2014). En neuf ans depuis 2011, Yaïche est le dixième ministre à y siéger. Il y succède à Jalloul Ayed, Hassine Dimassi, Sélim Besbes (intérim), Elyès Fakhfakh, Hakim Ben Hammouda, Sélim Chaker, Lamia Zribi, Fadhel Abdelkéfi (intérim), et Ridha Chalghoum.
Dans le silence des aurores, égayé par les gazouillements des étourneaux nichés sur les ficus avoisinants, Nizar Yaïche est à l’ouvrage. Dès l’aube, ce couche-tôt, lève-tôt, se sent très productif dans ces moments de calme, bien qu’il ne se départe guère de sa sérénité et de sa concentration tout au long de la journée. Notes lues et annotées, parapheurs signés, revue de presse nationale et internationale parcourue, il peut commencer sa journée ‘’publique’’. Lundi 27 avril, il accordait, dès 6 heures du matin, à Leaders cette interview. A 6h30, il devait recevoir les membres du bureau exécutif de l’Utica, conduits par Samir Majoul. Pour deux heures, comme convenu. Une nouvelle journée est lancée.
Interview
Leaders: De tous les membres du gouvernement, le ministre des Finances n’a pas le droit au rêve. Face à la vérité des chiffres, il doit trancher, faire des coupes sombres, restructurer. Son devoir est de taille : éviter la banqueroute. De quels atouts disposez-vous pour maintenir le pays à flot ?
Anis Yaïche : On active tous les leviers, avec des priorités. Réaffectation des dotations budgétaires allouées ; négociations avec les bailleurs de fonds, sortie sur le marché intérieur et autres : on garde toutes les options ouvertes. Nous n’avons pas d’autres choix. Le titre II du budget (investissement) sera affecté. On essaye de ne pas tout reporter, mais d’agir en fonction des restrictions budgétaires rendues impératives.
Quelles sont les marges de recettes et les contraintes de dépenses ?
Les recettes classiques (TVA, ITS, etc.) seront impactées. Il va falloir trouver d’autres pistes comme la traque de l’évasion fiscale, la sous-déclaration, le marché informel qui échappe à toute fiscalité et autres gisements. C’est un effort qui est à notre portée et que nous devons faire.
Les dépenses comme celles relatives à la masse salariale sont incontournables. Notre marge de manœuvre est limitée. Comment peut-on continuer à réaliser nos projets sans pénaliser les prestataires, y compris parfois des entreprises publiques, et retarder les règlements dus? Nous y travaillons.
La Tunisie est contrainte de recourir aux marchés extérieurs pour combler son déficit budgétaire. Comment comptez-vous vous y prendre ?
Le marché extérieur est très restreint et n’offre pas aujourd’hui de bonnes conditions. Il est très cher, très pénalisant. J’y suis très attentif et je ne veux pas léguer à mes successeurs un endettement fort.
La poursuite des privatisations s’impose-t-elle parmi les solutions urgentes ?
Surtout des restructurations par des traitements au cas par cas, en fonction de multiples aspects à prendre en considération. On ne s’interdit aucune opportunité.
Je refuse de poursuivre la subvention, à l’aveuglette, des entreprises publiques en difficulté. Je suis comptable de chaque dinar et le sens de la responsabilité m’impose de ne pas investir le moindre montant sans une perspective positive. C’est une confiance qui m’est confiée et dont je dois m’acquitter entièrement.
Une amnistie fiscale est-elle envisageable ?
Telle qu’elle a été faite l’année dernière, je ne le pense pas. Quand c’est très récurrent, l’amnistie perd tout son sens et envoie un mauvais message aux contribuables. Mais, il y a d’autres formes que nous sommes en train d’étudier. Nous œuvrons à ce qu’elles soient insérées dans le cadre du plan d’un vaste programme de redressement économique et financier, bénéficiant à tous les secteurs.
Que répondez-vous à ceux qui appellent à de nouvelles taxes ?
Je reste prudent quant à ces formulations. Alléger la pression fiscale, la simplifier en réduisant les taux différents, restreindre la sous-déclaration, sont les plus appropriés. Il s’agit d’ériger l’équité fiscale en valeur et de faire de la déclaration complète et à temps un devoir.
Et à ceux qui revendiquent un impôt sur la fortune ?
On ne peut pas considérer pareille proposition. Tant qu’on n’a pas une vue d’ensemble complète et claire, nous devons nous concentrer sur nos priorités urgentes.
Vous soumettrez dans moins de trois mois une note d’orientation sur le budget de l’État pour l’année 2021. Quels en sont les premiers contours ?
Une première version est déjà prête, à la lumière des indicateurs du premier trimestre 2020. Mais, le cadrage est appelé à évoluer en fonction de la conjoncture générale et de la situation sanitaire.
Quelles sont les restrictions que vous appliquez aux ressources budgétaires allouées aux différents départements ministériels ?
Il n’y a pas d’arbitrage entre les ministères. Les crédits votés sont et seront respectés. La loi de finances est en train d’être mise en œuvre et toutes les lignes budgétaires sont ouvertes. Mais, l’attention est de rigueur et un effort d’optimisation est indispensable. Surtout pour l’avenir.
Pensez-vous utiliser le nouveau fonds d’urgence mis en place par le FMI (Short Terme Liquidity Line) ?
La Tunisie a déjà obtenu du FMI un montant conséquent. A présent, nous avons entamé une phase de bilan, avant de pouvoir engager une discussion sur le prochain programme. Nous nous y attellerons avec les équipes du FMI en juillet ou août prochains. Je dois, à cette occasion, souligner combien j’apprécie l’approche et la qualité qui marquent nos échanges et animent nos discussions. Cet esprit de bonne collaboration me laisse confiant quant à un aboutissement bénéfique.
Comptez-vous recourir dans les prochaines semaines à une loi de finances rectificative (LFR), ou continuer à réajuster le budget, puis tout soumettre à l’ARP en octobre prochain ?
Ça sera décidé dans les toutes prochaines semaines. On doit choisir le bon format. L’essentiel, ce sont les objectifs qui seront assignés.
Comment appréciez-vous l’implication du système bancaire dans le soutien aux professionnels et aux ménages ?
Il faut apprécier sa résilience. Le système bancaire est resté opérationnel, maintenant en activité toutes ses prestations. C’est un signe de sa solidité et de sa résistance face à la crise générale. Les mécaniques de garantie des prêts par l’État donnent aux établissements de crédit des moyens significatifs. Des efforts sont en train de se faire. Ils doivent se poursuivre. Collectivement, on doit faire plus.
Et les établissements de microcrédit ?
Je les remercie pour le report des remboursements à de bonnes conditions. Certains, comme Enda, l’ont consenti sans frais. Et je comprends que la situation n’est plus comme elle l’était avant. Chacun doit faire de son mieux.
Les compagnies d’assurances sont-elles au diapason ?
Je suis à l’écoute des professionnels du secteur. Une réunion est programmée cette semaine (fin avril), avec le bureau de la Ftusa (Fédération tunisienne des sociétés d’assurances).
L’idée d’un fonds Citoyen & Solidarité, en appui volontaire au budget de l’État, avait été lancée. Où en est-on ?
C’est l’une des options qui reste ouverte. A creuser davantage, comme d’autres.
Le soutien à l’entreprise doit s’intensifier
Les mesures sont-elles suffisantes? Avez-vous prévu une nouvelle vague?
Les retours sont bons. Comme une première vague, rapidement engagée dix jours seulement après le déclenchement significatif de la pandémie en Tunisie. Mais, ce n’est pas suffisant. On planche actuellement sur une vague 2. Elle ne tardera pas à être annoncée.
La garantie de l’État des prêts en faveur des entreprises est plafonnée à 500 millions de dinars. Ne pouvez-vous pas consentir des montants plus significatifs d’au moins 5 milliards de dinars ?
C’est impératif. Une montée en puissance est indispensable, dans des limites raisonnables à revoir, selon les besoins. L’enveloppe initiale de 500 millions de dinars déjà engagée sera augmentée substantiellement.
Le remboursement du crédit d’impôts sera-t-il facilité et accéléré?
Il a déjà commencé. La commission créée à cet effet a autorisé la restitution, rien que durant les deux dernières semaines, de plus de 52 millions de dinars. Cet effort se poursuivra et s’intensifiera.
Quelle est l’ampleur des dégâts subis par les entreprises publiques, notamment Tunisair, la CTN, la Sncft…?
C’est un vaste sujet et un dossier très important. Surtout lorsqu’il s’agit de trouver les solutions adéquates à chaque cas. A lui seul, ce chapitre mérite un long entretien, lorsque nous aurons finalisé notre approche à son sujet.
Je ne m’attendais pas à devenir ministre…presque tout a changé pour moi
Pudique, discret, humble, Nizar Yaïche n’aime pas parler de lui. « C’est secondaire », assène-t-il. Ni écumer les plateaux TV. A 45 ans, ce matheux, ingénieur diplômé de l’École Centrale de Paris (1998) aligne au compteur le pilotage de plus de 300 projets dans une trentaine de pays. Jusqu’à sa récente nomination à la tête du ministère des Finances, il était associé de PwC (Equity Partner), leader mondial de services intellectuels qui dispose de plus de 250 000 experts dans le monde et génère plus de 40 milliards USD de chiffre d’affaires par an. En tant que CEO et Partner de Ystrat, cabinet international de conseil en stratégie et en nouvelles technologies, il a été notamment directeur exécutif chez Tunisie Télécom, consultant en stratégie chez Booz Allen Hamilton (bureau de Dubaï) et manager en Stratégie & Business Consulting chez Gemini Consulting, Cap Gemini (bureau de Paris).
Leaders : D’emblée, vous vous êtes retrouvé propulsé dans l’œil du cyclone pandémique. Vous attendiez-vous à être nommé ministre, des Finances de surcroît, et êtes-vous surpris par cette violente crise ?
Nizar Yaïche : Jamais ! Tout ce que je savais, c’est que j’allais rejoindre l’équipe du chef du gouvernement, Elyès Fakhfakh. J’ai accepté, sans me soucier du reste, pour les raisons évidentes du devoir de servir. J’étais en pleine activité professionnelle à Paris, notamment en tant que Partner chez PWC, et développant d’autres activités. Du coup, j’ai dû tout lâcher, céder mes actions, fruit de 20 ans de labeur, régler rapidement les affaires en cours et regagner Tunis.
Qu’est-ce qui a changé dans votre vie ?
Presque tout ! Ma détermination est plus grande, ma concentration est redoublée, et le sens de la responsabilité plus aigu. Je sens reposer sur mes épaules une lourde confiance que je ne saurais en aucun cas trahir. Bien au contraire, m’en acquitter le plus convenablement possible. En toute modestie.
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