Mohamed Salah Ben Ammar: Précieux moments d’incertitudes
«L’intellectualisation et la rationalisation croissante ne signifient donc nullement une connaissance générale des conditions dans lesquelles nous vivons» Max Weber
Par Dr Mohamed Salah Ben Ammar - La Covid-19, un mal inédit, vient de faire vivre chacun d’entre nous des moments marquants. Marquants parce que les conséquences des décisions prises lors de cette crise impacteront longtemps la vie des gens, autant que la pandémie sinon plus. Dans ces conditions il est essentiel d’avoir une lecture critique des mécanismes qui ont conduit à faire des choix lourds de conséquences. Etaient-ils scientifiques ou politiques ces choix ? Interrogeons-nous pourquoi et comment sommes-nous arrivés à prendre des décisions aussi controversées comme celle d’arrêter la vie sociale et économique dans la moitié du monde pendant plus de deux mois ?
Ceci étant, toute analyse entreprise devra tenir compte de l’état d’esprit des différents acteurs au moment où ces décisions ont été prises. Nous l’avons rapidement perçu, la pandémie a pris court tout le monde. A contrario, utiliser cet argument pour valider toutes les politiques suivies serait une grave erreur pour l’avenir. En tout état de cause rien ne peut dispenser chaque pays de mettre en place une commission pluridisciplinaire indépendante d’investigation dont la mission serait d’éclairer la nation sur la crise qu’elle vient de traverser.
Le monde entier retient son souffle. Dans le meilleur des cas et en l’absence d’une nouvelle «vague», les économistes nous disent déjà que «le PIB mondial a chuté de 6% en 2020, le chômage est passé de 5.4 à 9.2%. Pour les pays émergents les conséquences seront encore plus terribles. La fuite des capitaux a pris des proportions inégalées, on observe une chute des transferts d’argent des travailleurs à l’étranger et cette tendance ira en s’aggravant, les inégalités ont été exacerbées, les moins qualifiés et les jeunes ont été les premières victimes mais pas les seules, l’accès à la protection sociale déjà fragile a été mis à mal, le secteur de la santé aura du mal rattraper les méfaits de l’arrêt de toutes les activités durant plus de deux mois. Enfin le niveau d’endettement des ménages a atteint des proportions faramineuses. Les faillites, les décrochages scolaires et les divorces et les violences conjugales etc. suivront » Etait-ce prévisibles. Etait-ce réellement le prix à payer pour sauver des vies ? Avons-nous opté pour des solutions adaptées à notre contexte épidémiologique, autrement avons-nous fait le bon choix ? Actuellement essayer de répondre à ces questions, c’est déjà commettre une erreur, nous devons d’abord nous contenter d’examiner les mécanismes qui nous ont conduits à faire ces choix.
Qu’avons-nous vécu à l’ère des réseaux sociaux et de l’hyper communication ? D’abord la Covid-19 a révélé l’impossibilité de gérer ce flux astronomique d’informations qui nous envahit en permanence. Les opinions les plus folles, le virus a été fabriqué dans un laboratoire en Chine pour détruire l’économie américaine, peuvent être confortées sur les réseaux sociaux par des chefs d’Etat !!! Chacun a lancé à la figure de l’autre ses certitudes parfois confirmées par des articles, des exposés parfois dans des organes à la réputation bien établie, le Lancet ou le New England Journal of Medecine pour ne citer que les plus connus. Les biais de confirmation sont devenus la règle. Chacun est allé chercher l’information qui corroborait son opinion là où il savait qu’il allait la trouver. Il y en avait pour tout le monde. Plus inquiétant, scientifiques, politiciens et citoyens ont puisé aux mêmes sources mais ils ont parlé trois langues différentes, tout en étant convaincus qu’ils parlaient la même. Et comment pouvait-il en être autrement quand les attentes, la culture et les objectifs des uns et des autres étaient si différents ?
En fait et c’est une réalité rarement soulignée, chacun s’est défaussé sur l’autre et a essayé de faire porter le chapeau à l’autre. On a voulu faire peur aux citoyens en les accusant d’un manque de civisme, on a accusé les politiques de surréagir ou de ne pas être suffisamment réactifs, et tout était de la faute des scientifiques qui avaient induits en erreur tout le monde. De toute évidence la vie de ce ménage à trois, politiques, experts et citoyens n’a pas été heureuse.
Se sont surajoutés durant cette folle période, les scientifiques de « dernière minute ». Ils ont envahi l’espace médiatique. Partant de certitudes, ils se sont acharnées à vouloir démontrer coûte que coûte les hypothèses les plus farfelues. Il s’est opéré chez eux une fossilisation intellectuelle. L’exemple le plus frappant a été le débat sur l’hydroxychloroquine. Il en a été de même à propos de l’utilisation des masques ou le R0 ? Les croyances et les polémiques ont privé la communauté d’un vrai débat sur les stratégies à adopter. Ramener une crise de dimension planétaire à l’hydroxychloroquine a été pathétique. Plus la personne était incompétente plus elle a surestimé son niveau de compétence et a accaparée la parole. C’est ce que nous avons vécu. Avec une assurance trompeuse sur un sujet dont ils n’avaient souvent que des connaissances parcellaires des stars médiatiques éphémères ont réussi à détourner l’opinion publique des vrais sujets qui allaient impacter durablement leurs vies. Se rendaient-ils seulement un instant de la gravité de la situation et je ne pense pas qu’à la situation sanitaire, loin de là !
Dans un contexte d’extrême incertitudes beaucoup de médecins ont été intronisés experts par les politiques et les médias. Parfois, ils ont été mis en avant pour valider des décisions purement politiques. Comme un miroir aux alouettes, la facilité, leur soudaine notoriété leur a fait oublier leur devoir de réserve.
Ils se sont crus en mission divine pour éclairer le bon peuple sur tout, tout le temps et sur des hypothèses absolument non prouvées. Le bon sens populaire avait beaucoup de mal à admettre qu’une approche scientifique se constitue sur le temps ! Qu’à cela ne tiennent nous allons vous trouver de beaux parleurs qui vont donner les réponses que vous attendez. Pourtant tout scientifique digne de ce nom sait que : le temps est nécessaire à la vérité scientifique, mais en temps d’épidémie il est tellement plus rassurant d’écouter quelqu’un qui a des certitudes ! Un scientifique qui doute ce n’est pas comestible médiatiquement. Pourtant dire je ne sais pas est souvent plus digne que d’affirmer des approximations. La base même de toute réflexion scientifique sérieuse est le doute, mais comment le faire comprendre à des médias qui voulaient du sensationnel ? Le charivari médiatique aura fait beaucoup de dégâts collatéraux. Un médecin qui se permet de donner son avis sur le Hajj, Omra, tourisme, baignades, mariages, cuisines, activités sportives, mariages…en période d’épidémie et avec aplomb, c’est clairement une chance pour les médias et les politiques. Dans cette précipitation médiatico-politique les codes de notre profession ont été piétinés du pied. Il en a résulté une pagaille sur laquelle ont proliféré les théories les plus folles et dont les conséquences sur la vie et la santé mentale des gens pourraient être graves.
Le gap le plus frappant a été l’exclusion des experts en sciences sociales lors d’une crise sociétale avant tout, car une pandémie c’est aussi une crise sociétale. Au moment où l’on comptait les morts par milliers ou l’on parlait de distanciation sociale (pas physique sociale) noud n’avons réalisé qu’une épidémie pouvait avoir des ramifications sociales, éthiques, économiques, anthropologiques. Ce n’est que depuis quelques jours que nous entendons et nous lisons des analyses de ces experts. A aucun moment il n’a été suggéré de convier ou même d’écouter les experts des autres sciences. Je pense même que c’est un acte manqué. Les sciences sociales ont été écartées de la réflexion pour des raisons évidentes.
Aujourd’hui comment s’y retrouver quand les pays qui ont eu 50 décès et mille cas et ceux qui ont eu 300 000 cas et 30 000 décès crient en même temps victoire et parlent de milliers ou de millions de vies sauvées ? Ce détail ne trompe pas, le confinement généralisé et bien d’autres décisions ont été des choix purement politiques.
Le politique voulant limiter le risque d’être accusé d’avoir fait les mauvais choix a utilisé ces experts comme paravent. Chacun devra assumer ses responsabilités, les médias, les experts, les politiques…mais rappelons que les experts ne décident pas, ils se contentent d’éclairer le politique en fonction de ce qu’ils savent ou croient savoir. Le politique prend position, le scientifique doute en permanence. C’est au politique et à lui seul de prendre des décisions difficiles aux ramifications multiples, sociales, économiques ou culturelles. Le politique se doit d’entendre les experts de tous les domaines, il ne l’a pas toujours fait lors de cette crise. Il est de sa responsabilité d’assumer les conséquences de ces omissions et des incertitudes de la science dans l’espace public... La décision d’imposer un confinement généralisé sans discernement en est la parfaite illustration.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar
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Pour corroborer les propos du Pr Ben Ammar, une citation de Francis Bacon philosophe et scientifique anglais (1561-1626): "Si on commence avec des certitudes on finit avec des doutes . Si on commence avec doutes on finit avec des certitudes". A méditer.
tout à fait d'accord avec toi , lis l'article du Quotidien aujourd'hui dimanche 14 juin , cela va dans le même sens que tes constatations !