Tunisie: morale décédée, sincères condoléances !
Par Azza Filali - La morale est décédée dans notre pays, décès survenu après un long combat contre la maladie… Ce décès n’est un secret pour personne, mais il serait peut-être temps d’organiser à la morale un enterrement digne de son rang (pourquoi pas des funérailles nationales ?) et d’échanger les condoléances…
La morale, tout le monde en parle, mais de quoi s’agit-il exactement ? Entendons-nous sur la définition. Loin des analyses pointues, tenons-nous à la définition la plus banale, celle que chacun peut dénicher sur Wikipédia : « ensemble de règles, de valeurs et de comportements, relatifs au bien et au mal, au juste et à l’injuste, en vigueur dans un groupe social. » Les règles renvoient à des normes ; de ce fait, l’action morale implique le respect des normes en vigueur dans une société,normes visant le bien des individus ou celui de la communauté.
En scrutant les différents champs du social, chaque jour qui passe nous ancre dans notre conviction que la morale est bien morte. Cette mort avérée touche des domaines aussi variés que l’action politique, les comportements religieux, les choix techniques ou le champ culturel.
Il est certain que cette mort n’avait rien de brutal, et qu’elle a été précédée par une lente agonie, dont on espérait, à chaque instant, que la morale réchapperait, abordant une convalescence puis une possible guérison. Hélas, il nous faut déchanter. A l’appui de ce désenchantement, on peut fournir mille et un exemples, allant du plus « anodin » au plus grave. C’est que la morale peut être assimilée à un système de poupées russes où l’emboîtement des « immoralités » va du plus minuscule au plus grave. C’est cet ordre que nous suivrons, tout en sachant qu’il est factice : en termes de morale, on ne peut quantifier un « délit » : toute infraction, même minime, peut avoir des répercussions d’une ampleur totalement décalée par rapport à l’action.
Commençons par ce qu’on pourrait désigner comme un fait divers, même si son importance est bien plus grande : il s’agit du comportement visant à nuire à une personne. Le 4 juillet dernier un député, atteint d’un malaise, a été transporté à l’hôpital. Il s’en est suivi un déluge de sarcasmes, d’injures, de réjouissances quant à la détérioration de son état de santé, concert en grande partie orchestré par les députés du mouvement Ennahdha et leurs serfs. Au passage, souhaitons à l’honorable député un prompt rétablissement !
A un degré de plus : la morale est définitivement morte lorsqu’un comportement nuit au bien public. Les récents démêlés du chef du gouvernement, viennent de le démontrer : accusé de posséder des actions dans certaines sociétés, commerçant avec l’état, soupçonné d’être le gérant de certaines autres, M. Fakhfakh rétorque qu’il faut attendre les décisions de la justice et répète qu’il n’est pas question pour lui de démissionner. Le nombre exact de sociétés varie selon la source et la date, mais le chiffre de cinq sociétés semble vraisemblable. La société dont il a été le plus question, est une société de recyclage de déchets dans laquelle le CDG possède 20% des parts. Ces parts, non déclarées par M. Fakhfakh, lors de son investiture, et découvertes par un des députés,ont vu leurs chiffres d’affaires doubler depuis le début de mars 2020. Dès lors, en admettant que le CDG vende aujourd’hui ses parts, que faire des dividendes engrangés depuis le mois de mars, date à laquelle la déclaration de tous ses biens aurait dû être faite par le postulant à la Kasbah ? L’enquête est en cours, menée par une commission au sein de l’assemblée, par l’instance nationale de lutte contre la corruption et très probablement par une instance judiciaire. Mais, déjà le conflit d’intérêts a été affirmé par Mr Chawki Tabib, le président de l’INLUCC.
Lorsqu’on délaisse les détails pratiques de l’affaire, et l’issue qu’elle peut recevoir, (en l’occurrence blanchir Mr Fakhfakh ou confirmer sa culpabilité), Il est indéniable que tout un pan de l’autorité du CDG s’est déjà effondré. C’est que l’autorité, cette domination non imposée par la violence, possède une dimension symbolique extrêmement forte. Les taches sur l’honneur sont les plus difficiles à effacer, et aucun détergent n’a jusque-là prouvé son efficacité. Comment traîner derrière soi une odeur nauséabonde de conflit d’intérêts et prétendre lutter contre la corruption ? Comment se présenter devant le pôle judiciaire et prétendre demeurer crédible auprès de ses ministres ou devant les citoyens ? Pour imposer une moralité, il faut être soi-même doté d’unemorale irréprochable. Car il est inconcevable (et à la limite grotesque) d’interdire à autrui ce qu’on se permet à soi-même. Sous d’autres cieux, Mr Fakhfakh aurait démissionné dans les trois jours ayant suivi le déclenchement de ‘l’affaire’. En Tunisie, il relève la tête et affirme qu’il restera, fidèle au poste,pendant les cinq années à venir ! Est-ce le laxisme de notre justice, ou les transactions glauques, menées par le président du parlement qui autorisent notre CDG à afficher une telle assurance ?
Toujours dans la rubrique des comportements nuisant au bien public : le projet d’académie de police à Enfidha. Financé par des fonds US, ce projet a été confié à une entreprise turque, alors que les entreprises tunisiennes, non informées du dit projet, n’ont pas soumissionné de dossier et sont donc absentes de l’appel d’offres ! Qui est derrière ce manque flagrant de civisme et cette grossière manigance ? Peu s’en faut que la région d’Enfidha, son aéroport et bientôt son académie de police, ne soit déclarée province ottomane, sous la tutelle ‘d’Erdogan-Bey’ !
Toujours en dévidant nos poupées russes, allons un cran au-dessus : le non-respect de la souveraineté de l’état signe la mort cérébrale de toute morale. Là, les exemples foisonnent, en majorité orchestrés par le mouvement Ennahdha et son chef. Régulièrement, depuis l’accession de Rached Ghannouchi à la présidence du parlement, le voici qui engage la politique étrangère du pays dans des directions choisies par lui-même : contacts officieux avec M. Erdogan, puis, félicitations à Mr Essaraj pour avoir reconquis la région de Tripoli. De tels actes impliquent des orientations politiques, normalement dévolues au chef de l’état et non au président du parlement, encore moins au chef d’un parti politique.
Machiavel n’avait pas raison en réitérant que la morale n’était pas un principe politique. Il faut dire qu’il a baigné dans cette Italie du XVème siècle où les princes agissaient en fonction du but qu’ils s’étaient assignés, en faisant fi de la manière. Mais les théories de Machiavel, vont être rapidement battues en brèche : dans son ouvrage, « l’Emile » Rousseau écrit : « ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront rien à chacune des deux ! »
A cette mort de la morale, les causes sont multiples. Je voudrais en esquisser quelques-unes:
L’époque a changé : désormais, dans les comportements politiques, la réaction aux faits est dictée, non plus par la dialectique, mais par l’idéologie à laquelle adhère tel ou tel acteur politique. Au parlement, un projet de loi est évalué, non pas en fonction de sa valeur intrinsèque, mais selon l’appartenance politique de chaque député.
Or, deux puissants moteurs guident le comportement « idéologique » : le premier moteur est l’émotion et non le raisonnement. Nous vivons une époque où l’émotion est reine. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’en politique, tout comme dans l’administration, les réactions aux faits soient guidées par les émotions. C’est ainsi que l’adversaire politique, investi émotivement, devient très vite un ennemi à combattre, et non un vis-à-vis avec lequel parlementer. Second moteur : l’esprit de clan qui n’a jamais disparu de nos terres, depuis des millénaires,changeant sans doute de forme mais pas de fond : c’est toujours : « mon clan d’abord, même s’il est dans l’erreur. » Ce clan peut être une tribu dont les membres sont parents, une secte religieuse ou un parti politique, le résultat est le même.
Le mal pernicieux dont a souffert la morale depuis des décennies, est, sans conteste, l’effritement dans les consciences, d’une valeur nommée : « bien public ». Le respect dû à la « chose publique », l’entretien que celle-ci réclame, les efforts pour la préserver, tout cela est, peu à peu, parti en fumée. Il est vrai que notre époque conjugue deux manières d’être, en apparence inconciliables, (en apparence seulement) : un individualisme forcené et le besoin de se fondre dans un groupe social, ce qui permet à des comportements irrationnels, grégaires, de ressurgir, laissant loin derrière la rationalité. Ceci n’est pas propre à notre pays et, pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer tous les rassemblements ayant ponctué l’année 2019, et au cours desquels des individus par milliers organisaient des manifestations, réclamant un changement social ou politique et, surtout, cultivant l’art d’être ensemble.
La moralité renaîtra-t-elle un jour ? Sans doute. L’Histoire, tel un balancier, est un éternel retour. En attendant, nous avons, pour tenir, les conflits d’intérêts de l’un, les manigances sournoises de l’autre, les silences glaçants de celui-ci, les passe-droits de presque tous. La vie est belle au pays d’Ibn Khaldoun et l’été s’annonce chaud…
Azza Filali
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excellent article...bien inspiré d'une situation que nous vivons bien avant 2011 mais qui s'est fortement imposée tout au lond de cette dernière décennie...la politique est bien un système de valeurs...Bourguiba s'en est bien inspiré et a tout fait pour instaurer un syst"me moral fort et durable. Ses directives quotidiennes ont bien orienté le peuple tunisien qui croyait fortement aux orientations politique, economique et sociales de son grand leader...Aujourd'hui, nous avons fortement besoin d'un nouveau leader réformiste, modéré, ouvert sur les autres tendances, capable rassembler et de mobiliser les grandes compétences autour de lui afin de sauver ce qui reste.. Sincèrement, je ne vois pas cela dans les prochaines décénnies... attendons que le peuple tunisien nous offrira un jour ce chef attendu.